« Civilisations numériques », première : Conquêtes et conflits

Les 6 et 7 octobre, se sont tenus à Margaux les 1ers « Entretiens des civilisations numériques » (Ci’Num), organisés par AEC en collaboration avec la Fing. Pendant deux jours, autour de 11 intervenants internationaux , 80 participants ont débattu des enjeux mondiaux des « civilisations numériques », autour du thème « Conquêtes et conflits ». Synthèse.

Les 6 et 7 octobre, se sont tenus à Margaux les 1ers « Entretiens des civilisations numériques » (Ci’Num), organisés par AEC en collaboration avec la Fing. Pendant deux jours, autour de 11 intervenants internationaux , 80 participants ont débattu des enjeux mondiaux des « civilisations numériques », autour du thème « Conquêtes et conflits ». La seconde édition (6-7 octobre 2006) s’intitulera « Visions et décision » et sera précédé d’un travail ouvert et international de construction de scénarios d’avenir.

Les échanges de la première édition de Ci’Num ont été particulièrement denses et riches et toute tentative de synthèse ne peut être que réductrice et subjective. Aussi préférons-nous proposer des éléments de réflexion autour de 7 idées, 7 ensembles de mots-clés. Ces notes rédigées « à chaud », au sortir des entretiens, ont un caractère un peu brut. Nous le revendiquons : s’ils vous incitent à réagir, compléter, corriger, digresser – bref, intervenir -, elles auront rempli leur objectif.

Vue d\'ensemble CiNum 2005 - Photo Agence Appa

« Nouveau » – Nouveau cycle technologique, nouveaux possibles, nouveaux risques

Nous entrons dans un cycle technologique marqué par la disparition d’un certain nombre de frontières auxquelles nous sommes tellement habitués que nous avons fini par les considérer comme naturelles :

    Entre le naturel et l’artificiel (même si l’on peut arguer que dans notre monde développé, il reste peu d’éléments qui ne doivent leur existence, leur forme ou même leur préservation à la main de l’homme),

    Entre le mécanique et l’organique,

    Entre le numérique et le physique.

La « méta-convergence » des sciences et techniques de la matière (nanotechnologies), de la vie (biotechnologies) et de l’information (technologies de l’information et sciences cognitives) résume ce changement de paradigme. L' »intelligence ambiante », autrement dit la dissémination de puces dans l’environnement, les objets et les corps, et leur articulation au travers de réseaux omniprésents et « sans couture », le préfigure aujourd’hui.

Le potentiel transformateur de ces technologies est considérable. On les imagine capables de résoudre la crise énergétique, d’accompagner le vieillissement de la population, de révolutionner les affaires militaires, de prévenir les catastrophes naturelles ou d’en contenir les dommages… mais aussi d’augmenter nos capacités physiques et mentales ou de prévenir les maladies congénitales.

La puissance que nous confèrent ces nouveaux outils soulève cependant des questions difficiles. Les mieux documentées concernent le respect de la vie privée et les dommages pour l’environnement ou la santé. Moins évidentes et plus troublantes, d’autres questions émergent, à commencer par les limites à apporter à notre propre transformation, et l’égalité d’accès à des technologies. Ou encore, à la possibilité toute simple de désactiver, de déconnecter, de se masquer, de passer en « mode manuel », de fonctionner en cas de panne…

« Energie » / « Pouvoir » (power)

Des technologies qui touchent ainsi à l’essentiel soulèvent nécessairement des enjeux de pouvoir. Elles posent des questions proprement politiques, mais à une échelle qui dépasse de loin celle du « monde politique ».

L’enjeu énergétique résume à lui seul la manière dont s’expriment ces enjeux. L’énergie, par sa disponibilité et par les effets de son utilisation, constitue aujourd’hui l’une des principales limites physiques auxquelles l’humanité se heurtera à court terme. A modèle de développement constant, la rencontre entre le développement rapide de l’Asie et la défense par l’Occident de son style de vie peut difficilement ne pas déboucher sur un conflit – certains diront même que le conflit a déjà commencé… Les défis économiques soulevés par la Chine et l’Inde pourraient se résoudre à mesure que ces deux pays-continents accèdent à la consommation ; mais les défis énergétiques, non.

La technologie proposera probablement dans quelques années des moyens de repousser assez loin ces limites. Mais il ne suffira pas de maîtriser de tels outils pour les appliquer, pas plus qu’il ne suffit de savoir contrôler le virus du Sida pour éviter un massacre en Afrique. Les questions de propriété, de gouvernance, d’équilibre géopolitique et géo-économique, déterminent l’avenir aussi puissamment que le progrès des connaissances. En influant sur le financement de la recherche, ses applications ou l’accès aux brevets, elles peuvent en partie orienter ce progrès lui-même.
Qui plus est, les mêmes technologies qui pourraient nous aider à sortir par le haut de la pénurie d’énergie et du réchauffement climatique, contribuent aujourd’hui à empirer la situation, par exemple en développant la mobilité des personnes et des marchandises ou encore, en favorisant une croissance non maîtrisée de la consommation électrique par la multiplication d’appareils électroniques qui ne s’arrêtent jamais.

Il n’existe pas de réponse purement scientifique et technique aux défis d’aujourd’hui, toute réponse est aussi, voire avant tout, politique.

« Collaboration »

Qu’on le regrette ou non, on peut légitimement douter de la capacité des institutions nationales, européennes ou multinationales à parvenir à des décisions politiques dans des domaines aussi complexes et conflictuels – et plus encore, à influer sur les comportements réels de millions d’entreprises et de milliards d’individus (dont beaucoup sont d’abord occupés à nourrir leur famille et se préoccuperont de la planète après…).

Peut-on attendre mieux de formes nouvelles d’action collective et de débat public ? Depuis plusieurs décennies, on constate une évolution vers des formes d’engagement de plus en plus ponctuelles, thématiques, proches du quotidien, changeantes mais pas nécessairement moins intenses. Dans le même temps, des communautés à dimension « identitaire », religieuses, ethniques ou culturelles, jouent un rôle croissant dans la vie collective, depuis la gestion du quotidien jusqu’au plan politique.

Les réseaux donnent aujourd’hui à ces formes d’action commune des outils pour s’organiser, pour s’insérer dans les rythmes de la vie quotidienne, pour durer et pour passer à l’échelle : on pense au rôle des réseaux après le tsunami ou Katrina, aux campagnes électorales américaine et espagnole, à la « révolution SMS » aux Philippines, mais aussi à la folle ambition de l’encyclopédie Wikipedia ou encore, au processus totalement non-hiérarchique de préparation de rassemblements aussi massifs et hétérogènes que les Forums sociaux mondiaux.

A côté d’innovations « dures » provenant de la physique et de la chimie, on voit aujourd’hui fleurir des innovations plus légères, centrées autour du web, rapidement adoptées par de larges communautés d’utilisateurs, et dont la caractéristique principale est relationnelle : blogs, wikis, folksonomies [taxonomies produites par les utilisateurs eux-mêmes, Ndlr], fils RSS, réseaux sociaux… constituent ensemble ce que l’on nomme déjà « web 2.0 ». Pour certains chercheurs, celui-ci constitue un programme de recherche en tant que tel pour l’informatique, alternatif à celui qui, depuis des décennies, s’efforce avec peine de faire progresser la machine vers une forme d’intelligence.

Ces nouvelles approches peuvent-elles contribuer à créer l’intelligence et la capacité d’action collectives nécessaires pour identifier les réponses locales et globales à nos difficultés et pour les mettre en œuvre, ou bien celles-ci s’avèreront-elles insuffisantes ? Peuvent-elles compléter les formes classiques de régulation politique et économique, ou s’y opposeront-elles ?

« Identité »

En ces temps de mondialisation, on n’a jamais autant parlé d’identité : identité collective, nationale ou religieuse ; identité personnelle, mouvante, éventuellement multiple, libérée des attaches de la naissance, en construction continue au prix d’une constante inquiétude ; identité administrative, à l’inverse toujours plus figée, sécurisée, biologisée, pour répondre à la fois à la crainte du terrorisme et aux besoins des relations électroniques distantes.

La mondialisation est souvent assimilée à une forme d’homogénéisation. Pourtant, de la pratique réelle des technologies et des réseaux, émerge plutôt le sentiment d’une appropriation au bénéfice des différences, de l’expression active des identités individuelles et collectives : présence forte et durable des différentes langues, malgré la domination de l’Anglais ; dynamisme des communautés de tous ordres ; émergence de formes originales d’appropriation dans différents pays en développement, des « phone ladies » indiennes aux motos Wi-Fi du Cambodge, en passant par la multiplication des cybercafés dans les villes et les villages, ou encore l’émergence de « villes-monde informelles » (Rem Koolhas) telles qu’Alaba au Nigeria ; propositions alternatives de design adaptées aux pratiques et aux formes d’expression locales, sans pour autant s’assimiler à un mode « dégradé » d’usage des technologies…

Enfin, dans l' »espace des flux » que décrit Manuel Castells, celui des grands nomades modernes qui naviguent entre les mégalopoles mondiales reliées par les principales artères des réseaux, émerge peut-être une identité réellement nouvelle – celle d’une nouvelle classe dirigeante (accompagnée comme il se doit de sa contestation bohème) ou l’annonce de quelque chose d’autre ?

On peut facilement imaginer plusieurs issues à ces mouvements d’expression et d’abrasion des identités en réseau, ainsi que d’émergence de nouvelles pratiques de l’identité :

    La ségrégation, la séparation presque radicale entre la nouvelle classe dirigeante mondialisée et les classes dominées, éparpillées et communautarisées,

    L’éclatement, chacun se concentrant sur ses liens d’élection et coupant les ponts avec les autres,

    Le conflit pour la détention et la direction des territoires physiques et numériques,

    Ou encore, grâce à cette confiance en soi que peut fonder l’expression assumée de sa différence, l’entrée en dialogue au travers des formes nouvelles de coopération que nous décrivions plus haut.

« Corps », « espace », « temps »

Françoise Roure et Joel de Rosnay - Photo Agence Appa
Ce retour en force de l’identité n’est pas sans lien avec le réengagement du corps dans l’évolution technologique. Le cyberespace appartenait à l’esprit mais les technologies mobiles, enfouies, omniprésentes, moléculaires, relèvent tout autant de l’espace et du corps.

C’est d’abord le corps comme interface avec le monde, au travers des cinq sens « étendus » par la technologie : le corps agit à distance autant que localement, il intervient sur l’information comme sur les objets physiques, au travers du regard, de la main, de l’ouïe et de la parole… Le corps fait partie du réseau, au sens propre puisqu’on sait en utiliser la conductivité pour véhiculer des informations d’un objet communicant à un autre.

C’est ensuite le corps comme siège des émotions, de l’affect, de l’expérience sensible et donc, par essence, personnelle – ce qui nous renvoie aux identités et aux différences, à leur expression comme à leur transformation.

Ce corps bouge dans l’espace, lui-même « augmenté » (décrit, quadrillé, équipé…) par les réseaux. Cette interaction engendre une profonde transformation de notre rapport à l’espace et au temps :

    On mesure les distances en temps plutôt qu’en kilomètres,

    Un lieu géographiquement proche mais mal connecté aux réseaux paraît plus lointain et plus petit qu’un autre très accessible quoique très éloigné,

    Chaque espace, pour chaque personne, se personnalise et s’hybride d’autres espaces proches ou lointains,

    Et le rôle des technologies de la communication consisterait finalement à nous resynchroniser, à nous rapprocher temporellement, en même temps que les moyens de transport nous rapprochent géographiquement (ou pour le dire autrement, rendent l’éloignement constamment réversible).

Enrichi, augmenté, l’espace n’est pas pour autant devenu lisse et homogène, peut-être même au contraire. Les « néo-nomades » le vivent d’une certaine manière, mais les autres migrants, ceux qui meurent à Ceuta ou vivent à Paris sous un contrôle devenu permanent, témoignent de ce que les frontières ne disparaissent pas pour tout le monde, qu’au contraire, elles aussi « s’augmentent ».

Enfin, le corps devient lui-même l’objet de transformations qui visent à en augmenter la résistance, la durée de vie, la performance physique ou intellectuelle, la beauté… Nous devrons réfléchir, tant aux limites acceptables à ces métamorphoses, qu’aux conditions d’accès à ces capacités.

« Fractures »

Notre monde, et chacune de nos sociétés, sont profondément divisés par des fractures politiques, culturelles, religieuses, économiques et sociales. Depuis quelques décennies, ces fractures s’accroissent, ce qui contribue à la récurrence et la permanence de nombreux conflits locaux ainsi, sans doute, qu’au terrorisme.

L’attention portée à juste titre à la « fracture numérique » ne doit pas laisser penser qu’il s’agit d’une ligne bien dessinée (entre ceux qui accèdent aux technologies et savent s’en servir, et les autres). Cette fracture s’ajoute aux autres et en épouse souvent les formes : autrement dit, l’inclusion numérique n’a pas nécessairement d’impact positif sur l’inclusion sociale.

Il faut bien sûr distinguer les différences des fractures. Il existe de très nombreux chemins vers les « civilisations numériques ». Il n’y a pas un modèle de référence d’usage des technologies et des chemins dégradés, simplifiés, destinés aux pauvres, aux illettrés et aux réticents. Au contraire, les formes d’appropriation originales qui émergent du Sud ou de communautés particulières, handicapés, migrants, pourraient souvent servir de sources d’inspiration pour tous.

Mais ne tombons pas dans l’angélisme. L’inégalité d’accès aux technologies est profonde et grave, et elle ne se résorbera pas toute seule. Elle tient autant aux déséquilibres politiques et économiques d’aujourd’hui qu’au poids de l’histoire. Et elle pourrait bien s’approfondir jusqu’à devenir irréversible. Imaginons qu’à terme, un groupe humain dispose à son usage exclusif d’outils de sélection biologique et d’amélioration de ses performances : pendant combien de temps cette espèce resterait-elle de même nature que le reste de l’humanité ? Quand on mesure la différence (croissante) entre l’espérance de vie au Nord et au Sud, on peut même se demander si le processus n’est pas engagé…

« Ouverture », « indétermination »

De ce qui précède, nous pouvons tirer une certitude : l’avenir ne s’écrit pas tout seul. Les avancées scientifiques et techniques, les dynamiques économiques, la mondialisation, ne produisent pas mécaniquement des effets auxquels nous n’aurions qu’à nous « adapter ». Au contraire, chacune de ces évolutions peut donner naissance à une multitude de scénarios et aboutir à des résultats très différents sur nos destins individuels et collectifs.

La conscience de cette indétermination devient d’ailleurs un enjeu dans la conception même des innovations : on voit ainsi des technologues et des industriels laisser délibérément ouverts un certain nombre d’éléments de ce qu’ils construisent, de manière à permettre à d’autres de s’en saisir pour en faire autre chose. La construction technique, politique et juridique du « libre » va clairement dans ce sens, mais le mouvement s’étend bien au-delà :

    Des fabricants de robots autorisent, voire encouragent, leur reprogrammation,

    Des concepteurs de jeux soutiennent les communautés de joueurs dans la production de « mods », qui exploitent le moteur du jeu pour proposer de nouveaux univers, voire de nouvelles règles,

    … Et bien sûr, l’édifice des standards de l’internet se fonde sur des principes de neutralité vis-à-vis des applications et d’évolutions constante, au point que les standards s’appellent en réalité des « appels à commentaires » (RFC, Requests For Comments).

Cette ouverture nous ramène à notre responsabilité collective et aux manières de l’exercer. Dans un monde où les conquêtes du savoir n’empêchent en rien les conflits, la clé de notre avenir commun réside dans notre capacité à discuter, décider et agir ensemble, au niveau global comme au niveau local. Comment y parvenir dans le cadre d’une société ouverte ? Il nous faut reconnaître les méthodes qui s’inventent toutes seules sur le terrain, en inventer d’autres, tisser les liens qui manquent entre ces initiatives et les institutions, à l’aide d’outils technologiques mais sans nous reposer sur eux.

Les 11 « experts » de la première édition de Ci’Num

Yasmine Abbas (néo-nomade),

Foong Wai Fong (Malaisie)

Joel de Rosnay (France)

Daniel Erasmus (Pays-Bas)

Adam Greenfield (Etats-Unis)

Ranjit Makkuni (Inde)

Teruyasu Murakami (Japon)

Françoise Roure (France)

Nigel Thrift (Royaume-Uni)

Anthony Townsend (Etats-Unis)

Henri Van Damme (France)

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0 commentaires

  1. Le plus drole dans l’affaire c’est que le site officiel des Entretiens des Civilisation Numériques n’a toujorus pas été mis à jour depuis octobre 2005 !
    Internet serait-il tombé en panne ???

  2. Vous avez raison de faire cette remarque. En fait, le site servait à communiquer avant l’événement. Il manquait de souplesse. Nous avons pris la décision de le transformer en profondeur pour en faire un site d’échange. Il est donc, de fait, interrompu le temps d’être nourri des synthèses de l’événement (Français / Anglais), qui seront elles-mêmes ouvertes aux commentaires. La densité des échanges lors des Entretiens explique pourquoi le travail de décryptage prend si longtemps.

  3. daniel : «Cette ouverture nous ramène à notre responsabilité collective et aux manières de l’exercer.»

    avant même d’envisager comment assumer notre responsabilité collective, il faudrait (re)découvrir et nous (ré)approprier notre responsabilité individuelle. les citoyens de la plupart des pays riches vivent depuis longtemps dans des systèmes de délégation de leur responsabilité auprès de représentants ; ce que l’on s’accorde à appeler “démocraties”. cette forme d’organisation a permis d’élaborer nos sociétés contemporaines, aussi brillantes techniquement qu’elles sont pauvres humainement.

    ce que nous donnent à voir les technologies du numérique et leurs applications, c’est la reconquête de la responsabilité individuelle indépendamment de tout système de délégation/représentation. l’esprit du libre, issu du mouvement du logiciel libre, en est une des manifestations les plus frappantes, d’ailleurs tu t’y réfères très justement.

    augmenté par les technologies, l’individu est en position d’agir sans attendre l’approbation d’aucune structure. il le peut égoïstement ou généreusement, et c’est son seul sens des responsabilités individuel qui l’amène à choisir l’un ou l’autre mode d’action. la responsabilité collective n’existe pas en soi, et c’est à peine si l’on peut la deviner dans nos organisations sociales pyramidales. si une telle responsabilité collective doit exister, c’est en tant que produit de l’accumulation de nos responsabilités individuelles exercées librement par chaque individu.