10 propriétés de la force des coopérations faible

Dominique Cardon, Maxime Crepel, Bertil Hatt, Nicolas Pissard, Christophe Prieur du laboratoire Sense d’Orange Labs ont synthétisé les 10 principes de fonctionnement des plateformes relationnelles. Ces caractéristiques génériques, que l’on retrouve dans la plupart des plateformes à succès du web 2.0, ne mettent pas en valeur un esprit communautaire, comme on le croit souvent, mais exploitent « la force des coopérations faibles », c’est-à-dire favorisent une dynamique de bien commun à partir de logiques d’intérêt personnel. Un schéma pour comprendre les modes de coopérations et le web d’aujourd’hui.

Les nouveaux usages des plateformes relationnelles du web 2.0 (blogs, Flickr, Wikipedia, MySpace, Facebook, Twitter, etc.) font apparaître des modes de collaboration inédits entre utilisateurs. En écho au célèbre article de Mark Granovetter sur la force des liens faibles (.pdf), on propose de qualifier ce modèle de coopérations faibles [1]. A la différence des coopérations « fortes » qui se fondent sur une communauté préexistante de valeurs et d’intentions, les coopérations faibles se caractérisent par la formation « opportuniste » de liens et de collectifs qui ne présupposent pas, préalablement, d’intentionnalité collective ou d’appartenance « communautaire ».

En invitant à rendre publiques informations et productions personnelles et en développant des fonctionnalités de communication et de mise en partage, ces plateformes proposent une articulation originale entre individualisme et solidarité. Elles favorisent une dynamique de bien commun à partir de logiques d’intérêt personnel. C’est ce mécanisme qu’il nous semble nécessaire d’interroger. A partir des travaux de sociologie des réseaux sociaux et des études des grands graphes d’interactions, nous proposons une caractérisation succincte de 10 principes de fonctionnement essentiels sur lesquels repose la réussite des plateformes relationnelles du web 2.0.

01individualismedemonstratif.JPG1. L’individualisme démonstratif. A l’origine de leur engagement sur une plateforme relationnelle, les personnes sont d’abord motivées par une raison personnelle : parler d’elles, montrer leurs photos, leurs goûts ou leurs connaissances. Le web 2.0 prend appui sur le développement croissant d’un individualisme démonstratif qui prescrit à chacun de se singulariser des autres en affichant ses petites différences. Aussi paradoxal soit-il, c’est donc l’exacerbation de l’individualisme dans un contexte qui valorise la reconnaissance symbolique des singularités de chacun qui est au principe de la coopération numérique.

02opportunitedecooperation.JPG2. La visibilité comme opportunité de coopération. En rendant publiques des productions individuelles autrefois réservées au cercle des proches, les participants aux sites du web 2.0 offrent un ensemble de prises qui rend possible une mise en relation, un échange ou une coopération avec d’autres. La coopération est donc une conséquence émergente de l’engagement individuel des personnes. Elle est souvent opportuniste, peu intentionnelle, fragile et temporaire. Les participants découvrent chemin faisant de nouvelles raisons de faire des choses ensemble. Mais la condition essentielle pour que ces coopérations potentielles se réalisent est que les individus choisissent préalablement de rendre publiques des productions, des informations, des données, explicites ou implicites, qui les concernent.

03amispasamis.JPG3. Les « amis » ne sont pas forcément des amis. Parmi les différents signes identitaires qu’affichent les participants sur les sites du web 2.0, la liste de leurs relations (contacts, amis, etc.) constitue l’un des principaux vecteurs du développement viral des usages. Cependant, le carnet de contacts affiché sur ces sites est extrêmement divers, multiple et proliférant. Tous les « amis » ne sont pas des amis et il importe pour comprendre les différents usages de ces plateformes d’être attentif à la diversité des formes de capital relationnel qu’accumulent les individus. Par exemple, sur Skyblogs ou Facebook, les participants affichent de petits réseaux de contacts qui sont principalement constitués de personnes connues dans la vie réelle, alors que sur MySpace ou Flickr, les participants exhibent parfois des listes extrêmement longues de contacts qui, la plupart du temps, ne sont que des « connaissances numériques ».

04communautesnonsolidifiees.JPG4. Les communautés ne sont que des réseaux solidifiés. Il est souvent abusif de parler de « communautés » dans l’univers du web 2.0. De fait, la toile des réseaux de contacts et d’échanges qui lient les personnes les unes aux autres se densifie parfois autour de pratiques, de goûts ou d’activités partagés. Lorsque se forme un « paquet » de nœuds fortement liés entre eux, les participants s’identifient, s’organisent et se structurent en un groupe qui peut prendre une forme communautaire. Mais il existe une très grande variété de formes collectives sur les plateformes du web 2.0 qui ont des architectures, des modes de gouvernance et des trajectoires très différentes. En deçà de la forme « forte » de la communauté, ce sont souvent des « coopérations faibles » organisées en collectif provisoire, imparfait et labile qui, par leur souplesse, leur multiplicité et leur sens du mouvement, sont à l’origine des usages les plus innovants du web 2.0.

05circulationhorizontale.JPG5. La circulation horizontale. La recherche d’informations et la navigation sur les plateformes du web 2.0 se font rarement sous la forme d’un moteur catégoriel. Elles sont surtout horizontales, les personnes cheminant à travers leur réseau étendu d’amis et, par extension, via les contenus et les traces mis en partage par ce cercle social élargi. Avec le développement des folksonomies, qui sont à la fois des systèmes de catégorisation et d’exploration pris en charge par les utilisateurs eux-mêmes, les plateformes du web 2.0 se présentent comme un monde relativement plat, offrant des modes de navigation transversaux variés et des outils collectifs d’évaluation. L’univers peu hiérarchisé de ces plateformes favorise le principe de sérendipité, amenant les utilisateurs à faire des découvertes inattendues.

06engagementsheterogenes.JPG6. La distribution d’engagements hétérogènes. Alors que les « communautés fortes » de la vie réelle supportent mal la diversité des pratiques et la distribution inégale des engagements, les collectifs du web 2.0 se caractérisent par une très grande hétérogénéité des formes de participation. Les usages y sont d’abord extraordinairement diversifiés, multiples, contradictoires et foisonnants. L’intensité de l’engagement dans les plateformes se répartit ensuite systématiquement selon une loi de puissance (parfois appelé 1/10/100) qui voit une minorité de participants être très actifs, une portion non négligeable participer régulièrement et une grande masse de personnes avoir des usages extrêmement réduits ou quasi nuls. Les collectifs en ligne ont comme caractéristique d’être très tolérants à l’égard des personnes inactives ou peu engagées.

07petitsetgrands.JPG7. Les « petits » sont nécessaires aux « grands ». La distribution hétérogène des engagements est aussi un principe de l’économie particulière de ces plateformes dans lesquelles les « petits » sont nécessaires aux « grands ». Les petits engagements, comme la correction de fautes d’orthographe sur Wikipédia, sont indispensables au travail collectif de mise en relation, de catégorisation et de production de savoir des plus actifs. De même, le dépôt de quelques photos de vacances sur Flickr, lorsque celles-ci seront taguées et identifiées dans des groupes par d’autres, permettra d’enrichir le bien collectif constitué par l’ensemble de la plateforme.

08qualitenombre.JPG8. La qualité par le nombre. Dans un univers d’abondance, de redondance, de multiplicité et d’ouverture, la qualité des contributions est une conséquence du nombre de participants. Sur Wikipedia, les articles les plus « sûrs » sont généralement ceux qui ont été rédigés par le plus grand nombre. Les univers massivement relationnels ont pour caractéristique de ne pas sélectionner a priori les contributeurs et les contributions, mais de les qualifier a posteriori en fonction de la réputation et de la fréquentation des contenus. En conséquence, la qualité est le résultat de la capacité d’une contribution ou d’un contributeur à attirer vers lui un nombre toujours plus important d’utilisateurs, de lecteurs ou de commentateurs.

09hierarchiesetcomportements.JPG9. Les hiérarchies produites par le comportement des autres. Le monde des plateformes relationnelles n’est pas organisé par des hiérarchies préétablies fondées sur le statut social des personnes, leur qualification, leur prestige ou leur diplôme. Il s’agit d’un monde profondément méritocratique qui récompense ceux des participants qui sont parvenus à intéresser les autres. C’est donc par leurs activités, par la mise en œuvre de leur compétence, par la visibilité qu’ils ont su donner à leurs actions que se dessinent des hiérarchies entre utilisateurs. Les collectifs du web 2.0 ne sont cependant pas des démocraties plates, auto-organisées et rigoureusement égalitaires. Elles font même apparaître des hiérarchies très fortes, des comportements stratégiques et des appariements sélectifs, mais ces hiérarchies, souvent changeantes et mobiles, sont le produit collectif du comportement individuel des autres.

10rebondir.JPG10. Toujours rebondir ! Enfin, s’il est une règle de comportement essentielle dans l’univers des plateformes relationnelles, c’est bien celle d’être toujours actif, en mouvement, prêt à s’investir dans un nouveau projet. La variabilité des engagements, dans le temps comme dans leur objet, est une caractéristique récurrente des usages. Les participants multiplient leurs identités, participent à plusieurs communautés et rebondissent incessamment d’une plateforme à l’autre. L’instabilité n’est sans doute pas seulement une conséquence de la jeunesse et de la nouveauté de ce type de services, mais une propriété plus fondamentale de l’attrait pour ces engagements relationnels.

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Ces 10 propriétés commandent une forme particulière d’organisation des systèmes relationnels que nous appelons la force des coopérations faibles. Cette formule, qui n’est pas sans défaut, permet cependant d’insister sur le fait que la réussite du web 2.0 ne tient pas tellement à un « esprit communautaire », mais plutôt au fait que, dans les sociétés individualistes, les personnes produisent entre elles des liens et des relations en exprimant ce par quoi elles cherchent à se singulariser et à s’affirmer comme sujets.

Dominique Cardon, Maxime Crepel, Bertil Hatt, Nicolas Pissard, Christophe Prieur

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1. Aguiton (Christophe), Cardon (Dominique), “The Strength of Weak Cooperation : An attempt to Understand the Meaning of Web2.0”, Communications & Strategies, n°65, 1st quarter 2007, p. 51-65.

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0 commentaires

  1. Tout celà me semble très laborieux, il faudra aussi relire Hakim Bey: « En fait, je me suis délibérément interdit de définir la TAZ – je me contente de tourner autour du sujet en lançant des sondes exploratoires. En fin de compte, la TAZ est quasiment auto-explicite. Si l’expression devenait courante, elle serait comprise sans difficulté… comprise dans l’action. » …
    http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html

  2. Une sorte de pêche en eaux extra-territoriales avec divers types de filets avec peut etre des bateaux usines qui transforment tout cela en produits finis sur place

  3. à force de ramassis de conneries on pourra faire du fumier pour faire pousser les objets connectés.
    Best wishes! –yann

  4. et attendant l’internet des objets et des molécules… La notion de réseau social numérique est le cache sexe du développement de l’hyper-individualisme connecté, de la multiplication des sujets isolés et médiatisés par des opérateurs dont le profit nait des distances ainsi créées, et de fait, de la transformation des sujets en objets, stockés dans des bases de données.