Entretien avec Nicolas Gaume : « Le jeu en ligne est l’avenir du jeu vidéo »

Interview de Nicolas Gaume, fondateur de Kalisto, avec lequel Frank Beau a choisi de s’attarder sur les facteurs culturels, technologiques et financiers du jeu vidéo, et sur les profondes transformations qu’introduisent les jeux en ligne.

L’industrie française du jeu vidéo vit à la fois une mutation et une crise. Nous avons rencontré Nicolas Gaume, fondateur de Kalisto, le principal développeur indépendant ayant fait les frais de la crise récente du jeu vidéo en France. Nous avons choisi de nous attarder sur les facteurs culturels, technologiques et financiers du jeu vidéo, et sur les profondes transformations qu’introduisent les jeux en ligne.
Cet entretien a été réalisé avant la venue du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin au studio Darkworks, à Paris, le 15 novembre dernier, et l’annonce de mesures en faveur du secteur du jeu vidéo. Nous poursuivrons donc cette enquête, en particulier avec une rencontre d’Antoine Villette, PDG de Darkworks et membre actif de l’Apom (Association des producteurs d’oeuvres multimédia).

Nicolas Gaume fonde Kalisto en 1990. Il est alors âgé de 19 ans. D’abord spécialisée dans l’adaptation de jeux pour Macintosh, Kalisto s’engage en 1992 dans la production de titres originaux, grâce à des financements d’Apple. Son premier succès, Pac-in-Time, dépasse 500 000 exemplaires. Pour consolider sa croissance, Kalisto s’associe en 1995 avec le groupe Pearson et sa filiale d’édition Mindscape. En 1996 Pearson se désengageant du multimédia, Kalisto reprend son indépendance. L’entreprise entre en bourse en 1999. De 80 personnes en 1996, l’effectif atteint plus de 300 personnes en 2002 : Kalisto est alors le premier développeur indépendant dans le monde. On lui doit plus de 44 jeux dont les succès Dark Earth, Nightmare Creatures, Ultimate Race et Le Cinquième élément. Mais la crise boursière donne un coup d’arrêt à cette croissance : Kalisto déposera le bilan au premier semestre 2002, laissant plusieurs projets importants en chantier.

Fing : Y a-t-il réellement une crise du jeu vidéo en France ?

Nicolas Gaume : Oui. Il y a eu en 2000/2001 une crise mondiale du jeu, du fait des transitions technologiques, dans le domaine des consoles. L’attente des nouvelles générations de consoles (PlayStation 2 de Sony, X-box de Microsoft, Gamecube de Ninendo) a fait baisser les ventes de logiciels . Toute la chaîne de production et de distribution a souffert. Or il faut compter entre 2 et 4 millions d’euros pour créer un jeu et quasiment autant pour sa fabrication et sa promotion : ce sont des enjeux assez lourds. La crise a d’abord frappé les éditeurs/distributeurs qui ont réduit leurs investissements chez les créateurs/développeurs.
Aujourd’hui le marché a repris le chemin d’une forte croissance. Mais à l’heure du bilan on constate que les acteurs français du jeu étaient beaucoup plus vulnérables que leurs concurrents étrangers. Cette crise a mis en exergue les difficultés de la création de jeux en France. Celles-ci sont directement liées à l’environnement économique de notre pays : coût du travail élevé, rigidités des règles sociales… pour des sociétés qui doivent adapter leurs cycles d’investissement et leurs plans de charge à une demande qui évolue très vite. Le marché du jeu est récent et relativement barbare. Par sa démarche orientée projet, par la nature de son exploitation, il se rapproche des contraintes financières du cinéma. Mais il ne bénéficie pas du tout des mêmes outils en termes d’organisation du travail ou de financement. Si le cinéma fonctionnait comme nous avec des contrats de travail et des outils de financement classiques, il ne pourrait pas exister en France !
Le fait que le jeu soit, au sens juridique, considéré comme un logiciel et non comme une œuvre culturelle, ne permet donc pas aux entreprises françaises du jeu vidéo, contrairement à celles de l’audiovisuel, de s’affranchir de certaines contraintes, particulièrement en temps de crise. Nos concurrents étrangers, qui n’ont pas les mêmes lourdeurs, peuvent plus facilement survivre que nous.
Les professionnels français n’ont pas tiré la sonnette d’alarme suffisamment tôt ou bien ils l’ont fait en ordre dispersé. Résultats : le nombre de créateurs de jeux français qui survivent est très réduit. Individuellement il y a beaucoup de talents, issus des différentes filières de l’animation, du cinéma, de la technologie, de la programmation, mais ceux-ci ont de plus en plus de mal à trouver en France des sociétés, des structures de production où s’exprimer. La seule solution est souvent de s’expatrier.

Comment se présente le paysage industriel français ?

Il y a d’un côté les acteurs de la distribution, éditeurs et distributeurs, de l’autre ceux de la création. Les majors françaises comme Ubisoft, Infogrames ou Vivendi Universal Games ont acquis des sociétés de distribution dans le monde entier. Ces structures achètent des jeux partout, elles vont chercher des créations aux Etats-Unis, au Japon, en Europe de l’Est ou ailleurs – et de moins en moins en France où le rapport qualité/prix n’est pas suffisamment favorable… Des patrons tels que Bruno Bonnel (Infogrames) et Yves Guillemot (Ubisoft), se préoccupent vraiment de ce que l’on peut faire en France pour continuer à y créer. Mais leurs actionnaires et ceux qui leur demandent des comptes ne cherchent pas à savoir où sont faits les jeux.
Pour ce qui est des créateurs, il subsiste aujourd’hui quelques rares entreprises de bonne taille qui luttent pour garder des sites de production dans notre pays, c’est le cas d’Ubisoft par exemple, et tout un ensemble de petites structures qui sont en général peu connues et qui souffrent.
Dans le domaine de la création, l’urgence est absolue. Cette branche pourrait avoir pratiquement disparu de France d’ici 2003. Et les barrières à l’entrée dans la création de jeux sont telles que tout ce que nous aurons perdu dans la maturation d’équipes de création, si essentielle pour ces œuvres collectives, et dans la constitution de patrimoines méthodologiques et techniques, sera très difficile à regagner.

Comment expliquer l’âge d’or de l’industrie française du jeu vidéo ?

Par une conjonction de facteurs. D’abord il y a eu des éditeurs de jeu particulièrement performants, pertinents, et agressifs commercialement. Pendant que les puissants éditeurs britanniques se préoccupaient d’exister dans leur pays, face à des Américains envahissants, les Français se sont implantés partout en Europe, avant d’aller attaquer les Anglo-saxons sur leur terrain. Des entreprises comme Ubisoft ou Infogrames sont parvenues à réunir des financiers, à faire appel à la bourse plus tôt que les autres.
Ces entreprises en très forte croissance ont cherché dans leur environnement immédiat des ressources pour développer des jeux. Le terreau français s’est avéré particulièrement fertile. Des créateurs comme Frédéric Raynal (Alone in the Dark), des sociétés comme Delphine, ont bien réussi. Kalisto est venu après, nous étions déjà une troisième génération de développeurs. Aujourd’hui ce sont moins les éditeurs français qui souffrent, car ils ont pu prendre des positions internationales, voire acquérir des studios de développement à l’étranger, que le secteur de la création et les développeurs français.

Les développeurs ont-ils souffert de la crise du secteur de l’internet ?

On a fait un amalgame entre tous les secteurs des technologies et des médias, entre les entreprises qui avaient un passé et une expérience et les start-ups. La crise de l’internet a surtout asséché les sources de financement. Pour se développer, une entreprise a besoin de banques et d’actionnaires. Or ces acteurs sont aujourd’hui très attentistes et passifs. Le crack des start-ups internet, qui n’avait rien à voir avec le monde du jeu vidéo, a endommagé une industrie mondiale mature et performante, et qui survivra, même si la crise a été violente.

Les pouvoirs publics français ont-ils conscience de cette situation ?

Certains hommes politiques en ont conscience. Mais au plus haut niveau ça ne leur parle pas. C’est même un univers qui leur paraît associé à des connotations négatives. Mais quand la jeune génération sensible au jeu vidéo aura, dans vingt ou trente ans, des responsabilités institutionnelles, il n’y aura plus d’industrie de la création en France. Ce que l’on perd aujourd’hui, on ne le regagnera pas demain.

Quelles pourraient être les mesures à mettre en place pour sauver le secteur ?

Les professionnels du secteur, réunis dans le Sell (Syndicat des éditeurs de logiciels de loisir) ou l’Apom (Association des producteurs d’oeuvres multimédia), ont des solutions à proposer. Mais leurs propositions se heurtent aujourd’hui à des vraies barrières culturelles.
Reconnaître au jeu sa vraie nature d’œuvre multimédia, pourrait probablement débloquer un certain nombre de choses. Par exemple, la taxe sur les supports vierges, va à ce jour uniquement à la musique et aux films, alors que plus de 40 % des cédéroms vierges sont utilisés pour copier des jeux : ce n’est pas logique. On pourrait très bien envisager d’y prélever de l’argent pour créer un fonds de soutien qui accompagnerait la création de jeu en France. Des pays comme le Québec financent, avec grand succès, la création de jeu – pourquoi pas la France ? Cette seule mesure pourrait orienter des dizaines de millions d’euros vers la création de jeux.
Par ailleurs, le statut des créateurs et techniciens de l’audiovisuel, plus flexible, correspondrait bien à de nombreux métiers de la création dans le jeu. Il faudrait également accompagner les démarches de pré-production (période particulièrement difficile dans notre métier), étendre certains accords de financement de co-productions (comme ce qui existe entre la France et le Canada par exemple), et pourquoi pas solliciter des outils de financement défiscalisés tels que les Soficas, accompagner des banques spécialisées comme Coficiné ou Cofiloisir pour qu’elles financent le jeu… Les solutions ne manquent pas, elles sont assez simples parce qu’elles sont en partie issues de l’organisation financière de l’audiovisuel. La vraie difficulté est de reconnaître au jeu son statut d’œuvre multimédia.

Comment défendriez-vous l’idée que le jeu est un objet culturel à part entière, et non seulement une production informatique de loisir ?

L’évolution du cinéma français récent a montré que l’on pouvait avoir une plus-value culturelle, et en même temps se rapprocher des standards de l’entertainment à l’américaine. Parce que le jeu est par définition un loisir, il ne faut pas lui dénier sa capacité à faire réfléchir le joueur, à enrichir son imaginaire. La nature même du jeu peut d’ailleurs lui permettre d’aller plus loin dans l’interpellation que le cinéma. En effet, le jeu, à la différence du film, ne se structure pas autour d’une histoire, mais autour de l’interactivité, qui donne au joueur un libre arbitre et une capacité de choix très intéressante.
Il est vrai que cette grammaire a d’abord conduit les créateurs à moins travailler les personnages et leurs antagonismes, que les grandes forces qui s’opposent à l’échelle de l’univers du jeu. Les premiers jeux ont donc été, au sens où nous l’entendons en France, peu « culturels » : ils ne traitaient pas de l’intimité de l’homme, de ses dilemmes, de ses questions existentielles, mais d’oppositions plus globales et donc plus manichéennes, plus simplistes. On était en quelque sorte plus proche des « réflexes » de l’entertainment que de la « réflexion », que veut susciter un certain cinéma français. D’autant que les performances limitées des premières machines de jeu ont poussé les créateurs à travailler sur des mécaniques de jeu simples et réalistes. Des mécaniques plus complexes et plus abstraites nécessitent notamment des images plus riches, dans le but de permettre aux joueurs de s’immerger dans de nouveaux référents, d’y cristalliser leurs émotions et leurs idées.
Aujourd’hui, les performances visuelles des ordinateurs et consoles de jeu sont infiniment plus élevées ; les grands repères de la grammaire interactive se sont structurés, et la population des créateurs a vieilli et mûri. Tous ces éléments amènent les jeux à un niveau tel que je n’ai pas de mal à les qualifier d’objets culturels à part entière. Certains jeux de nouvelle génération de jeux poussent ainsi les joueurs à expérimenter pleinement des situations complexes, à réfléchir aux conséquences de leurs actes et non pas seulement, comme dans un film, à regarder passivement les expériences d’un autre.
Je crois aussi, et c’est ce qui me rend particulièrement triste quand je vois disparaître des développeurs de jeux, que ce nouveau média peut amener un certain renouvellement de la création dans notre pays. Des nouveaux horizons culturels s’ouvrent pour une population de jeunes adultes qui ont absorbé de nombreuses images et créations venant d’Amérique ou d’Asie et qui, sur la base de leur héritage artistique et littéraire français, veulent et peuvent créer des jeux qui vont exprimer une différence et séduire des publics étrangers, justement parce qu’ils sont nés dans ce creuset.
A Kalisto par exemple, Guillaume Le Pennec et Frédéric Menne ont bâti de 1994 à 1996, avec toute leur équipe, un jeu d’aventure innovant dénommé Sombre Terre (Dark Earth) qui a non seulement séduit un large public à travers le monde, mais en plus a attiré l’attention de réalisateurs de cinéma tels que Steven Spielberg et Ridley Scott qui en ont acheté les droits pour l’adapter en long-métrage. Ce jeu inspiré d’un univers à la Jules Verne a été influencé par les films anglo-saxons et les dessins animés japonais, de Mad Max à Akira. Au-delà d’un monde futuriste et plutôt sombre au premier abord, nous l’avons imaginé et construit à partir d’une vraie réflexion d’auteur sur ce qu’était la fin du XXe siècle, marqué par la maladie, le chômage, les intolérances, et surtout développer les raisons d’espérer malgré tout. Notre démarche a consisté à utiliser l’imaginaire et le fantastique pour mieux traiter de questions telles que la responsabilité de l’être humain, le rejet de l’autre ou les croyances. Le joueur peut terminer Dark Earth avec succès de nombreuses façons, ses choix aboutissant à des fins bien différentes. Nous souhaitions pousser le joueur à réfléchir aux conséquences de ses décisions en le confrontant à ces différentes fins. J’ai adoré produire et m’impliquer dans ce jeu avec Guillaume. Nous avons eu le plaisir de bâtir et d’imaginer des thématiques, des univers que nous n’aurions jamais pu aborder au cinéma ou à la télévision.
Imaginer un jeu, une histoire, des personnages, des quêtes, exprimer des doutes, des espoirs, bâtir un univers visuel différent et séduire plus d’un demi-million d’acheteurs à travers le monde, dont Spielberg et Scott, tout ceci depuis Bordeaux, en France, je ne crois qu’aucun autre média ne nous aurait permis de le faire.

Du point de vue d’un créateur/développeur, qu’est-ce qui caractérise le travail de création dans le jeu vidéo ?

Un jeu vidéo est vraiment une œuvre collective. Sa création repose sur un échange permanent, et à la limite, si un auteur prend le dessus sur un autre, il peut détruire les potentialités créatrices de l’ensemble. Autant que le game designer qui travaille sur les mécaniques de jeu, le programmeur est un véritable créateur même si son langage est plus mathématique. C’est la qualité de l’interaction au sein d’une équipe qui fait la qualité de l’interaction proposée aux joueurs. C’est pour cette raison que quand les Américains et les Japonais viennent débaucher des gens en France, ils préfèrent prendre des équipes entières. Bâtir une équipe de création est long et difficile. Et ces équipes françaises de talent qui disparaissent aujourd’hui seront très difficiles à reconstruire demain pour atteindre le niveau de qualité auquel sont maintenant parvenues les meilleures équipes américaines, anglaises et japonaises.
Cette alchimie collective est dure à obtenir. La création a vraiment évolué dans les années 90. Les pionniers, Frédéric Raynal, Eric Chailly, étaient à la fois programmeurs, graphistes, concepteurs, musiciens et portaient leurs jeux quasiment seuls. Cela n’a plus été possible à partir de 1994-1995, car la quantité de données visuelles et sonores et la complexité technologique ont fait un bond en avant phénoménal. Bien sûr, le chef de projet porte une vision, mais dans la phase de conception il a d’autres créateurs autour de lui qui s’approprient cette vision pour l’altérer, la développer et le restituer aux autres membres de l’équipe qui continuent ce cycle, sans un fil conducteur de production exagérément contraignant, comme dans le cinéma.

D’un côté on appelle à reconnaître le statut d’auteur de jeux et d’un autre côté, il s’agit d’une œuvre collective ?

Je dis simplement que l’auteur d’une œuvre, c’est la réunion de ces créatifs. Il faut les mettre en avant ensemble. Il existe des solutions juridiques pour traduire le travail d’une équipe, le statut des œuvres collectives par exemple. Il n’y a pas de raison que l’on ne puisse pas trouver des équivalences dans le jeu, en tenant compte de ses spécificités. A l’heure actuelle, tous les créateurs sont salariés. Il n’y a pas de droit d’auteur. La reconnaissance des auteurs sera bénéfique aux créateurs et aux producteurs et donc à la qualité des jeux produits en France.
D’un point de vue plus philosophique, la notion d’auteur a, en France, tendance à enfermer la création dans un statut de vérité absolue. L’auteur bâtit son œuvre puis doit ensuite en préserver l’intégrité. Le jeu prend un parti différent. Sa condition même d’existence réside dans l’acte d’échange. L’un des acteurs de la création transmet son travail et ses idées à un autre pour qu’il les altère et les enrichisse puis les transmette à son tour. Au final, ce sont les idées d’une équipe de créateurs qui rendront le jeu intéressant pour le joueur. Cet acte d’échange rend la création de jeu plus proche de la culture de l’internet que de des médias issus de la narration.

Il me semble que dans le jeu vidéo il y a deux dimensions supplémentaires à prendre en compte par rapport au cinéma, à savoir la partie du joueur, et le joueur lui-même en tant qu’interprète. Cela pose d’autant plus de questions avec les jeux en ligne où le joueur contribue à l’évolution de l’univers.

Etant moi-même joueur, ma profonde motivation depuis les débuts de Kalisto a toujours été de mettre le joueur au cœur des expériences que nous imaginions. Les évolutions technologiques des huit dernières années ont été très importantes et rendent l’expérience de jeu plus immersive. D’un environnement offline et technologique, on évolue vers un environnement visuel et online. Cette évolution bouleverse effectivement la façon dont on construit les jeux.
Les créateurs des jeux ont d’abord été contraints d’expliciter le processus de création, qui restait encore, dans les années 90, très implicite. Il s’est ensuite agi de l’enrichir de l’expérience des secteurs de la création plus matures. Le domaine comment tout juste aujourd’hui à structurer sa méthodologie propre. C’est ce qui m’a rapproché de réalisateurs de cinéma, de game designers américains comme Mark Cerny ou Ron Gilbert, japonais comme les créateurs de Final Fantasy – ou en France, de créateurs de jeux de rôle comme Frédéric Weil de MultiSim. Nous souhaitions trouver les techniques appropriées à la nouvelle grammaire des jeux.
Cette écriture va se libérer véritablement avec les jeux en ligne et les consoles des générations futures. Quand on arrivera à des machines de jeu puissantes, connectées, comme la troisième Playstation, la deuxième X-box, l’auteur deviendra véritablement le joueur. Nous deviendrons des animateurs, des « proposeurs », chargés d’ouvrir des chemins à l’imaginaire. Nous bâtirons un cadre et provoquerons des situations et au final, nous suivrons les joueurs dans leurs décisions et les nouveaux chemins qu’ils créeront. Cela se rapproche de la pratique du jeu de rôle. Cette évolution posera de nouvelles questions de conception. Avec les jeux off line, le joueur s’approprie des chemins prédéfinis mais il ne peut pas créer les siens propres. Certains jeux permettent de bâtir de nouvelles expériences avec des éditeurs de niveaux et des plug-ins, mais cela nécessite pour le joueur un certain investissement. Sur l’internet, les expériences sont communautaires et en temps réel. On retrouve dans les premiers jeux en ligne des comportements sociologiques instinctifs qui peuvent se cristalliser et faire évoluer le jeu sans travail de production supplémentaire. Je pense par exemple à la fameuse manifestation des premiers joueurs d’Ultima on line. Peu convaincus des premières moutures du jeu, ils ont réuni un jour leurs avatars devant celui du concepteur du jeu et les ont mis à poil en criant : « On veut des scénarios, on veut des scénarios ! ». Ensuite certains ont commencé à fabriquer leur propre jeu dans le jeu, des systèmes de négoce, de reconnaissance, des sociétés secrètes, des quêtes, etc. Cela devient extraordinaire.
L’approche asiatique est un peu différente. En Corée, avec Lineage, on observe des comportements fascinants. Ce jeu a ouvert le champ et encourage la créativité des joueurs. Quand on aura du haut débit, ce sera encore plus passionnant, on pourra aborder des sujets très profonds. Bien sûr, cela posera de nouvelles questions sur la responsabilité des producteurs et des exploitants, mais les perspectives sont immenses.

Le jeu en ligne constitue t-il une nouvelle donne économique et culturelle ?

Oui, parce qu’il restructure le rapport au jeu. Il s’agit d’une nouvelle donne dans la façon dont se crée le jeu et dans la façon dont on l’expérimente. De nouveaux liens vont s’établir entre les architectes de l’expérience et les joueurs qui la vivent. Cette transformation va redéfinir la chaîne de valeur entre éditeurs, développeurs, distributeurs, magasins et presse spécialisée. Elle va probablement bouleverser de nouveau toutes les mécaniques de financement des jeux.
Tous les jeux massivement multijoueurs ne seront pas formatés sur le modèle des Everquest ou Asheron’s Call d’aujourd’hui. Je peux parler par exemple du projet que nous avions à Kalisto, Ultimate Race. Nous avions acheté à deux créateurs visionnaires, Jacques Levasseur et Gérard Benkel, un brevet protégeant le principe de participer virtuellement, en temps réel, à des événements sportifs. Imagine-toi devant ta télévision un soir. Tu y entends parler d’une course de voiliers en solitaire. Tu te connectes sur notre site : d’abord, dix minutes de plaisir à fabriquer ton bateau, choisir ta coque, tes voiles, etc. Tu te lances dans la course. Tu dois faire des choix stratégiques. Tu regardes ce qu’ont décidé les concurrents. Six bateaux sont en lice, dont cinq prennent la voie du sud vers les alizés, les courants. Mais Loïc Perron part vers le Nord. Tu consultes la météo, le temps est changeant, tu te dis que Loïc va réussir à attraper de l’air par le nord, accrocher les bourrasques, rattraper tout le monde. Tu décides à le suivre, et orientes ton bateau vers le nord. Le lendemain matin ton téléphone portable t’appelle, pour t’expliquer, en temps réel, que ton bateau vient de tomber dans un trou d’air. Qu’est-ce que tu décides ? Tu es plongé dans l’action. C’est un exemple d’expérience monojoueur en ligne.
Le jeu massivement multijoueurs n’est qu’une des composantes du jeu en ligne, et il y aura des typologies de jeux très différentes. Au final c’est ce lien nouveau entre l’environnement et le joueur, cette capacité à creuser l’expérience et à la redéfinir qui fait que le jeu online est l’avenir du jeu.

Le haut débit va-t-il déboucher selon vous sur de nouveaux usages du jeu vidéo ?

Le haut débit tient moins à l’échange client-serveur, qu’à l’échange entre les joueurs. Plus tu as du débit, plus tu peux échanger d’infos entre les joueurs, plus tu permets aux joueurs de bâtir leurs propres expériences, de s’affranchir de ce que le concepteur initial leur a proposé et d’enrichir une communauté. Nous avions la 2D pour l’écriture linéaire, la 3D pour l’écriture interactive, les jeux on line c’est de la 4D.
Outre le fait que le haut débit permettra un jour de se passer d’un support physique initial (CD-Rom, DVD-Rom), la vraie révolution résidera dans l’enrichissement des échanges entre les joueurs. Ce sera du « massivement peer to peer », si l’on peut dire. Je pourrai parler avec vingt-cinq personnes sur une place ou faire un aparté avec certaines d’entre elles, sans empêcher le groupe de vivre des choses en commun. Le haut débit suscitera l’émergence de genres de jeu nouveaux qui seront liés à cette confrontation, à cet aspect social. Nous, joueurs, serons de plus en plus sollicités, non plus sur notre capacité à rêver, mais à imaginer. Les joueurs de demain auront peut être davantage cette capacité à construire sur leurs rêves. Nous devons réfléchir à la responsabilité de ceux qui créeront de ces loisirs de demain, et en même temps il faut imaginer pour le meilleur, que cela amènera des façons de fonctionner, d’apprendre, d’expérimenter, sans commune mesure avec ce que proposent aujourd’hui les outils de communication, d’information et d’éducation de notre société.

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