Ce texte de Pierre Mounier a été originellement publié sur le blog d’Homo-numericus.net, un site qui s’intéresse aux rapports des nouvelles technologies et de la société. Malgré son côté très work-in-progress nous avons souhaité lui offrir une nouvelle visibilité car la réflexion qui le sous-tend nous éclaire d’une manière limpide sur l’avenir de la mise en réseau des institutions de recherche et d’enseignement supérieur.

Depuis quelque temps, je m’intéresse à ce qu’on appelle un peu pompeusement le Web 2.0. Comme cela a été dit, la notion est assez floue et recouvre plein de choses assez différentes. Ou plutôt, on voit bien qu’il s’agit d’un même phénomène, mais aux multiples dimensions. Certains insistent sur la dimension technique, d’autre sur les pratiques éditoriales, d’autre encore sur la dimension sociologique.

Plus récemment, j’ai suivi attentivement ceux qui essayaient d’imaginer ce que pouvait donner le Web 2.0 dans le cadre éducatif. On peut s’intéresser aussi à ce que cela pourrait donner dans un contexte de recherche en sciences humaines et sociales (Un nouveau tableau pour Marin, donc). François Briatte de son côté manifestait récemment (et en a remis une couche) son impatience/énervement en consultant HAL SHS. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est vrai, ArXiv, Nature avec Connotea, ou, plus près de nous (de l’autre côté du Channel), CiteULike ont déjà entamé la révolution.

Je suis au début de mes interrogations sur le sujet. J’essaie donc de poser des questions et de faire des remarques constructives, sans garantie de clarté. Attention, ceci n’est pas une synthèse, vous risquez de perdre votre temps  ; je vous aurai prévenu  :

Premier point, le Web 2.0 repose sur des technologies que les utilisateurs ne connaissent pas encore. Typiquement, le format RSS dont Nielsen/Netratings nous a dit récemment qu’il était utilisé par 10 % des internautes. Le ratio doit être encore plus faible dans les communautés auxquelles je m’adresse.

Par ailleurs, il faut bien comprendre que les révolutions en cours, et surtout celle du Web 2.0, ne sont pas, mais alors pas du tout, des révolutions purement techniques accessibles aux seuls geeks. C’est exactement le contraire qui se passe. Qu’on en juge  : du temps du Web statique, il fallait être un vrai geek pour mettre ne serait-ce qu’une seule page sur le web  : FTP + balises HTML codées à la main. Avec l’arrivée des CMS, il faut être un peu geek au début (lors de l’installation du système), mais très peu ensuite. Lorsqu’arrivent les blogs, on passe à l’ère du presse-boutons pur  : aucune compétence technique n’est exigée. Les autres outils qui se développent dans la foulée  : bloglines, del.icio.us, flickr, sont accessibles à quiconque sait ouvrir un navigateur (ce qui ne signifie pas que cette connaissance soit suffisante).

Une des caractéristiques les plus frappantes du Web 2.0, c’est qu’il est centré sur l’utilisateur  ; c’est le triomphe de l’individualisme  ! (mais pas de l’individualisme atomisé, j’y reviendrai dans un autre billet) et ceci a des conséquences énormes sur la manière dont les institutions de recherche et d’enseignement supérieur devront se positionner dans leurs rapports aux individus sur ce plan. Nous sommes par exemple un certain nombre à avoir essayé de convaincre les chercheurs d’évoluer depuis leur page perso vers des systèmes plus centralisés, plus collectifs, comme, par exemple, des archives institutionnelles où ils pouvaient déposer leurs publications. Je me demande maintenant s’il ne faut pas faire machine arrière finalement.

Une autre manière d’aborder la question est d’établir la typologie suivante  : en SHS, on a les unités organisationnelles suivantes  : les individus (les chercheurs ou, plus souvent, les enseignants-chercheurs), les collectifs (thématiques, disciplinaires), les institutions de recherche et d’enseignement supérieur. A chaque niveau, on a des formes éditoriales web spécifiques  : la page perso jusqu’à présent pour l’individu, les revues et archives thématiques pour les collectifs, les sites institutionnels, archives institutionnelles et ENT pour les institutions. Pour ma part, je reste persuadé que les réticences d’un grand nombre de chercheurs en SHS à utiliser et s’approprier des dispositifs informatiques sont, pour l’essentiel, dues à des problèmes de négociation sur cet articulations de l’individu , des collectifs de recherche et des institutions qui financent tout cela.

En gros, pour dire les choses brutalement, ces sont souvent les institutions qui financent et mettent en place ces dispositifs. Elles s’adressent ensuite directement aux individus (les chercheurs), quelquefois en court-circuitant les collectifs de recherche d’ailleurs, en leur proposant d’entrer dans leur machine (leur portail, leur ENT, leur base de publications, leur base documentaire). Mais sur le plan académique, c’est tout le contraire qui se passe, puisque ce qui est valorisé dans le déroulé de carrière d’un chercheur, c’est au contraire la production individuelle, dont le sommet est la monographie. Il y a comme une distorsion  ; et il suffit quelquefois de voir combien certains chercheurs, parmi les plus avertis sur ces questions peaufinent amoureusement leur page perso en statique chez un hébergeur gratuit (avec leur cv, leur liste de publications, leurs goûts artistiques (la reproduction de tableau comme topos de la page perso de chercheur)) pour dédaigner les beaux systèmes documentaires sophistiqués que leur vendent leur établissements de rattachement, au grand dam des professionnels qui les ont mis en place. C’est que souvent ces professionnels oublient de se demander ce qu’un chercheur peut bien gagner en terme de visibilité personnelle par exemple, à se laisser aspirer par la grosse machine institutionnelle.

Dans ce contexte, le Web 2.0 m’a l’air très intéressant, car intelligemment pratiqué, il ouvre la voie à une forme de conciliation entre les différents niveaux. Les niveaux individuels et communautaires sont bien servis par les blogs , les signets, documents et bibliographies partagés. Et les institutions  ? Je me demande si elles ne doivent pas effectuer une sorte de révolution copernicienne au niveau des services web qu’elles peuvent rendre, en ne considérant plus le système (documentaire, d’information, web) comme étant au centre de la photo (avec les chercheurs qui viendraient se brancher dessus), mais bien plutôt les individus et les collectifs de recherche (parfois très éphémères et informels). Concrètement, cela signifie, d’abord offrir des services et outils centrés sur l’utilisateur, puis, dans un deuxième temps, faire émerger une représentation globale, institutionnelle de la masse d’informations qui a été produite en son sein. Autrement dit, laisser les chercheurs faire leur page perso, tenir eux-mêmes leur biblio, construire des communautés sur leurs thèmes de recherche, par le biais de tout un tas de services (d’hébergement, d’alertes, de biblio, de recherche) offerts par l’institution, tout en veillant à une circulation possible des informations de différentes natures entre tous les services proposés, de manière à pouvoir en fin de compte, à la fois assurer une capitalisation de l’information et en donner une représentation globalisée (et éventuellement sélectionnée) qui réponde au besoin de visibilité de l’institution à un autre niveau.

Bon, tout ceci n’est pas clair . Il faut que je développe des exemples concrets pour tester la validité de l’intuition. A suivre donc. Si vous avez un avis sur la question, n’hésitez pas. Les commentaires sont ouverts.

Pierre Mounier

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