Les sciences sociales et le web 2.0 : YouTube est-il un réseau social ? (4/7)

A l’occasion de la parution du dernier numéro du Journal of Computer-Mediated Communication (JCMC), consacré aux réseaux sociaux en ligne (Social Networks Sites, SNS), Dominique Cardon, sociologue au laboratoire Sense d’Orange Labs, a résumé, détaillé et commenté depuis Facebook les articles les plus importants de cette parution. L’occasion de revenir, avec lui, critique au poing, sur l’état de la recherche actuelle sur les réseaux sociaux en ligne.

Il existe peu de travaux sur YouTube. L’identification de ce site de partage de vidéo dans la galaxie des SNS est d’ailleurs toujours un peu incertaine. Aussi l’intérêt du papier de Patricia Lange (blog) (« Publicly private and privately public : Social networking on YouTube » qu’on pourrait traduire par « Publiquement privé et personnellement public : le réseautage social sur YouTube ») est-il d’aborder cette question à partir d’une enquête par interview de 54 utilisateurs de YouTube (un public d’Américains, âgé de 9 à 43 ans, avec une moyenne d’âge de 25 ans). La notion d’ »amis » a déjà été fortement ébranlée par l’amitié stratégique sur MySpace (voire notamment les réflexions de danah boyd sur la fonction de l’amitié dans les réseaux sociaux). Mais alors que dire des usages des fonctionnalités relationnelles sur YouTube où « demander l’amitié » veut souvent simplement dire s’abonner au flux des vidéos postées par tel ou tel ?

L’enquête de Patricia Lange montre pourtant que YouTube n’est pas un simple système de diffusion de vidéo qui pourrait être comparé, comme c’est pourtant souvent le cas, à un média traditionnel pour lequel la conquête de l’audience la plus nombreuse serait le but unique et privilégié de tous. L’auteure utilise la notion de « media circuit » pour désigner la manière dont l’échange de vidéo peut s’organiser différemment en fonction du réseau social. Elle montre comment les fonctionnalités très particulières de YouTube permettent aux utilisateurs de jouer différemment sur les circuits de diffusion de leurs productions. Sur YouTube les utilisateurs produisent certes les vidéos, mais ils produisent aussi leur audience – et manifestement il existe plusieurs manières de construire cette audience.

Patricia Lange montre notamment que l’opposition binaire privé/public cache en fait des dimensions beaucoup plus subtiles et de nombreuses positions intermédiaires. Elle emprunte à Susan Gal (« A semiotics of the public/private distinction ») l’idée d’une « fractalisation du privé et du public » afin d’insister sur le fait que cette opposition se rejoue toujours à différentes échelles. Il y a toujours du privé dans le public et inversement, comme je l’expliquais à l’UpFing en 2006. Ainsi, sur la plateforme publique de YouTube est-il possible d’observer un ensemble de pratiques privées. Certains utilisateurs cherchent à être très populaires en ayant beaucoup d’amis et de commentateurs. Mais il existe aussi un ensemble de pratiques relationnelles beaucoup plus ciblées, permettant d’échanger des vidéos entre personnes se connaissant dans la vraie vie, ayant produit ensemble ou partagé ensemble l’événement qui a été filmé, ou partageant une communauté de goût spécifique.

Pour faire apparaître ces subtilités dans l’usage de YouTube, Patricia Lange propose d’isoler deux types de pratiques, les vidéos « publiquement privées » et « personnellement publiques » (privately public)…

Les posts « publiquement privés » (publicly private) font référence à des vidéos personnelles, révélant l’identité du producteur (par exemple son image ou sa signature y sont apparentes) mais pour lesquelles le posteur s’arrange pour limiter la publicité à un cercle fermé. Seules les personnes qui trouvent la vidéo peuvent la lire. Si bien qu’il suffit de ne pas la tagguer, de la tagguer à l’aide d’un code ésotérique connu par un petit groupe (par un exemple un petit réseau religieux identifié par l’auteur) ou de la tagguer avec le nom de son pseudo YouTube, que ne connaissent que ses amis. La faiblesse des outils de recherche sur YouTube permet de préserver des zones de clair-obscur et d’utiliser le système de tagging non pas pour inscrire la vidéo dans une vaste bibliothèque publique de termes de références, mais pour l’étiquetter avec un code privé. Il est ainsi possible de poster des vidéos sans que celles-ci ne soient réellement regardées par tous, mais seulement par un très petit groupe de proches qui partage les codes du producteur de la vidéo (même si, techniquement, la vidéo est potentiellement accessible à tous). Les utilisateurs ont ainsi détourné le principe du tagging pour recréer des espaces privés dans le vaste catalogue public de YouTube.

Les post « privés publics » (privately public) renvoient eux à un ensemble de vidéos personnelles dans lesquelles l’auteur masque son identité corporelle et civile, tout en essayant d’assurer une publicité maximale à son œuvre. Pour des raisons professionnelles, personnelles, sentimentales, etc., de nombreux producteurs de vidéos préfèrent masquer leur identité. Par exemple, l’un des interviewés de Patricia Lange porte un masque sur sa vidéo, d’autres transforment leur voix. Elle rapporte l’anecdote d’un vidéaste amateur, Vlad, qui pour impressionner l’ami avec lequel il fait habituellement des vidéos sur YouTube et qui avait contesté son talent, se lance dans la production de vidéo en se masquant afin de prouver à son ami la qualité de son travail. L’auteure détaille aussi les nombreuses stratégies de dissimulation d’identité personnelle de certaines vedettes de YouTube, comme MysteryGuitarMan ou MadV (à leur manière, ces derniers ne font que reprendre la stratégie à succès des Daft Punk). Elle montre enfin que certains posteurs filtrent les commentaires pour éviter toute question personnelle.

Cette étude montre, si besoin était, qu’il existe bien d’autres usages de Youtube que la seule recherche d’audience et de viralité. Profitant des nombreuses imperfections du système de catégorisation et de recherche du site, les utilisateurs ont développé des stratégies pour contrôler la visibilité de leur travail, soit en codant le contenu même de leur production, soit en jouant avec les étiquettes qui permettent d’adresser la vidéo à certains tout en la rendant peu accessible aux autres.

Dominique Cardon

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