Chercheurs en sciences humaines et collectivités territoriales : un échange nécessaire et fertile

Les travaux de la recherche publique peuvent-ils être utiles aux politiques publiques TIC ? Les acteurs territoriaux ont-ils un rôle à jouer dans la stimulation et l’amélioration des conditions de ces travaux ? Comment surmonter les différences et inventer les modalités d’échange entre savoirs d’expérience et savoirs d’expertise ? Ces questions sont au cœur des échanges qui s’ouvrent depuis quelques semaines entre membres des diverses communautés. Ces questions, en partie classisques, prennent, un relief particulier dans le champ des TIC : les politiques de recherche ont largement privilégié les « sciences de l’ingénieur » et la recherche technologique ; la pression, souvent fictive, de l’urgence a fait perdre de vue le « temps long » et laissé croire que le travail des chercheurs avait nécessairement des années de retard sur le réel ; les stratégies territoriales se confrontent en ce moment à des problématiques humaines et sociales pour lesquelles les outils d’analyse font défaut.

Les choses ne sont pas si simples et les écueils abondent : les collectivités territoriales engagent des moyens sur des études, confiées à des consultants (ou à des chercheurs, qui sont vus parfois comme « mercenaires » par leurs pairs), sur des observatoires (dans lesquels les chercheurs n’ont pas souvent leur place), sur des évaluations de politiques publiques, où il reste difficile de mordre la main qui nourrit. Un technicien territorial qui veut faire appel à la recherche sera considéré comme fantaisiste ou rêveur, à moins d’une argumentation musclée sur l’urgence de la connaissance et de la compréhension. Les chercheurs engagent des travaux sur les projets territoriaux, l’e-administration, la fracture numérique, et de nombreux autres domaines de l’action publique, mais sans nécessairement parvenir à accéder aux données, sans financement, sans reconnaissance de leur apport ; et dès qu’ils s’engagent dans une voie trop proche du travail de commande, ils courent le risque d’être instrumentalisés. Les parcours académiques n’incitent guère à une plus grande hybridation ; et les travaux des chercheurs sont le plus souvent connus de la seule communauté scientifique, et à l’intérieur de leur champ disciplinaire. En réalité, seuls une poignée de chercheurs sont identifiés par les acteurs territoriaux, comme étant les référents obligés sur « les usages », « la e-démocratie », « l’économie des réseaux », et invités ici et là à parler de tout. Ce vedettariat inconfortable n’est guère fertile. Enfin, et c’est probablement l’écueil le plus redoutable, les préoccupations opérationnelles des acteurs ne sont pas souvent compatibles avec la logique du doute indispensable au travail de recherche. Si le chercheur renonce à sa position « externe », il perd en pertinence. Mais cette position peut inquiéter et déstabiliser.

La connaissance mutuelle est un point d’entrée incontournable ; et il est vrai que pour les acteurs professionnels, la première question face à la recherche est « qui fait quoi ? ». Se connaissant relativement bien à l’intérieur d’une discipline, les géographes, les sociologues, les économistes, les cogniticiens, les chercheurs de toutes les spécialités (information et communication, sciences politiques, sciences de l’éducation, droit, etc.) ont peu d’échanges interdisciplinaires (signalons l’existence depuis 3 ans du Groupement de recherche TIC et société et la tenue en ce moment à Lyon du colloque « société de l’information » du CNRS, permettant une présentation de nombreux travaux de recherche entrepris depuis 4 ans). A fortiori, le besoin des acteurs territoriaux est souvent généraliste ou multispécialiste et ne trouvera que difficilement un accès aux ressources et travaux, aux laboratoires, aux chercheurs eux-mêmes. Peu visibles en ligne, les chercheurs rechignent parfois à faire ce travail « supplémentaire » que constitue la production de synthèses et d’articles de vulgarisation – comme le fait avec une belle régularité Marsouin, le Môle Armoricain de recherche sur la société de l’information et les usages, par exemple, mais aussi des professeurs ou des doctorants s’affranchissant des difficultés de la diffusion de la production scientifique et proposant de nouveaux modes de reconnaissances de leurs travaux.

Malgré ces difficultés, il nous semble que l’apport des chercheurs est indispensable pour les acteurs territoriaux. D’abord parce que, décentralisation oblige, ils doivent se doter eux-mêmes des outils d’analyse et de compréhension que pouvaient jadis leur apporter des organismes nationaux, et qu’ils disposent des leviers financiers pour mener des politiques de recherche (il faut donc que les équipes « TIC » et « Recherche » engagent l’échange, ce qui ne se fait pas toujours). Ensuite, parce qu’en l’absence de cet apport de formalisation, d’analyse et de réflexivité, les TIC sont très rapidement submergées par le discours de l’offre (de technologie, de réseau, de services,…), au risque, pour les territoires, de ne mener que des politiques d’aide à la vente d’internet, sans fertilité sociale et territoriale. Sur ce plan, les chercheurs ont la faculté d’observer et d’analyser le réel, et d’en tirer des enseignements parfois contre-intuitifs, qui peuvent conduire à réorienter substantiellement les stratégies publiques. Pour les territoires, les questions du moment sont notamment des questions économiques, de gouvernance, d’appropriation ; elles se posent quand ils déploient les Environnement numériques de travail (ENT) dans les établissements scolaires, quand ils mettent en place des plateformes d’e-administration, quand ils investissent sur les réseaux, quand ils s’interrogent sur l’avenir des communes rurales, quand ils se préoccupent de l’engouement des jeunes pour le peer-to-peer, les jeux, la téléphonie mobile, les blogs. Sur tous ces sujets et bien d’autres, des chercheurs français et européens travaillent en ce moment. Rendre accessibles ces travaux, faire émerger ces besoins, améliorer les modalités de ces échanges : assurément, la Fing jouera son rôle dans ces domaines.

Jacques-François Marchandise

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Chercheurs et territoires intéressés par cette démarche peuvent venir rejoindre le groupe de travail de la Fing. Vous trouverez également sur cette page de présentation les enregistrements sonores de la première rencontre qui a eu lieu le 14 avril dernier. Signalons enfin que la Fing présentera la démarche « Chercheurs et territoires » lors de la table ronde consacrée aux Observatoires, lors des rencontre Ianis, à Lille, les 13 et 14 juin 2005.

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0 commentaires

  1. depuis plusieurs mois je lis la lettre de la Fing avec plaisir, j’y apprends des choses intéressantes même si elles ne me concernent pas directement. J’apprécie la clarté limpide de la plupart des éditos, par ex. l’avant-dernier de D. Kaplan. Pour celui d’aujourd’hui, permettez-moi de dire que je n’ai pas compris de quoi parlait l’auteur avant le dernier pargraphe. C’est dommage. Il fallait être au fait des préoccupations du rédacteur pour rentrer dans le sujet au départ, ce qui n’était pas mon cas. Finalement, en tant qu’utilisatrice des sites des collectivités locales (conseil régional, DIREN (oups, c’est un ministère), …) je trouve qu’ils communiquent assez bien sur le net. où est le pb ?

  2. Encore une bonne initiative de la FING car je veux bien confirmer que sur le terrain il faut déjà trouver quelqu’un qui sait qu’il y a des chercheurs qui bossent sur le sujet ! Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que j’ai récemment blogué sur Y’a t’il quelqu’un pour parler des usages à propos de l’aménagement numérique du territoires.
    Mais il ne suffira pas de donner de la visibilité à ces travaux, il faudra aussi les rendre exploitables sur le terrain. Les chargés de mission au sein des territoires n’ont pas énormément de moyens et de temps. Par ailleurs, Jacques-François, en tant que consultant je peux te dire que de la collaboration, et dans les deux sens, avec les chercheurs sur le sujet, je n’attend que ça !

  3. >Pour Sylvie Bénezeth : désolé si j’ai manqué de clarté, je serais ravi de préciser mon propos si des points vous paraissent obscurs. Le principal malentendu semble concerner les politiques publiques territoriales : leur effort ne consiste pas principalement à « communiquer sur le net », ce qu’elles font très bien pour certaines. Il s’agit aujourd’hui de mener des investissements structurants, de développer des nouveaux services, de transformer des politiques classiques (éducation, formation, présence des services publics, développement économique,…), de se préoccuper des inégalités d’accès et d’appropriation. Sur beaucoup de ces sujets, les élus et les responsables territoriaux se sentent insuffisamment armés. C’est là-dessus qu’il me semble que la Recherche mène des travaux qui peuvent s’avérer utiles, si ils sont connus. Nous essaierons d’illustrer cela par l’exemple dans nos travaux des mois qui viennent.
    > Pour Alexis Mons : en effet, l’une des difficultés est de trouver les chercheurs (qu’ils n’hésitent pas à se signaler !), une autre est d’établir les passerelles, de savoir lire et utiliser leurs travaux. Les consultants jouent parfois déjà un rôle en la matière; qu’ils n’hésitent pas, aussi, à nous indiquer les chercheurs dont ils trouvent les travaux éclairants. Merci de ton soutien à cette démarche !

  4. Je comprends tres bien les arguments développés dans l’article, ayant toujours trouvé beaucoup d’avantages à travailler à la croisée de l’administration active (dont celle de la DG Collectivités locales) et de la recherche. Mais nous sommes tres rares hélas à considérer que l’administration est une source de questions, de données, d’expertises, d’hypothèses nouvelles indispensables pour le travail des chercheurs en Sc Po, Droit, Sociologie. J’allais dire surtout maintenant que les TIC impliquent de nouveaux types d’organisation, d’institutions, de procédures, de compétences. Mon labo est le Centre de recherche en sciences administratives (CERSA)… Cependant la critique faite sur le cloisonnement entre Collectivités locales et recherche s’applique aussi à l’Administration centrale.
    Je suis donc prête à en discuter; Et à échanger des expériences aussi passionnantes que nos implications dans l’écriture du droit, l’aide à la décision municipale, l’analyse des forums et des faqs … sans compter les demandes non satisfaites de transferts d’expériences des administrateurs territoriaux dans les enseignements du type DESS à l’université.
    Comment inventer de nouveaux types de métiers, fonctions, discours, collaborations quand en France les fonctionnaires que nous sommes sont aussi bridés (au lieu d’être dynamisés) par les concours très disciplinaires, les protections très statutaires. A quand aussi l’Europe des agents des collectivités territoriales formés à d’autres cultures européennes?
    Faisons nous des propositions croisées!
    Danièle Bourcier
    directrice de recherche
    CERSA- Responsable du Réseau national pluridisciplinaire
    « Droit et Systemes d’information »