Désordination : les maux de l’e-démocratie

En inventant le néologisme de désordinateurs, Daniel Kaplan rappelait à quel point « les technologies génèrent leurs propres dysfonctionnements, leurs propres pollutions« , tout en incarnant « une forme d’espérance mêlée de volontarisme qui voit ces outils nous permettre de résoudre nos problèmes contemporains« .

Autrement dit, ces technologies qu’on associe généralement à l’ordre (et nous, les Français, sommes si fiers d’avoir inventé ce mot d’”ordinateur”), à la maîtrise, mais aussi à la froideur de la matière inerte, au pouvoir bureaucratique – jouent réellement dans nos vies des rôles d’agents du désordre.

Et tant mieux : l’idée que la société s’empare du numérique pour inventer et innover sans cesse, plutôt que pour tout rationnaliser, remet l’humain au coeur du processus informatique, et l’on voit bien avec le développement des logiciels et réseaux sociaux, ou encore du web 2.0, que l’informatique, au-delà de sa puissance de calcul, permet aussi de créer du lien.

Cela dit, Daniel Kaplan pointait aussi du doigt les risques de « dépendance, dans des domaines vitaux, vis-à-vis de quelques détenteurs de brevets, d’emballement ou de perte de contrôle de systèmes auto-organisés, de domination insidieuse ou brutale de la logique des systèmes sur celle des hommes« , dès lors que l’on fait plus confiance aux processus informatiques qu’aux êtres humains.

« Ce ne serait pas un service à rendre à la démocratie »

La façon dont le vote électronique et les machines à voter s’installent en France est à ce titre révélateur de ce que l’on pourrait qualifier de « désordination« , qui pervertit les « désordinateurs » en ramenant la démocratie, et donc le peuple, et la nation, à des processus cybernétiques, voire déshumanisés, où l’informatique sert à « rationnaliser » le lien social.

Le 18 juin (tout un symbole) 2006, l’Assemblée des Français de l’Etranger expérimentaita ainsi, pour la première fois à grande échelle, le vote par Internet. Les trois rapports rédigés par des informaticiens -dont deux avaient été mandatés par les partis politiques en lice, proches du PS et de l’UMP- ont tous trois conclus au fiasco : « le déroulement de ce scrutin pose un grave problème de violation du secret du vote de certains électeurs« , « n’offre aucun contrôle, et permet une portée de fraude considérale (…) ce ne serait pas un service à rendre à la démocratie« .

Au-delà des questions et problèmes génériques et de fond qu’Hubert Guillaud avait recensé, et dénoncé, l’an passé (voir son éditorial « Stoppons les machines !), le problème réside dans la difficulté qu’il y a à débattre de ces sujets, alors que les déploiements se poursuivent inexorablement.

De ce point de vue, même si les problèmes posés sont sur plusieurs points différents du vote en ligne, l’utilisation de machines à voter (le terme officiel pour qualifier les ordinateurs de vote, leur autorisation datant de 1969) lors des présidentielles 2007 n’est pas pour rassurer.

En enquêtant pour Le Monde à ce sujet, j’ai ainsi découvert que des assesseurs, lors de leurs formations, avaient « involontairement bourré l’urne, et fait disparaître des voix« , et que l’on pouvait être menacé d’arrestation, et condamné en justice, pour avoir osé critiquer les machines à voter.

J’ai aussi découvert certaines limites dans la transparence démocratique de nos institutions : l’un des trois modèles utilisés a ainsi du discrètement être remplacé, le lundi précédant le premier tour, parce que le Ministère de l’Intérieur avait refusé de l’agréer. Le nouveau modèle des machines Nedap – les plus utilisées en France -, qui n’avait été agréé que deux jours plus tôt, ne respecte pas, quant à lui, plusieurs des exigences requises par le règlement technique du ministère de l’Intérieur.

Ramener un enjeu démocratique à un problème psychologique n’est pas pour rassurer

Le Conseil Constitutionnel stipule pourtant que « les agréments sont délivrés au terme d’une procédure rigoureuse de contrôle de conformité exercée par un organisme de certification indépendant du ministère« . En « off », l’un de ses employés reconnaît qu’il « se contente de vérifier les machines par rapport à ce référentiel ; on n’est pas libre, on ne peut pas dire énormément de choses« .

En l’occurence, le « règlement technique fixant les conditions d’agrément des machines à voter », qui date de 2003, est censé apporté un certain nombre de « garanties », en particulier en termes de fiabilité technique et de sécurité des systèmes. En toute opacité.

Chantal Enguehard, Docteur en Informatique au CNRS, membre du collectif ordinateurs-de-vote.org et opposante déclarée aux machines à voter,, note ainsi que les vérifications portent essentiellement sur le volet matériel, et non logiciel. De plus, on ne peut pas plus connaître la nature des tests de sécurité effectués qu’on ne peut accéder aux codes sources des logiciels, au motif que « l’utilisation des rapports d’agrément pourrait compromettre le bon déroulement des élections« .

Répondant aux nombreuses observations faites par des électeurs, le Conseil Constitutionnel évoque un « climat de psychose« , mais reconnaît, de concert avec les opposants au ordinateurs de vote, que « l’intrusion des machines à voter dépossède les citoyens de la liturgie républicaine. Elle rend opaque ce qui était visible [et] prive le corps électoral de la surveillance collective des opérations dans lesquelles s’incarne le suffrage universel« .

Le Conseil Constitutionnel estime cependant que « le problème posé par les machines à voter est plus psychologique que technique« . Le problème n’est en effet pas prioritairement technique ; en revanche, traiter le problème de « psychologique » revient à dire qu’il n’a pas d’autre fondement qu’une réticence irrationnelle devant la modernité.

Voir le gardien de la Constitution amener un enjeu démocratique à un problème psychologique n’est pas pour rassurer. Car au-delà des questions techniques – qui relèvent de querelles d’experts – les questions soulevées relèvent d’abord et avant du processus démocratique et de la confiance que l’on peut y accorder. Dans mon article sur le vote par internet, j’écrivais que « l’enjeu n’est pas informatique, mais démocratique« .

La solution est politique, pas informatique

Le Conseil Constitutionnel se félicite qu' »aucune fraude n’a été constatée« . A ceci près qu’il est techniquement impossible de le vérifier, sauf à avoir une confiance aveugle dans les machines utilisées (à tout le moins aussi aveugle que les codes sources de leurs logiciels sont opaques). Et que la question n’est pas là : comme le relevaient les experts qui ont étudié le vote par internet l’an passé, « le défi essentiel auquel est confronté le vote électronique est l’étendue de la confiance que lui accorde l’électeur« .

Le paradoxe, dans cette affaire, c’est que les politiques qui défendent les machines à voter – sans, bien souvent, s’y connaître en informatique – accusent leurs opposants d’être rétifs au progrès technique. Alors que la majeure partie de ces opposants, eux-même informaticiens – et donc a priori peu suspects de luddisme borné -, se retrouvent à investir le champ citoyen pour donner des lecons de civisme aux politiques qui sont censés défendre et incarner notre démocratie.

Et il serait tragique que les intérêts financiers et de « gouvernance électronique » qui président au déploiement du vote électronique en arrivent à creuser un peu plus le fossé entre les citoyens et les institutions censées les représenter, et que l’informatique, mal comprise, imposée, ne soit accusée d’affaiblir nos démocraties.

Jean-Marc Manach

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0 commentaires

  1. « En inventant le néologisme de désordinateurs, Daniel Kaplan […] »

    Ce n’est pas une invention, c’est du pompage (à la Shadoks !):

    cf: Les Shadoks et le désordinateur (2000)

  2. Il ne s’agit pas de « pompage » parce que je n’en avais pas connaissance (j’avais bien fait des recherches, mais sur « désordinateurs » avec un s). Mais vous me démontrez en revanche que ce n’est pas non plus une invention de ma part : merci, donc, de cette référence – d’autant qu’elle est plutôt plaisante !!

  3. Démocratie est déja en version démo, l’e democratie elle s’est arretée en version béta (cf reims)

    Jamais le terme democratie n’aura aussi souvent été prononcé, la démocratie aura degouliné de toute les bouches, sur tous les tons, gloire à la democratie, trouvant dans les signes les plus insignifiants une expression de sa vigueur. Pourtant le terme democratie devrait etre prononcé avec déférence et avec la prudence de sa fragilité, a trop repeter le terme, a trop chercher des indices partout de sa bonne santé présupposée, chacun cautionne et etouffe tout ce qui la met et la mettra en danger… La démocratie est à l’agonie, et plus mal en point que jamais, non pas l’idée de la démocratie, mais les biais multiples qui lui porte atteinte. A l’ere du neuro marketing, des neuros sciences, des discours, de la volonté de convaincre, des médias, des sondages, des machine a voter à fonctionnement aléatoire, la démocratie n’est pas dans l’etat…. Si ce n’est un état de delabrement avancé. Si vous voulez vivre en « democratie » il faudra rapidement que tous ce petit monde de gouvernant se mette d’accord démocratiquement pour revisiter certaines pratiques manipulatoires consensuellement acceptées et qui ancrent les choix d’un peuple bien au dela de la rationalité, parmi ces pratiques : « les sondages » devenus des armes de poingt d’autoréalisation, « l’ethique des discours » qui utilisent des technicité et des derives sémantiques digne des sectes  » l’ ethique des débats* qui donnent a voir le mepris de la véracité (donc le mépris du peuple) au profit du coup porté à l’adversaire ». Si le terme democratie est ainsi prononcé aussi souvent, est ce pour ancrer dans les esprits l’illusion de sa presence dans le ronronnement réguliers des mots ? Ou a contrario, à trop prononcer son nom, elle devient absence de sens, et rappelons-nous que l’on appelle jamais autant quelqu’un que lorsqu’on l’a définitivement perdu de vue ! il est des démocraties comme des révolutions, la révolution n’est qye dans son deroulement, puis elle n’est plus, elle instaure quelque chose de démocatique qui sitôt promulgé disparait dans l’instant ! ou du moins periclite à la vitesse des amoralités politiques… la vitesse du declin est selon les époques et selon les hommes, il y a dans l’histoire, dans toutes les histoires quelques coups d’accelerateurs… et on a beau klaxonner le peuple, il ne bouge pas !

    * il est effarant que lors d’un debat de niveau presidentielle, deux candidats puissent se permettre d’avancer des inepties, (nucleaire) sans une rectification immédiate par les journalistes visant a eclairer les electeurs.

    Brebis galeuse
    http://les-loups.hautetfort.com/

  4. Daniel tu connais ma position et j’abonde au fait que l’enjeu est politique. Pour moi la seule question est « cela aide t-il a compenser la distance élus – citoyens » ? Ces machines à voter n’apportent pas de réponse à cet enjeu. Beaucoup d’efforts pour pas grand chose au nom du modernisme.
    Les réseaux numériques au service du lien social, de l’appropriation des enjeux publics, de la participation c’est moins vendeur (et vendu, ceci explique peut être cela ?), plus difficile, incertain, mais semble valoir un petit effort peut être plus prometteur, à long terme.

  5. Bonjour,
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