La création collective est elle nécessairement innovante ?

Dans un récent article pour le magazine Discover, Jaron Lanier se livre à une critique virulente du concept de « logiciel libre » ou open source. Pourtant, Lanier ne peut guère être considéré comme un porte-parole des intérêts des grosses sociétés logicielles. Musicien, artiste, celui qui popularisa dans les années 80 la notion de « réalité virtuelle » a toujours été un électron libre.

C’est que depuis bien des années, Jaron Lanier a une obsession : éviter que certaines interprétations faciles de la technologie nous fassent perdre de vue le caractère fondamental de la conscience humaine, que de mauvaises pratiques techniques ou philosophiques nous amènent petit à petit à réduire le caractère précieux de notre individualité, bref, à remettre en cause ce qu’il faut bien appeler (sans nécessairement donner à ce terme un contenu théologique ou surnaturel) notre âme…

Son premier ennemi notable a été l’intelligence artificielle, et notamment les agents, ces petits programmes censés nous aider dans les tâches quotidiennes, comme surfer sur le web, prendre des décisions d’achat… « Les agents », affirmait-il, « ne nous semblent intelligents que parce qu’ils nous rendent plus bêtes qu’eux ».

Pour Lanier, une idéologie dangereuse, le « maoisme numérique », se profilerait derrière les TIC consistant, petit à petit, à nier l’importance des individus. Une idéologie de « la ruche » qui serait à l’oeuvre derrière Wikipedia, par exemple. « La beauté d’internet », écrit-il, « est qu’il connecte les gens. Sa valeur, c’est les autres. Si l’on en vient à croire que l’internet lui-même pourrait avoir quelque chose à dire, nous dévaluons la valeur des autres et nous nous transformons en idiots. »

Comment cette défense passionnée de l’individualité se transforme-t-elle en une condamnation de l’open source ? En fait, Lanier n’attaque pas l’idée du logiciel ouvert en tant que telle, mais sa promotion au rang de modèle d’innovation, voire de société.

« Avant que vous ne m’inondiez d’e-mails rageurs, précise-t-il, je tiens à préciser que je ne suis pas anti open source. C’est une approche que je conseille fréquemment dans des projets spécifiques. Mais il existe une vision politiquement correcte qui affirme que l’open source est la meilleure voie vers la créativité et l’innovation, et cette idée ne tient pas face à l’épreuve des faits ».

Ce qu’il critique, c’est la philosophie selon lui au coeur du logiciel libre, celle du « bazar » revendiquée par Eric Raymond (site), bref l’idée que la création collective suffirait à élaborer des programmes innovants. Or ce n’est justement pas parce qu’une création est collective qu’elle est innovante. Au contraire, la dynamique d’un groupe peut conduire à se focaliser sur le plus petit dénominateur commun, ce qui n’est pas favorable aux propositions originales ou nouvelles. L’attaque de Lanier porte donc non pas sur l’open source, mais sur l’open source comme modèle et comme valeur de référence. Et secondairement sur l’association presque forcée sur un mode d’expression de la propriété intellectuelle (l’open source) et un mode de travail (la collaboration ouverte et non hiérarchique).

Linux est particulièrement dans la ligne de mire de Lanier. C’est l’exemple même selon lui, de la manière dont un produit open source peut freiner l’innovation. Unix était selon Lanier un produit déjà obsolète et dépassé, dès le lancement par Richard Stallman (site) de son projet GNU.

« Bien que le mouvement open source fasse usage d’une rhétorique contre-culturelle stridente, il s’agit en pratique d’une force conservatrice », lance-t-il. « Certains des jeunes esprits les plus brillants se sont retrouvés enchainés par les structures intellectuelles des années 70 parce qu’on les a hypnotisés pour croire que d’anciennes conceptions du logiciel constituaient des faits de la nature. Linux est la copie superbe et raffinée d’une antiquité [le premier Unix, Ndlr], plus brillante que l’original, mais néanmoins définie par lui. »

Pourquoi, selon Lanier, l’open source possède-t-il cette tendance conservatrice ? Ce serait précisément à cause de sa stratégie de conception ouverte. Pour élaborer quelque chose de radicalement nouveau, les concepteurs ont besoin d’intimité, de temps, ce que Lanier nomme « l’encapsulation ».

Cette notion d’encapsulation ne s’oppose pas à l’ouverture en tant que telle, mais s’oppose à l’idée d’une création collective.
« Par chance, l’encapsulation ne nécessite pas l’intervention systématique de juristes ou de tyrans, elle peut être réalisée au sein d’une multitude d’institutions sociales. Par exemple, les travaux universitaires sont correctement encapsulés. Les scientifiques ne publient pas tant qu’ils ne sont pas prêts, mais au final, ils doivent publier. La science fonctionne donc de manière ouverte, mais cette ouverture s’effectue de manière ponctuelle, et non continue. »

Bien entendu, les critiques de Lanier commencent à se multiplier sur le Net, celle d’Ars Technica étant l’une des plus argumentées. L’auteur de l’article y rappelle notamment que certaines technologies particulièrement innovantes, comme le Tivo, ont été basées sur des architectures Linux et que par conséquent, les compagnies « innovatrices » utilisent bien souvent à leur avantage les technologies open source.
Sans doute, au-delà de toute polémique faudrait-il voir les approches « ouvertes » et « fermées » comme des stratégies susceptibles d’être adoptées en fonction des phases du développement d’une innovation.

Au final, on peut se demander s’il n’est pas possible d’obtenir le meilleur des deux mondes : un système de conception logicielle qui fonctionnerait, comme la science, de manière ponctuée, alternant les phases d’ouvertures et celles d’encapsulation. Un système comme Croquet, dont nous avons déjà parlé, semble être basé sur ce principe. Les sources sont ouvertes et n’importe qui peut les consulter, les modifier à son gré. Pourtant, la conception de base du logiciel (qu’on pourrait difficilement accuser de ne pas être innovante) est entre les mains d’une petite équipe de fondateurs, qui décident également du contenu et de la date de sortie des versions successives (lesquelles peuvent être éloignées de plusieurs années). Selon Julian Lombardi, l’un des principaux concepteurs, cette politique devrait bientôt laisser la place à un effort plus communautaire, dans la grande tradition des projets open source. Toujours est-il que le coeur du programme, la partie vraiment originale, a été conçu d’une manière isolée par une petite équipe. Cet exemple montre en tout cas qu’il est possible de séparer le modèle économique de l’open source de la théorie philosophique.

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0 commentaires

  1. Il me semble qu’il y a une concurrence entre « industries du code » et « communautés du code ».

    Le modèle de l’industrie est connu. Il est pyramidal. Il ne peut accoucher de systèmes qui le sont aussi, et qui reproduisent à l’infini les conditions propices à l’existence des structures hiérarchiques qui en sont à l’origine.

    Le modèle des communautés se cherche encore. Celles que l’on connait (Linux, Croquet, etc.) sont plus horizontales mais ne sont pas exemptes de hiérarchies. Elles aussi accouchent de systèmes à leur image qui tendent à régénérer les conditions de leur existence selon le même processus autopoïétique que dans le premier modèle.

    Parler de communisme ou de maoïsme à l’égard de ces dernières est à la fois faux et dangereux. Nous ne sommes plus au temps de la lutte des classes. Ce serait plutôt celui de la schizophrénie: combien de chercheurs, d’ingénieurs, voire de financiers travaillent, le jour dans le premier modèle, et la nuit dans le second? Et plus la faillite annoncée du premier modèle se rapproche, surtout en Europe, plus les nuits sont longues 😉

    « industries du code » et « communautés du code »:
    http://tinyurl.com/28e4uh

  2. Une remarque : PoepleSoft, Ariba, Siebel, Ilog, Business Objects, Bea… mais aussi EDS, … toutes rachetées. Concentration dans le monde du logiciel. A quand le tour de SAP 🙂 Si l’outil informatique nous donne une image numérique du monde que se passe t-il quand il ne reste qu’un outil ?