Informatique médicale : patient virtuel, usine à gaz et pompe à fric

Dans le meilleur des mondes, les systèmes informatiques de santé serviraient moins à améliorer l’offre de soin, la qualité des diagnostics et la coordination des personnels de santé qu’à veiller au respect scrupuleux de la réglementation, à protéger le personnel soignant des risques de procès, et à dépenser du temps et de l’argent en prestations de service informatique.

C’est pourtant le constat accablant que dresse le Comité des sciences informatiques et des télécommunications du Conseil national de la recherche américain dans un épais rapport intitulé « Computational Technology for Effective Health Care : Immediate Steps and Strategic Directions » (Une technologie informatique pour un système de santé performant : mesures immédiates et directions stratégiques), et basé sur un examen des systèmes mis en place dans 8 des établissements américains les plus en pointe en matière d’informatisation des pratiques médicales :

Le volet technologique et informatique des professionnels de santé observés par le comité était rarement bien intégré dans la pratique clinique, rarement utilisé pour leur fournir des données susceptibles de les aider dans leurs choix, l’évaluation et l’amélioration de leurs pratiques, non plus que pour lier leurs pratiques de soin avec la recherche médicale.

L’informatique de santé fournit rarement une vue d’ensemble des données relatives aux patients, alors que les professionnels de santé passent un temps considérable à documenter les soins qu’ils leur ont prodigués, afin de respecter la réglementation, et se prémunir des risques de procès, plutôt que pour améliorer la qualité des soins prodigués.

De plus, ces systèmes mettent souvent des décennies à être correctement adoptés, et la majeure partie d’entre eux n’étaient que peu, ou incomplètement, intégrés dans la pratique quotidienne des praticiens. »

La technologie est un outil (secondaire), pas un objectif (prioritaire)

Le président d’une mutuelle américaine relève ainsi que « le succès ne devrait pas être mesuré en fonction du nombre d’hôpitaux dotés de systèmes informatiques de santé ni du nombre de patients dotés de dossiers médicaux électroniques. Le succès se mesure en fonction de l’amélioration des résultats cliniques. »

Alors que la médecine se fonde sur un rapport complexe, et humain, mêlant observations cliniques, connaissances médicales et discussions avec les patients, les médecins doivent passer de plus en plus de temps à intégrer et traiter des données informatiques brutes, abstraites et disparates dans des systèmes et interfaces faisant souvent peu de cas de ce qu’elles peuvent apporter comme service à leurs utilisateurs. Le tout au détriment du patient, des nerfs du médecin et de la qualité des soins.

« Au final, la compréhension de la situation du patient risque d’être perdue au beau milieu d’un amoncellement de données, de tests et d’outils de monitoring. Un temps et une énergie précieux sont passés à gérer des données plutôt qu’à chercher à comprendre le patient. »

Des « patients virtuels » pour aider les médecins à comprendre leurs patients bien réels

Sans surprise, le rapport préconise la réorientation de ces systèmes pour qu’ils (re)mettent le patient au coeur du processus, et se focalisent sur ce qu’ils peuvent améliorer en terme de qualité de soin, et non sur l’adoption elle-même de ces systèmes, au motif que « la technologie est secondaire« .

Ses propositions n’en visent pas moins à aller encore plus loin dans l’informatisation de la relation médecins-patients, par le truchement de dispositifs permettant d’automatiser le recueil de données.

L’objectif est de pouvoir modéliser des « patients virtuels« , alter ego numériques sur lesquels les praticiens pourraient se reposer pour décider des traitements à appliquer à leurs patients bien réels.

Les systèmes actuels ne proposeraient en effet pas assez de « support cognitif » aux praticiens, alors qu’ils devraient fournir aide et assistance en terme de prise de décision, et de résolution des problèmes.

Ce « patient virtuel« , souligne David C. Kibbe, expert des technologies d’information médicales auprès de l’académie des médecins de famille, serait un « modèle conceptuel reflétant la compréhension, par les praticiens, des interactions physiologiques, psychologiques, sociétales, et autres dimensions » (sic) du patient.

Les données médicales doivent aussi être lisibles pour les patients

Le rapport préconise également le développement de technologies à même de « clarifier le contexte des données« , mais aussi d' »identifier et éliminer (sic) les process de travail inefficaces« , autrement dit, des outils logiciels chargés de faire le ménage dans les autres logiciels de l’usine à gaz de l’informatique médicale.

Dans le même ordre d’idée, il conviendrait aussi d’éviter, à l’avenir, les programmes focalisés sur l’adoption de tels ou tels applications ou logiciels, et d’encourager, a contrario, l’interopérabilité des données, afin qu’elles puissent passer d’un système à un autre, et être utilisées tant par les différents praticiens que par les patients eux-mêmes.

Evoquant leur « vision d’un « soutien cognitif » mettant le patient au centre du dispositif« , les auteurs du rapport qualifient ainsi de « bénéfice ultime et significatif » le fait, pour les patients eux-mêmes, de pouvoir utiliser ces outils (qui doivent donc, précisent-ils, être conçus avec cet objectif en tête) afin qu’ils puissent eux aussi mieux appréhender, et comprendre, leurs propres états de santé.

Si le rapport ne préconise pas clairement l’adoption de standards, il insiste pour que les données puissent également être « réinterprétées« , à l’avenir, en fonction des avancées et découvertes informatiques, et médicales. Il faudrait donc aussi accélérer les recherches interdisciplinaires entre informatique biomédicale, sciences sociales et ingénierie des systèmes de santé.

Une question de business

L’enjeu est de taille, et le moment bien choisi : le Boston Globe rappelait ainsi récemment que Barack Obama s’est engagé à dépenser 50 milliards de dollars, dans les 5 ans à venir, en technologies de l’information médicales, dans le cadre d’un plan de 700 milliards de dollars visant à soutenir l’industrie high-tech.

L’objectif est d’améliorer le système de soin, mais aussi d’économiser de l’argent, en réduisant les frais administratifs, les erreurs médicales, et les examens inutile ou redondants. le gain estimé n’est pas anodin, et pourrait atteindre… les 80 milliards de dollars par an.

Les systèmes informatiques de santé sont en effet souvent présentés comme un moyen permettant de lutter contre les erreurs médicales (le rapport évoque ainsi le chiffre de 98 000 morts évitables chaque année aux USA, alors qu’on parle de 10 000 morts en France) et la iatrogénie (erreur de traitement, ou contre-indication médicamenteuse, qui serait responsable de 10 000 décès en France).

Si le Dossier Médical Personnel (DMP) français a tout du fiasco (il suffit de lire le sommaire du rapport qui lui a été consacré en 2007 pour s’en faire une idée), le Dossier Pharmaceutique (DP, qui a pour objet de « permettre aux pharmaciens de partager les données nominatives relatives aux délivrances de médicaments, afin de prévenir les interactions médicamenteuses »), bien plus discret, et bien moins débattu que son prédécesseur, est en passe de se généraliser, avec plus de 2 millions de dossiers créés à la date du 5 janvier dernier, un an et demi seulement après avoir été lancé.

Le Dossier Pharmaceutique en résumé

Officiellement, il s’agit de repérer les redondances ou les interactions indésirables entre des traitements, d’améliorer le conseil du pharmacien, de proposer au patient un suivi thérapeutique du pharmacien et, enfin, d’alimenter le volet médicament du Dossier Médical Personnel (DMP) du patient.

Mais l’objectif est aussi économique : dans son Livre Blanc, le Conseil de l’ordre des pharmaciens affiche ainsi clairement que le déploiement de son DP est un « élément majeur » du débat sur le maintien, « en tout point incontestable« , du « monopole de l’officine » face à la concurrence annoncée des grandes surfaces et autres parapharmacies.

La création d’un système similaire aux Etats-Unis, que George Bush avait promis à l’horizon 2014, est ainsi elle aussi sur le tapis. Mais il n’existe pas, à ce jour, de système sécurisé au niveau national, et les différences de législation, en matière de protection de la vie privée, diffèrent souvent entre Etats, rendant la tâche encore plus difficile.

Les problèmes d’interopérabilité sont eux aussi un frein, et pas des moindres : selon Melissa Goldstein, professeur de santé publique à l’université George Washington, la situation serait similaire aux années 80, lorsqu' »Apple ne pouvait pas lire les fichiers WordPerfect et Microsoft Word« .

Autre problème, et non des moindres : le coût de cette informatisation, supporté en bonne partie, voire en totalité, par les praticiens eux-mêmes. Il leur en coûterait entre 25 et 45 000 dollars par cabinet, plus quelques autres milliers pour la maintenance, chaque année. A ce jour, moins de 25 % des médecins américains entreraient, dans leurs systèmes informatiques, des données relatives à leurs patients.

Comme le souligne un professionnel des systèmes d’information de santé, aujourd’hui, « ce n’est pas celui qui paie qui gagne » à s’informatiser. Or, si l’informatique médicale respecte les objectifs qu’on lui assigne, il y aura moins d’erreurs médicales ou médicamenteuses, moins d’examens redondants, et donc moins de consultations. Or, relève ironiquement le Boston Globe, les médecins sont payés lorsqu’ils sont consultés, par pour maintenir leurs patients en bonne santé…

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. j’ai pas encore lu,juste survolé mais cela m’a l’air assez anticonformiste….j’y vais avec bonheur.