« Machine to machine » (M2M), aujourd’hui et demain

Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Le 27 mars dernier, la FING, Syntec Informatique et France Télécom présentaient leur Livre Blanc Machine To Machine (M2M) : enjeux et perspectives, et Internet Actu n’en a pas encore parlé… Pour réparer cet oubli, nous vous proposons une réflexion sur les enjeux à venir du M2M.

Couverture livre blanc M2M Tout le travail de la FING à propos de la mobilité, depuis 2001 et plus encore depuis le livre Mobilités.net publié fin 2004, tourne autour de l’idée qu’au fond, l’avenir des technologies de l’information et de la communication réside dans la fusion (d’autres ont proposé le mot « tissage ») du virtuel et du réel, du fixe et du mobile.

Le M2M est une des premières manifestations concrètes et opérationnelles de ce mouvement, qui préfigure une vague d’innovation face à laquelle les dix ans d’internet qui viennent de s’écouler paraîtront rétrospectivement plutôt tranquilles.

Le M2M existe aujourd’hui, il peut répondre à des besoins très concrets des entreprises et ses bénéfices sont d’ores et déjà mesurables. Le Livre Blanc Machine To Machine (M2M) : enjeux et perspectives publié fin mars 2006 par la FING, Syntec Informatique et France Télécom, en présente de nombreux exemples.

Mais bien évidemment, « l’internet des objets » ouvre des perspectives beaucoup plus larges.

Des milliards de puces s’insèrent peu à peu dans (ou sur) les machines, les appareils, les véhicules, les emballages, les objets quotidiens, les équipements, les espaces publics… mais aussi les arbres, les zones inondables, les forêts incendiables, les animaux domestiques ou sauvages et finalement, nos propres corps. Ces puces produiront des réseaux en constante reconfiguration, des volumes massifs de données à traiter le plus souvent en temps réel, et des actions sur leur environnement physique. Il faudra les installer, les piloter, les alimenter en énergie, les arrêter, les recycler et bien sûr, les contrôler tout en s’assurant que d’autres n’en prennent pas le contrôle. Il faudra aussi dépasser le cadre actuel d’applications assez verticales, assez fermées, pour exploiter l' »intelligence ambiante » de manière ouverte et créative…

Beaux défis, auquel s’ajoute celui de faire en sorte que cette fusion du numérique et du physique produise des entreprises et des sociétés plus tournées vers la satisfaction des besoins humains et moins destructrices de nos écosystèmes, plutôt que déshumanisées ou autoritaires.

Un domaine encore en émergence

Le M2M est encore un domaine en émergence et qui connaîtra d’importantes évolutions.

Les technologies évolueront en particulier dans 4 directions :

  • La miniaturisation des dispositifs, puces, capteurs et actionneurs, allant dans certains cas vers la « poussière intelligente »
  • Des capacités de communication plus riches : communication de proximité et distantes, réseaux auto-organisés
  • Une autonomie énergétique accrue qui permettra à la fois (mais des arbitrages seront nécessaire) d’accroître la durée de vie des dispositifs et d’en enrichir les capacités (stockage, traitement, actions mécaniques, transmission)
  • L’administration de grands réseaux d’objets, leur sécurisation, le traitement temps réel des données qu’ils produisent…

Le champ d’application du M2M s’étendra considérablement. Celui-ci se cantonne pour l’instant dans des applications verticales, fonctionnant dans des environnements bien délimités : une entreprise, un aéroport, un hôpital, un réseau de transport… A l’avenir, le M2M s’étendra à des contextes ouverts, mouvants, multi-usages et multi-utilisateurs, dans lesquels tous les utilisateurs, tous les usages, toutes les interactions, ne seront pas définis a priori.

L' »intelligence ambiante », l' »everyware » selon les mots d’Adam Greenfield, ne prendront leur sens que dans un tel contexte. Le concept de « blogjets » que nous présentions il y a peu, illustre le potentiel d’innovation du M2M, dès lors qu’il se libèrera du strict cadre des applications mono-usage en entreprise.

Il reste du travail à faire pour y parvenir. Cela nécessite des standards, tant en matière de communication (transmission, protocoles…) que d’identification des « objets », de sémantique des échanges, d’expression et de gestion droits d’accès, etc. Nous devrons aussi apprendre, techniquement, économiquement et politiquement, à gérer des systèmes complexes en reconfiguration constante, à en assurer la sécurité et en contrôler la fiabilité, à organiser une « gouvernance » de ces réseaux et de leurs usages, à en reprendre le contrôle lorsqu’ils dérivent et à fonctionner lorsqu’ils sont en panne.

Applications du M2M : quelques perspectives

Le M2M constitue un formidable gisement d’innovations dont nous n’apercevons que les prémisses. Le livre blanc a exploré quelques-uns de ces domaines et l’on peut facilement en imaginer d’autres :

  • Dans l’entreprise, la gestion de chaînes de valeur et de processus complexes, inter-entreprises, en constant ajustement : où est qui et quoi ? Pour qui travaille telle machine et comment organise-t-elle sa propre chaîne d’approvisionnement ? Etc.
  • L’automobile de demain communiquera avec les autres véhicules et avec les infrastructures routières pour éviter (ou détecter) des accidents, ou encore pour faire s’afficher en projection sur le pare-brise les panneaux indicateurs, les services à proximité, le prix du carburant dans la prochaine station-service, pour réagir automatiquement en cas d’incident, etc.
    Après-demain, les chercheurs (notamment français) travaillent sur des véhicules capables de se conduire tout seuls, ou encore de nouveaux concepts de voitures partagées et automatisées, a mi-chemin entre transports individuels et transports en commun.
  • Dans la ville, qui est déjà peuplée de capteurs de toutes sortes, le M2M sera utilisé pour gérer les grandes infrastructures urbaines, les transports en commun (voir la présentation (.pdf) de Patrick Vautier, directeur marketing de la RATP, lors du second Mobile Monday France), les péages urbains (ex. de Londres)…
  • Le M2M sera de plus en plus utilisé dans l’habitat, non pas dans le sens d’une automatisation totale à la Jacques Tati, mais pour le rendre plus facile à gérer, à vivre et à adapter à chacun. Ça commence par des choses aussi simples que des interrupteurs qui n’ont pas besoin d’être raccordés à un fil électrique pour commander l’éclairage d’une pièce…
  • Dans la vie quotidienne, la santé et l’assistance à domicile, particulièrement importants dans des pays vieillissants tels que le notre, auront besoin du M2M : télédiagnostic, médicaments intelligents, robots-nurses ou planchers qui savent détecter un accident ou un malaise, dispositifs d’alerte permettant de ne mobiliser du personnel para-médical qu’à bon escient…
  • En matière de surveillance environnementale et de développement durable, le M2M permettra par exemple de surveiller en continu des zones incendiables, de réguler automatiquement l’arrosage et l’utilisation de produits chimiques dans l’agriculture, de mieux tracer les chaînes alimentaires, etc.

Trois défis pour l’avenir

Le M2M représente un énorme enjeu industriel et économique, tant pout les entreprises du secteur des TIC que pour les autres. Dans un très grand nombre de domaines, il touche à des processus et des activités critiques. Qui plus est, il s’agit d’insérer des puces dans l’espace qui nous entoure, dans les objets, voire dans les corps : on s’approche de l’intime.

Aussi, pour décoller vraiment, pour décoller ici et pas seulement ailleurs et enfin, pour décoller d’une manière qui rende service à la société, le M2M doit-il répondre à trois grands défis.

Le défi des standards, d’abord. Des standards doivent émerger rapidement dans toute une série de domaines pour que les applications se développent, que les coûts baissent et que l’on sorte des applications verticales. Les entreprises européennes et françaises doivent être parties prenantes de la définition de ces standards, parce que cela garantit que leurs visions sont prises en compte et que leur R&D est prête à produire des technologies mûres pour la mise en marché.

Le défi de la créativité, ensuite. Le potentiel du M2M, au sens élargi, est immense et à peu près inexploré. Il y a là une formidable opportunité pour tous les innovateurs, grands et petits. Mais parce qu’il s’agit de défricher des territoires entièrement nouveaux, les études de marché, ou les analyses de processus, ne serviront pas à grand-chose. Il faut mettre en œuvre des techniques de créativité ; faire intervenir des gens d’horizons nouveaux, des designers, des artistes, des spécialistes venus d’ailleurs ; être attentifs aux idées et aux innovations issues de partout dans le monde, et particulièrement à celles qui nous paraissent étranges, en rupture… Il y a là un travail assez fin, de préférence collectif parce qu’on est encore loin de la mise en marché. D’autres, ailleurs (aux Etats-Unis, au Japon…), se mobilisent en ce sens. Nous devons faire de même, à l’échelle française et surtout, européenne.

Le défi de la confiance et de l’appropriation par la société, enfin. Comme je l’ai dit, ces technologies touchent au monde physique, s’approchent de l’intime. Elles évoquent vite en nous les souvenirs de romans de science-fiction. Développées et déployées sans conscience, elles emportent de véritables risques. Dans une période assez désenchantée vis-à-vis du progrès technique (même si individuellement, les Français s’approprient en fait assez rapidement et profondément les technologies numériques), on peut s’attendre à des réactions inquiètes, voire négatives, vis-à-vis du M2M, de l’informatique « enfouie », etc.

Il appartient aux entreprise leaders, aux associations professionnelles, aux chercheurs, de se saisir eux-mêmes, d’une manière proactive, ouverte et honnête, de ces risques réels et/ou perçus : risques en matière de vie privée, d’emploi, de perte de contrôle vis-à-vis de la machine, de déshumanisation, de confiance… Il faut ouvrir le dialogue, parce que c’est réellement notre rapport à la machine et à la nature qui change. Il faut y associer des sociologues, des économistes, des philosophes, des activistes. Il faut s’intéresser à la critique, même radicale, et sortir de la rhétorique actuelle de « l’acceptabilité », qui laisse clairement entendre qu’il ne s’agit pas de discuter, mais de communiquer pour « faire accepter » aux gens ce qu’on a conçu pour eux.

Cet effort de dialogue sera d’autant plus productif qu’il se combinera aux deux précédents, en matière technologique (dans le sens de l’ouverture et de la standardisation) et créative (pour penser les potentiels et les risques autour d’idées et d’images concrètes, et faciliter le passage rapide de l’idée à l’expérimentation).

Au fond, il s’agit de construire l’internet des objets presque comme nous avons – au départ sans trop y penser – construit l’internet actuel : d’une manière à la fois ouverte et procédurale, anarchique et collective, en n’admettant des idées qu’une fois testées et en permettant à toutes les idées de s’essayer, en mêlant (sans les confondre) acteurs publics, privés et associatifs… Comme l’internet d’aujourd’hui, l’internet des objets doit d’abord être une plate-forme d’innovation, construite pour les applications qu’on ne connaît pas encore. Mais sans doute, à la différence de l’internet des premiers temps, faut-il d’emblée élargir la participation au-delà des communautés des technologues et des scientifiques, pour y associer, autant que faire se peut, la société dans son ensemble.

Daniel Kaplan

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