Les sciences sociales et le web 2.0 : Les pratiques des jeunes ne sont pas socialement homogènes (2/7)

A l’occasion de la parution du dernier numéro du Journal of Computer-Mediated Communication (JCMC), consacré aux Social Networks Sites (SNS), Dominique Cardon, sociologue au laboratoire Sense d’Orange Labs, a résumé, détaillé et commenté, depuis le blog qu’il tient sur Facebook, les articles les plus importants de cette parution. L’occasion de revenir, avec lui, critique au poing, sur l’état de la recherche actuelle sur les réseaux sociaux en ligne.

Il y avait beaucoup à attendre de l’article d’Eszter Hargittai (blog) intitulé « Whose Space ? Differences among Users and Non-Users of Social Network Sites » (« Quel espace ? Les différences entre les utilisateurs et les non-utilisateurs de sites de réseaux sociaux ») qui s’attaque à LA question constamment sous-estimée par les zélateurs enthousiastes du web 2.0 : celle des inégalités sociales devant le social networking. L’auteure propose une enquête par questionnaire auprès de 1060 étudiants de première année de l’université de l’Illinois. L’échantillon ne prétend donc pas être représentatif de la population américaine, mais propose une belle photographie de la population étudiante de 18-19 ans.

Premier constat : les SNS sont partout. 88 % des répondants sont utilisateurs de SNS et 74 % déclarent en utiliser un au moins fréquemment [des taux plus élevés que la dernière étude du Pew internet sur le sujet, mais l’échantillon n’est pas le même]. Le classement des pratiques fait apparaître les deux sites dominants du paysage américain : 78.8 % des interviewés utilisent souvent ou de temps en temps Facebook, 54.6 % MySpace, 6.2 % Xanga, 3.3 % Friendster, 1.6 % Orkut et 0.6 % Bebo. Il reste que, contrairement aux attendus, les résultats, même s’ils font apparaître des différences sociales, ethniques et sexuelles dans l’usage des SNS, ne montrent pas de différence très forte dans les pratiques.

Tout au plus – certes, ce n’est pas rien – observe-t-on :

  • 1) que les femmes utilisent plus massivement les SNS que les hommes ;
  • 2) que les étudiants d’origine hispanique sont beaucoup plus présents sur MySpace que sur Facebook ;
  • 3) que les étudiants d’origine asiatique sont plus actifs sur Xanga et Friendster ;
  • 4) qu’il existe bien une relation entre la possession d’un diplôme supérieur par un des parents et l’investissement sur Facebook (à l’inverse, les étudiants dont les parents sont moins diplômés sont plus facilement des utilisateurs de MySpace).

Bref, Ezter Hargittai ne fait que donner une validation statistique aux intuitions de danah boyd dans la note à succès de son blog : « Regarder la division des classes en Amérique via FaceBook et MySpace » (évoqué sur InternetActu.net). Dans son article, Eszter Hargittai triture ses chiffres dans tous les sens, notamment à partir d’une méthode de régression logistique, mais il faut reconnaître que les différences vraiment significatives n’apparaissent pas très clairement. Soit, les jeunes qui vivent encore chez leurs parents ont moins de chance d’utiliser Facebook que ceux qui ont quitté le foyer familial. Mais c’est un peu court.

La déception à la lecture de l’article invite au moins à faire deux constats. En premier lieu, les effets de sélection sociale des SNS sont plus subtils que les catégories d’enquêtes quantitatives. Devant la massification générale des SNS, ce n’est plus tellement l’usage de telle ou telle plateforme qui est inégalement distribué, mais les pratiques de groupes sociaux différents à l’intérieur même de la plateforme ; ce qui réclamerait un questionnement beaucoup plus fin sur les pratiques des usagers. En second lieu, il existe des effets de distinction sociale entre les plateformes, même les plus généralistes telles que Facebook. Or, si les SNS sont destinés à accroitre le capital social des individus (et c’est effectivement ce que Facebook permet de faire si l’on en croit Elison, Steinfeld et Lampe) alors ceux qui profitent de cette potentialité sont ceux qui sont déjà socialement dominants, alors que les étudiants moins dotés socialement et culturellement (pour lesquels l’accroissement du capital relationnel pourrait constituer une ressource importante) se trouvent doublement exclus, de FaceBook d’abord, et de l’effet Facebook (l’intégration sociale par le réseautage) ensuite. Mais, là encore, l’essai de danah boyd était sans doute plus pertinent notamment parce qu’elle y reprend des catégories (celles de Paul Willis) opposant culture « hégémonique » (Facebook) et « subalterne » (MySpace) pour dire les choses très vite.

Position sociale et jugement de goûts sont très étroitement articulés dans l’attrait qu’exercent telle ou telle type de plateforme sur les usagers. Or les jeunes américains interviewés par danah boyd (notamment ceux qui « passent » de MySpace à Facebook) opposent le style épuré, intégré et « bon élève » de Facebook à l’esthétique glitzy, bling ou fly de Myspace (couleurs criardes, tape-à-l’œil, frime, etc.). Il existe non seulement une distribution sociale du sentiment de pudeur (qui se caractérise par un sens de la retenue et du contrôle de son image beaucoup plus fort chez les jeunes issus des classes moyennes et supérieures), mais plus encore les questions de pudeur et d’impudeur trouvent à s’exprimer à travers une série de jugement sur les goûts et les pratiques culturelles (souvent considérées un peu rapidement comme homogènes et unanimement éclectiques chez les jeunes). MySpace exhibe, frime et triche. Facebook sélectionne, s’amuse entre-soi et contrôle. Bien que caricaturales, ces deux manières de fabriquer du capital social sont évidement très socialement distribuées.

Dominique Cardon

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0 commentaires

  1. Révélateur cette notion de trituration des données pour valider une intuition !
    Reste le bruit…tout le bruit !

    A propos de « deux manières de fabriquer du capital social »…et si nous devenions actionnaires de ce capital…pourquoi ne le sommes nous pas d’ailleurs ?

    Une autre question me taquine : pourquoi s’obstiner à vouloir apporter une réponse globale à des besoins qui relèvent du singulier ? ou quand la solution commence à devenir le probléme !

  2. Merci pour ce texte, et ses références… Et c’est une bonne question, Florence. Comment devenir actionnaire de ce capital, autrement que par l’achat d’actions de FB !

    Peut-être la question n’est pas tant de devenir actionnaire que de soutenir l’actionnariat de ceux qui en ont besoin ?