La carte fait le territoire

« La carte est le territoire, non parce qu’elle en serait devenue le reflet fidèle et exhaustif, mais parce qu’elle le produit, parce qu’elle le remplace à l’occasion, parce qu’elle interagit sans cesse avec lui. »

Le billet le plus lu et le plus commenté d’Internet Actu s’appelle « Géoportail : la démo« . Il signale simplement l’interview par Jean-Michel Billaut de Patrick Leboeuf, en charge de ce projet à l’Institut Géographique National (IGN).

Depuis sa publication ce billet fait un tabac. Enthousiastes d’abord (« vivement l’été !« ), enragés ensuite, devant l’incroyable impréparation de l’IGN, débordé par la demande au point de laisser le site inaccessible pendant un mois : ces deux types de commentaires montrent bien à quel point l’attente était grande.

Et puis on y accède enfin. On circule, on trouve ça beau, on distingue enfin son toît parmi les pixels et puis… Et maintenant, quoi ?

Rien. Vous avez vu ; vous verrez mieux demain, en 3D, en superposition de cartes ; vous y trouverez un jour vos ANPE et magasins préférés. Pour le reste, circulez, il n’y a rien à faire. La carte n’est pas le territoire, comme on dit.

Si, bien sûr, et de multiples manières, ce que Google et d’autres ont compris.

\"Carte émotionnelle\" de Greenwich (projet Bio Mapping)

« Carte émotionnelle » de Greenwich (projet Bio Mapping)

Dès lors qu’elle se partage, la carte numérique est un territoire. On y localise ses amis, on y punaise nos photos, on y prépare un événement – et par des liens, interactions, navigations, recherches, ces actions produisent des effets sur le réseau, mais aussi sur le territoire : deux personnes se déplacent pour se retrouver, un rassemblement se forme, un projet de maison germe…

Ce n’est qu’un début. Le sociologue Alain Gras estime [1] que « la carte est le territoire depuis l’invention du vol aux instruments dans les années trente. Ce sont les balises (beacons), les échos radar, les routes radio électriques, qui dessinent le milieu. (…) La réalité synthétique se matérialise sur l’écran après que l’ordinateur ait exploré le monde avec ses capteurs. » Le pilote vole dans une carte, voir le territoire ne lui sert plus à grand-chose, d’ailleurs le pilote de drone ne vole plus du tout.

Les cartes sont aussi « actionnables », en ce qu’elles agissent sur le territoire physique : dans la représentation d’un réseau, ou dans un système de vidéosurveillance, une action sur la carte a bien un effet physique sur l’endroit qu’elle désigne ; quand je clique sur l’ami que mon mobile dit proche de moi, son téléphone sonne…

De même qu’un nombre croissant d’objets industriels existe d’abord sous la forme d’un modèle 3D, co-réalisé avec l’ensemble des fournisseurs de manière à encoder jusqu’à son circuit de fabrication, des simulations complexes précèdent de plus en plus souvent les décisions qui modifieront le territoire.

Bref, la carte est le territoire, non parce qu’elle en serait devenue le reflet fidèle et exhaustif, mais parce qu’elle le produit, parce qu’elle le remplace à l’occasion, parce qu’elle interagit sans cesse avec lui.

La célèbre phrase « la carte n’est pas le territoire » ne vient pas d’un géographe, mais du fondateur de la « sémantique générale », Alfred Korzybski, dans les années 1930. Elle signifie que la représentation ne peut pas être ce qu’elle représente, parce que sa fonction même est d’appliquer des filtres pour rendre cet objet intelligible. Elle exprime un espoir : le monde est toujours plus riche que ce que vous croyez ; il existe toujours d’autres possibilités que celles que vous pouvez percevoir et même concevoir ; il y a toujours quelque chose à découvrir. Ce n’est pas pour rien que la Programmation neuro-linguistique (PNL) fait de cette phrase son tout premier postulat.

Oui, l’expression sensible du monde livrera toujours autre chose que sa simulation ou sa représentation. Mais la nouveauté d’aujourd’hui tient peut-être à ce que désormais, l’inverse est aussi vrai. Observons comment les habitants de Second Life se libèrent de leurs inhibitions dès lors que le monde qu’ils habitent n’est plus que sa carte ; comment se partage l’expérience sensible des lieux au travers des « flèches jaunes » et autres autocollants géolocalisés ; ce que produit les expériences (physiquement impossibles ou au moins très dangereuses) de survol du Grand Canyon en 3D, qu’on imagine bien sûr très vite vivre à plusieurs, pour le plaisir ou la compétition… On vit dans la carte ; on l’enrichit ; on la partage ; on la clique ; on la tisse avec le territoire sensible ; on la déforme pour imaginer et débattre d’avenirs possibles…

Dans leur pratique professionnelle, quand ils travaillent avec des élus, urbanistes, transporteurs…, les spécialistes de l’IGN, dont on connaît la compétence, savent bien que leurs cartes numériques font bien plus que représenter un territoire qui leur préexiste.

Pourtant le Géoportail entretient cette fiction. Ils ont du nous prendre pour des consommateurs.

Daniel Kaplan

« La carte est le territoire » est l’un des thèmes de réflexion du programme « Villes 2.0 » sur l’avenir des villes et des technologies, que la FING s’apprête à lancer. La première manifestation associée à ce programme se tiendra le 6 novembre 2006, à l’Hôtel de ville de Paris.

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[1] Alain Gras, « Le macro-système technique comme modèle de la mondialisation par la mise en forme des réseaux : le cas des transports aériens » (.pdf)

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  1. Vos réflexions sur les rapports entre territoire et carte posent plusieurs questions très pertinentes et appellent à sortir d’une conception mécaniste du monde.
    La catégorie philosophique de reflet est souvent tirée par l’image du miroir vers cette conception mécaniste qui ne peut rendre compte de la complexité des rapports en question.
    Or, le reflet est à entendre dans un double sens :
    1/ comme un rapport d’une image formée (dans notre cerveau) à partir de la réalité (qui est plus vaste que la seule matière physique, puisqu’elle inclut aussi son organisation et ses propriétés émergentes) et
    2/ en même temps comme le rapport de cette carte (conceptuelle), qui nous permet d’agir dans et sur la réalité.
    Jusque-là rien de bien neuf, depuis que les humains pensent leur environnement et leur place dans l’univers, c’est bien ce double rapport qui permet aux humains de se représenter la réalité (matérielle et sociale) et d’agir sur elle. Mais peu à peu des outils conceptuels (de mesure, scientifiques) sont venus enrichir cette représentation et parfois, par généralisation, extrapolation, raisonnement et déduction, ont permis d’augmenter cette représentation, nous laissant penser que « la carte était plus que le territoire ». Bien entendu, il n’en est rien, la carte est un outil conceptuel, une projection de nos connaissances sur ou dans un objet matériel (papier ou ordinateur), le territoire reste une réalité extérieure qui va exister indépendamment de nous et qui nous forme, nous influence, nous détermine, mais sur laquelle nous allons pouvoir agir en retour.
    La question est donc bien de définir le statut de ces objets conceptuels qui matérialisent notre reflet de la réalité et nous permettent de la modifier. De fait d’objets conceptuels, mentaux, ils sont devenus, au fil du développement des connaissances scientifiques, objets conceptuels matériels s’inscrivant à leur tour dans notre réalité.
    Mais une rupture majeur est survenue dans ce développement millénaire : l’ordinateur producteur de « réalité virtuelle » : les concepts peuvent avoir désormais une existence, un développement hors de notre cerveau, pendant que nous dormons… mais cette réalité virtuelle qu’ils représentent est produite par les concepts que les humains ont développés, pour le moment, car on peut imaginer, si on n’y est pas déjà parvenu…, qu’un jour ces objets conceptuels seront suffisamment puissants pour être capables, sous certaines conditions, d’en créer de nouveaux. Nous auront alors un problème sérieux : comprendre ces concepts et en valider la pertinence et l’utilisation, entre autres.
    Ainsi c’est bien parce que la carte représente le territoire que nous pouvons le modifier, si ce n’était pas le cas nous serions dans l’impossibilité d’agir directement de manière étendue sur le territoire ou en passant par les outils qui modifient le territoire quand on en modifie la carte.

    Pour conclure provisoirement, on ne peut comprendre ces rapports si l’on pense « carte » indépendamment de « territoire » : la carte est elle-même un rapport, entre le territoire et notre représentation conceptuelle, dont l’essence matérielle existe à côté de cette représentation conceptuelle et du territoire.

  2. Je partage l’avis précédent à savoir que la carte est l’image d’une représentation mentale et constitue un lien entre un territoire et sa représentation. Les cartes sont des modèles, des abstractions, qui transforment la « réalité » des sens en d’autres réalités : virtuelle, instrumentale et permettent dans certains cas d’agir en retour sur la réalité des sens.
    Elles sont à la fois plus que le territoire et moins que le territoire. Plus car elles peuvent enrichir notre perception et nos sens (grâce aux instruments et créations virtuelles) et moins car elles sont information et non pas matière et énergie.

  3. Dans mon commentaire précédent, je m’en suis tenu un point de vue gnoséologique (étude de la connaissance dans le champ philosophique). Mais le commentaire de Christophe m’amène à préciser ce point de vue et à l’articuler avec le champ de la connaissance scientifique.
    En effet, la catégorie philosophique de reflet est très large, le concept scientifique de modèle est plus restreint puisqu’il couvre la part modélisable (en un sens faible) voire formalisable (en un sens fort) de la représentation de la réalité et qu’il laisse donc de côté toute la représentation de la réalité que nous utilisons tous les jours sans qu’elle soit ni décrite ni a fortiori formalisée.
    L’irruption, dans la foulée de l’informatique, de la modélisation scientifique a introduit la simulation scientifique dont on voit tous les jours des effets de plus en plus extraordinaires, que ce soit dans la réalité augmentée ou dans le virtuel. Le concept de modèle scientifique existait bien avant l’informatique, mais c’est bien elle qui a ouvert des possibilités concrètes que les mathématiciens ou les physiciens et chimistes des siècles précédents avaient peut-être imaginés mais sans pouvoir les « faire vivre ». Rêvons d’un Poincaré qui visualiserait sur écran ses analyses d’attracteur ou du problème des trois corps ! Mais le modèle formel des trois corps existait « dans sa tête » et sur le papier. Les mathématiciens « font tourner » leurs modèles depuis longtemps dans leurs têtes, au point même que certains croient que l’univers mathématique existe en dehors d’eux (cf. les positions d’Alain Connes dans ses discussions avec J-P. Changeux).
    Bien entendu, les modèles dans les autres sciences naturelles (biologie, climatologie, etc.) sont bien plus complexes à décrire et à formaliser, nous n’en sommes qu’aux prémices. Quant à ceux des sciences historiques et humaines, tout est à faire.
    De la même manière que la carte est un rapport entre territoire et représentation conceptuelle, le modèle est un rapport entre le système et sa représentation conceptuelle. Cette façon de concevoir les rapports entre modèle et système permet de percevoir la nécessité de savoir délimiter un système, le décomposer dans ses sous-systèmes et décrire son fonctionnement avant d’en constituer un modèle. Mais inversement comment un modèle, même simplement descriptif (i.e. qui mime le comportement du système de l’extérieur, sans mettre en œuvre la formalisation rendant compte des rapports réels entre les entités qui le composent) permet de mieux approcher sa délimitation et son fonctionnement. Beaucoup d’erreurs dans les « nouvelles scientifiques » sensationnelles viennent de cette confusion entre modèle descriptif et système : parce qu’on a construit un modèle on croit que de ce fait la réalité fonctionne de la même manière. Par exemple, utiliser des analogies du type ordinateur-cerveau induit du même coup que notre cerveau fonctionne comme un ordinateur, parce qu’il traite de l’information… alors que bien d’autres systèmes naturels ou artificiels traitent de l’information sans être des cerveaux !
    En résumé, il y a un grand intérêt aujourd’hui à bien différencier les termes utilisés pour ne pas induire de fausses conceptions (reflet, catégorie philosophique, avec le reflet concept scientifique en optique, ou avec modèle, concept scientifique… et celui-ci confondu avec le système qu’il décrit ou formalise…).

  4. « Observons comment les habitants de Second Life se libèrent de leurs inhibitions dès lors que le monde qu’ils habitent n’est plus que sa carte »

    A étudier de près Second Life, le plus intéressant dans Second Life, par rapport aux univers virtuels persistants tient justement au fait que ce « deuxième monde » n’est pas un monde en soi totalement déréalisant. Second Life déborde sans cesse de sa carte : avec les videos des concerts ou de manifestations visibles aussi sur YouTube, avec les captures d’écran d’avatars hébergées sur FlickR qui vont cotoyer des photos de mariage (et réciproquement via un navigateur FlickR accessble depuis Second Life), ou encore avec es actions politiques telles le Darfur Camp qui se déclinent dans lleux, sous formes (‘expositions…) ou enfin à travers son plugguage avec le téléphone mobile dans la zone de Yellow Arrow.
    Bref l’univers de Second Life ne cesse d’être mis en mouvement et de s’articuler à d’autres scènes, espaces, lieux.
    Il est bien plus que carte et parfois il passe à l’échelle du territoire…mais tout ou presque y reste possible 🙂

  5. Connaissez-vous Wikimapia ? Est-ce une carte ou un territoire ?

  6. Amusant !
    Faites pousser quelques pommes de terre sur Wikimapia et faites-en des frites.
    Bon appétit !

  7. Il y a un autre plan à ce phénomène, c’est le plan politique. Si tous les pouvoirs ont toujours aimé disposer de cartes de leur territoire, la naissance de l’État moderne a entre autres caractéristique la volonté d’une cartographie exhaustive du territoire gouverné, avec des frontières bien nettes et incontestables, aucun _bles siba_, etc. Et cette volonté politique a des effets directs dans la géographie humaine : sur les langues, les migrations, les communications… et pour finir sur la géographie physique elle-même.

  8. Le seul moyen d’avoir des cartes electroniques de notre beau pays sans contrainte d’utilisation (dans le domaine public, qu’on peut mettre sur son site, blog, faire passer a ses amis, inclure dans ses publications papier ou autre), c’est d’aller … sur les sites gouvernementaux américains.

    Cela n’emeut aucun politique ?

    Qui controle l’IGN ? Qui a payé pendant des decennies ? Le contribuable. Et quel résultat ?

    Un jour peut-être des politiques courageux méneront une politique d’aménagement du territoire courageuse et rendront au citoyen sans contrainte les données collectées sur fonds public, pour que ces mêmes citoyens puissent créer et innover !

  9. « On peut commencer par dire des banalités : avec Internet, le monde se rétrécit et, dans le même temps, il devient plus rapide… Mais, prenons un exemple : autrefois, en guise d’adresse, on donnait les coordonnées de son domicile. Le mot adresse était donc un repère dans l’espace bien déterminé au sein duquel nous bougeons. Aujourd’hui, on donne son numéro de téléphone portable ou son adresse e-mail. On ne s’est pas aperçu que désormais l’adresse n’est plus référée à l’espace. Avant, on vivait où l’on pouvait se déplacer, où l’adresse physique permettait le repérage galiléen ou cartésien de l’espace euclidien. Tandis qu’aujourd’hui, si je vous appelle sur votre portable, vous pouvez très bien être en Estonie et moi en Californie. Si je vous envoie un e-mail, je ne sais pas où vous êtes. L’espace dans lequel nous vivons et pensons n’a plus rien à voir avec l’espace d’autrefois. »

    Michel Serres, cité par Jean-Luc Raymond.

  10. « 1. Une carte n’est pas le territoire. (Les mots ne sont pas les choses qu’ils représentent.)

    2. Une carte ne couvre pas tout le territoire. (Les mots ne peuvent pas couvrir tout ce qu’ils représentent.)

    3. Une carte est auto-réflexive. (Dans le langage nous pouvons parler à propos du langage.) »

    Korzybski, Alfred. 2007, Une carte n’est pas le territoire, Prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la Sémantique générale, Paris: Éditions de l’Éclat. p. 64.

    Cité par Karl Dubost.