Libérer le "premier kilomètre"

Zones blanches, zones grises, zones noires : ces cartes géographiques, qui indiquent les territoires auxquels l’espoir d’un raccordement à haut débit est plus ou moins permis, nous deviennent familières. Les petites communes enclavées sont mal parties face aux quartiers d’affaires, et les opérateurs téméraires qui ont cru, à grands renforts de discours et de levées de fonds ambitieuses, présenter une alternative viable, quittent silencieux et dévastés, le champ de bataille. La révolution numérique attendra, les vieux modems ne sont pas si lents, de toutes façons les sites eux-mêmes ne sont pas si rapides… Une ombre de résignation s’étend sur nos villages, qui resteront reliés par des chemins vicinaux au "Village global".

Nous avons intériorisé ces contraintes. Même ce que nous faisons pour les contrer va dans leur sens : qui va assurer la collecte et la desserte ? Qui va payer pour le "dernier kilomètre", pour la liaison entre le dernier poste avancé du monde civilisé (un central téléphonique, généralement) et les habitants des contrées reculées ? L’aménagement numérique du territoire est généralement coercitif, trop souvent curatif, parfois même palliatif. Notre vocabulaire est imprégné de cette vision, produite par les grands opérateurs de télécommunication, et si proche d’une conception autoroutière des échanges. Sans doute subissons-nous plus que jamais le délicat passage de l’ère jacobine des télécoms, au déploiement "en nénuphar", de l’Internet Protocol.
Mais peut-être est-il temps de quitter cette approche bloquante et verticale, de prendre les autoroutes de l’information à contresens.

Parlons plutôt du premier kilomètre, du "Village local", de l’usage par les usagers eux-mêmes. Prenons au sérieux l’idée que l’échange (de la messagerie au peer-to-peer) est aujourd’hui nettement plus important dans la vie du réseau que la diffusion du web (de même que le SMS est nettement plus fort que le wap, que la téléphonie entre usagers a plus de succès que le théâtre radiophoné,…). La philosophie et l’histoire de l’internet parlent d’un réseau porté par ses utilisateurs, de communautés dynamiques qui s’emparent des outils pour leurs propres besoins. L’expérience des télécommunications montre que les principaux échanges sont les communications locales. Demandons-nous si le réseau, au lieu de considérer les usagers locaux comme l’ultime problème, pourrait les considérer comme la première ressource.

La Suède comporte le plus fort taux de connexion à haut débit en Europe. A côté de l’ADSL et des réseaux câblés, les statistiques révèlent une proportion importante, et radicalement originale, d’un troisième type de connexion : les réseaux locaux, de type Ethernet, connectés à des infrastructures communales en fibre optique. C’est le modèle de Stokab, le réseau de la ville de Stockholm, qui a déployé 1 million de kilomètres de fibre "neutre" dans ses sous-sols ; c’est celui de Sollentuna, une banlieue de 70 000 habitants, ou de Tierp, commune rurale de 20 000 habitants répartis sur un vaste territoire, ou encore de petites îles de 100 à 300 habitants où s’implantent des réseaux Wifi, facilitant la connexion locale et le partage de liaisons vers Stokab, par exemple. Mais en amont des réseaux métropolitains (MAN), les Suédois mettent l’accent sur les réseaux suburbains (SAN), au niveau d’un groupe d’immeubles ou de maisons, et les réseaux locaux (LAN), au sein d’un immeuble, portés par les bailleurs, les copropriétaires, les habitants.

Les premiers mètres, les premiers hectomètres, sont les briques de base, c’est là que se trouve la valeur. Bon nombre d’usages, de contenus, de services, sont pertinents à ce niveau. Permettre l’émergence de ces échanges locaux par la mise en place d’infrastructures neutres peut s’avérer un investissement collectif judicieux : si la communauté est active et bien connectée, les opérateurs et les fournisseurs de services s’y raccorderont.

En France, cette logique est bien comprise par les principaux pionniers des boucles locales : Besançon, par exemple, qui avance sur la mise en commun de ressources éducatives ; ou Castres-Mazamet, dont le réseau, desservant les 90 000 habitants de l’agglomération à débits élevés, va se doter de sa propre "infostructure", permettant l’hébergement de ressources technologiques et de contenus sur la boucle locale, accessibles à très haut débit, sans avoir besoin de passer par les goulots d’étranglement du Net.

Car le paradoxe est là : dès lors que le réseau est local, 10 Mps, voire 100 Mps ne sont pas plus difficiles ni coûteux que les 512 K ou 1 Mps de l’ADSL ou du câble. Et dès lors, les nouveaux services arrivent : la téléphonie IP de qualité, la visioconférence, les usages éducatifs en réseau, les usages professionnels multisites, les applications de santé à domicile, … La convergence internet-tv-téléphone quitte le champ de l’utopie pour devenir concrète.

Mais libérer le premier kilomètre, c’est aussi donner aux acteurs locaux les moyens de se constituer une expertise durable, indépendante, et d’investir dans le réseau et les contenus. Dans Castan Blues, sur le rap catalan des Fabulous Troubadours, le penseur de la décentralisation Félix Castan disait à propos de la politique culturelle française  : "La culture devrait être polycentrique. Or nous risquons une double erreur : erreur du centre, qui voudrait diriger la décentralisation ; et erreur des acteurs locaux qui ne haussent pas leur vision".
La remarque vaut sans doute pour l’action publique en faveur de l’internet haut débit ; Aux actions de la Commission européenne et de l’Etat en faveur de "l’internet pour tous" (e-Europe, Pagsi) doivent faire écho des stratégies locales fortes, durables, originales.
Le paradoxe serait que le "local", pourtant principal pilier de la décentralisation d’internet et d’IP et point de contact avec l’usager, ne soit considéré que comme un appendice coûteux, où l’on ira "si c’est encore possible". Il faut donc aider les futurs Pays, les agglomérations à recruter des équipes spécialisées, à construire leur propre stratégie, et encourager tout effort d’orchestration à l’échelle régionale.

Le grand soir du "haut débit pour tous" n’aura probablement pas lieu ; est-ce vraiment un drame, si en échange nous parvenons à donner à tous les moyens de le construire ?

Jacques-François Marchandise,
Directeur du développement de la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING)

Stéphane Vincent,
Cabinet Proposition

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