Des raisons d’être optimiste

En quelques années, la revue The Edge s’est imposée comme l’un des sites les plus riches du Web. Son principe : faire intervenir et discuter entre eux quelques-uns des meilleurs esprits travaillant aux confluents de la philosophie, des arts et surtout des sciences. Parmi les membres de ce club très fermé, on trouve bon nombre des personnalités les plus marquantes de la « cyberculture », tels Jaron Lanier, Stewart Brand, Douglas Rushkoff , Howard Rheingold

Chaque année, ces « digerati » (« digerati » faisant allusion aux literati, les intellectuels qui « tenaient salon » aux siècles passés) répondent, chacun à leur manière, à une simple question, celle de cette année étant : « sur quel sujet vous considérez vous comme optimiste, et pourquoi ? »

Et, force est de le reconnaître à la lecture de ce document, les « digerati » ont de l’optimisme à revendre. Un optimisme envahissant, enivrant, intoxiquant même diront certains. Issus pour une bonne part de l’intelligentsia scientifique anglo-saxonne, (quoique des européens figurent aussi parmi les membres du panel, comme Carlo Rovelli), bon nombre des auteurs se montrent d’un enthousiasme sans limites, qui, dans nos contrées où l’on cultive volontiers la distanciation et le scepticisme, peut apparaître démesuré, voire effrayant.

Beaucoup se cantonnent toutefois à des prévisions restant dans les limites du raisonnable. Howard Rheingold se félicite ainsi que les outils de production et distribution culturelle tombent aujourd’hui entre les mains des enfants de 14 ans. Il cite d’ailleurs comme exemple le machinima The French democracy, produit par un habitant de La Courneuve, Alex Chan, qui décrit les émeutes de novembre 2005 du point de vue de ses principaux acteurs.

On a plus de mal à comprendre, avant de lire l’intégralité de ses arguments, l’enthousiasme de Chris DiBona, de chez Google, pour les images haute résolution de la terre. Pour lui, leur multiplication va avoir un impact réel sur la politique et l’écologie mondiale.

« On ne ne pourra pas vous dire qu’on ne détruit aucun village au Soudan si vous pouvez voir les carcasses brûlées des maisons fracassées. On ne pourra plus prétendre que l’impact d’un barrage est minime alors que toute l’humanité verra de nombreux villages submergés en temps réel. On ne dira plus qu’une guerre est une opération de police alors que les images des tapis de bombes seront visibles quasi instantanément sur Internet. »
« Nos leaders pourront-ils se présenter devant nous, et affirmer que rien ne se passe alors que nous pourrons constater le contraire grâce à des yeux en basse orbite ? »

Avec Jaron Lanier, l’optimisme de The Edge atteint un nouveau palier. Le « père de la réalité virtuelle » revient sur un de ses thèmes favoris, le « langage post-symbolique » et affirme : « la communication interpersonnelle deviendra plus profonde, et la rationalité encore plus romantique« . Depuis longtemps, Lanier espère une révolution des rapports humains ; la Réalité Virtuelle qu’il a, sinon inventé, du moins largement contribué à développer était un pas dans ce sens. Pour lui, cette technologie permettra à tout un chacun de dépasser le stade des mots pour révéler le contenu réel de ses pensées :

« Supposez que vous disposiez d’un système avancé de réalité virtuelle et vous puissiez matérialiser, faire agir ou interagir des objets spontanément conçus, aussi facilement que vous prononcez aujourd’hui des phrases pendant une conversation. […] Une alternative à l’abstraction pourrait voir le jour. […] Au lieu de prononcer le mot « maison » vous pourriez faire apparaître une maison. »
« Imaginez une forme d’expression qui soit au carrefour des trois grandes formes d’art du XX° siècle : l’improvisation jazz, la programmation des ordinateurs, et le cinéma. Imaginez que vous puissiez improviser tout ce qu’on peut voir dans un film avec la facilité et la rapidité d’un musicien de jazz. Cela n’aurait il pas un impact sur la sensation de connexion entre vous et la personne que vous aimez ? »

Lanier peut paraître déjà un peu exalté aux yeux des plus timides, mais ce n’est rien face aux prédictions de certains de ses collègues. Le futur qui semble plonger le généticien Georges Church en plein délices pourrait en faire frémir plus d’un. Pour ce dernier, cette année (oui, cette année, pas cette décennie ou ce siècle) sera celle de la « génomique personnelle ». Autrement dit, grâce à la chute des prix des outils d’analyse génétique, qui devraient tomber à environ 3000 dollars dans les prochains mois, nous allons être des millions à vouloir scruter notre ADN pour augmenter notre connaissance de nous-mêmes. Et les secrets que nous apprendrons, loin de les garder à l’abri des regards, nous allons les partager, afin de rencontrer ceux qui sont comme nous, et d’aider au progrès général. Pour ce chercheur, loin de nous déshumaniser, cette nouvelle compréhension nous permettra de « rompre avec la brutalité de notre passé« .

Que nous reste-t-il à désirer encore ? L’immortalité, peut être ?
Eh bien, il existe également un rédacteur de The Edge qui se montre très optimiste à ce sujet, et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit tout simplement de Marvin Minsky, le « pape » de l’intelligence artificielle au MIT. Minsky expose dans les colonnes de la revue sa confiance en la faisabilité de « l’uploading » : la théorie selon laquelle le contenu de notre cerveau pourrait être copié, puis reproduit sur un autre support, par exemple dans un corps robotique ou même simulé dans un univers virtuel. Une telle technologie nous rendrait quasi éternels, du moins nous permettrait de survivre tant que la matière existe dans l’univers. En effet, en cas d’accident, rien n’empêche d’activer une copie, un « backup » de notre personnalité. L’idée n’est pas nouvelle, mais cela surprend toujours un peu de la voir défendue par quelqu’un de la stature de Marvin Minsky. Pourtant, ce dernier n’a jamais caché ses opinions et à mis son portefeuille en accord avec ses idées, puisqu’il a souscrit un contrat avec la société Alcor, pour être cryogénisé après sa mort dans l’attente que les techniques « d’uploading » soient enfin mises au point !

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0 commentaires

  1. Pour ce qui est de l’immortalité façon backup, je voudrais juste vérifier que j’ai bien compris : c’est une copie du cerveau que l’on réalise ? Donc en fait, je meurs, et c’est quelqu’un d’autre qui continue à vivre – même si cet autre et moi sommes indifférenciables –

    Dans ce cas je ne vois pas trop l’intérêt à titre personnel. Quitte à assurer la survie de l’humanité, autant faire des enfants plutôt que de se recopier indéfiniement 🙂

  2. Ces trois exemples montrent, selon moi, combien le fossé se creuse entre l’élite intello-technophile et la réalité…

    Si la technologie amène beaucoup de raisons d’être optimiste, c’est justement parcequ’elle tend à créer du lien voire du liant entre des individus qui en ont perdu toute notion depuis quelques 30 ans. Ces trois exemples illustrent au contraire une vision centrée sur l’individu qui selon va pouvoir contempler à loisir sa planète, son pouvoir de création ou pire sa propre existance.

    Ces messieurs devraient redescendre parmi nous, pauvres mortels qui tentont chaque jour de conserver ce que l’humanité a de meilleur : la société et les personnes qui la composent.

    Merci de nous faire part de cette information. A la question « sur quel sujet vous considérez vous comme optimiste, et pourquoi ? » je répondrai pour ma part que les apprentis sorciers et autres diseurs de bonne aventure auront de moins en moins d’espace d’expression à mesure que la technologie s’affranchira d’elle même.

    😉

  3. Pangel,

    Oui, c’est la grande question de l’identité, et elle est loin d’être résolue! L’auteur de « neurophilosohie », Patricia Churchland expose ainsi le problême philosophique de « l’uploading » . Imaginez qu’on remplace un de vos neurones par un neurone artificiel, qui remplit les mêmes fonctions. Ce n’est pas grand chose! Remplacez alors un deuxième, puis un troisième neurone… puis plusieurs millions, un milliard…
    A partir de quand cessez vous d’être vous même pour devenir une copie ?

  4. @Rémi : très intéressant, je vais lire ce libre 🙂 Pour ce qui est de la situation imaginaire que tu proposes, il me semble qu’en remplaçant très progressivement les neurones, les connections successives entre les neurones « nouveaux » et « anciens » conserveraient un semblant d’intégrité.

    Bon, ça reste très flou, mais le plus important c’est que dans le cas du backup il y a une réelle copie, ce qui veut dire que deux êtres peuvent coexister avec chacun la sensation d’être l’original. D’où l’absence d’intérêt (à mon sens) de cette méthode, du moins si l’on est en quête d’immortalité.

  5. Rigolo, le split anglo-saxons / européens. Rigolo et pas complètement faux, mais c’est déjà de l’interprétation. Stricto sensu, une part non négligeable de cette « intelligentsia scientifique » se trouve être à la fois anglo-saxonne ET européenne 😉