Le papier contre l’électronique (3/4) : Vers de nouvelles manières de lire

Comme le résume bien le philosophe Larry Sanger – en réponse à l’inquiétude de Nicolas Carr se plaignant d’être devenu incapable de lire des documents longs à force de parcourir des formes courtes sur le web -, si nous ne sommes plus capables de lire des livres, ce n’est pas à cause d’un déterminisme technologique, mais uniquement à cause d’un manque de volonté personnelle. La question est alors de savoir : le média a-t-il un impact sur notre capacité de concentration ?

Quel est l’impact du média sur notre capacité de concentration ?

Pour l’écrivain Jeremy Hatch, qui pour seul bagage avance avoir lu les Confessions de Thomas De Quincey ou les mémoires de Tolstoy sur son PDA :

« Notre capacité à nous concentrer sur un long texte ne dépend pas du média qui le délivre, mais de notre discipline personnelle et de l’objectif que nous avons quand nous lisons. Si vous vous asseyez pour lire Guerre et Paix avec le but de vous faire plaisir, que vous ayez du papier ou du plastique entre vos mains, vous vous attendez à être attentifs à votre lecture, pendant des heures entières, peut-être un jour complet. Quand vous vous asseyez pour lire vos fils RSS, vous focalisez votre attention sur de courtes rafales, cinq minutes là, vingt ici, peut-être une heure sur un long article qui va particulièrement vous intéresser.

A en croire mon expérience, il suffit de le vouloir pour ignorer les distractions qu’offre le web, et le web permet aussi de faire des recherches profondes ou contemplatives à un degré qui s’étend bien au-delà des amas de livres des bibliothèques publiques. Il y a des inconvénients à chaque époque, mais je ne pense pas que les inconvénients de la nôtre se concrétisent par la disparition de la pensée profonde et de la méditation, ou du bonheur de se perdre dans de très bonnes oeuvres littéraires. Les gens continueront d’avoir besoin de toutes ces choses, à la fois pour le travail et le développement personnel, ce besoin ne restera pas négligé très longtemps. »

« L’expérience de Jeremy est plutôt proche de la mienne », poursuit Kevin Kelly :

« Je pense que l’espace de la littérature est orthogonal au cyberspace et à l’espace de la lecture. Vous pouvez vous plonger dans un livre en ligne aussi bien que dans un livre papier, et vous pouvez passez d’une idée l’autre sur le papier aussi bien qu’avec un livre au format électronique. Il est vrai que le média est lui-même un message (comme l’expliquait Mac Luhan), mais nous habitons maintenant un Intermedia, le média des médias, où chaque média coule dans un autre ce qui rend difficile de tracer des frontières entre eux. Le livre est à la fois dans le cyberspace et dans l’espace de la littérature. Qu’il soit plus grand ou plus petit que nous le pensons, il est certain que nous sommes en train de le redéfinir. »

D’un point de vue neuroscientifique, nous explique le professeur Laurent Cohen de l’Unité de neuroimagerie cognitive de l’Inserm, auteur de L’homme thermomètre et de Pourquoi les chimpanzés ne parlent pas, « le support ne créé pas beaucoup de différences au niveau visuel ». Techniquement parlant, c’est-à-dire du point de vue des capacités de lecture, l’écran ou le papier ne changent rien au processus de la lecture, si l’on prend le même texte proposé d’une manière brute sur l’un ou l’autre support. Les caractéristiques physiques du livre génèrent certaines habitudes de lecture, mais rien que l’évolution des supports ne puisse demain faire évoluer, nous confie le collègue du professeur Stanislas Dehaene, l’auteur des Neurones de la lecture. Bien sûr, l’écran de nos ordinateurs a tendance à générer des « distractions exogènes » qui demandent un effort cognitif plus important pour rester focalisé sur un sujet ou un texte. Mais ce n’est pas le support en tant que tel qui est en cause, mais bien les distractions qu’il génère. Ce n’est pas lire à l’écran qui nous perturbe : c’est lire connecté, lire en réseau.

Un livre électronique par Azadam
Image : Un appareil de lecture électronique, le Sony Reader par AZAdam.

C’est le réseau qui nous distrait !

L’écrivain de Science-Fiction Cory Doctorow, pourtant blogueur prolixe sur l’un des blogs américains les plus lus, BoingBoing, l’a bien compris, quand il donne ses conseils pour écrire à l’ère de la connexion permanente : c’est la connectivité qui nous distrait ! Ce sont les distractions que le réseau et les outils numériques facilitent, parce qu’elles favorisent des micro-interactions constantes, des mises à jour continues… L’ordinateur nous conduit à être multitâches, comme on l’entend souvent, désignant par là même non pas la capacité à faire tout en même temps, mais à accomplir de multiples tâches qui cognitivement demandent peu d’attention comme l’explique clairement Christine Rosen. Appuyer sur un bouton pour relever ses mails, consulter son agrégateur d’information, sa messagerie instantanée en même temps et avoir plusieurs pages web ouvertes est devenu courant. Avec tous les outils qui nous entourent, les sollicitations sont constantes, et il faut reconnaître qu’il est facile de se perdre en surfant, alors qu’on avait commencé par vouloir lire un texte un peu long et qu’une recherche pour éclaircir un point nous a fait oublier notre objectif initial.

Faut-il imaginer des outils qui nous déconnectent selon ce qu’on lit pour favoriser notre concentration ? Ou capables de mieux hiérarchiser nos priorités (favorisant les distractions selon la qualité des expéditeurs ou les empêchant selon le type d’outils qu’on est en train d’utiliser par exemple…) ? Les études commencent à s’accumuler sur les méfaits de cette distraction permanente (comme celle-ci relevée récemment par l’Atelier, qui montre que la connexion continue sur son logiciel de réception de mail n’est pas bonne pour la productivité des salariés). Elles soulignent le besoin d’une véritable écologie informationnelle. Mais il semble bien qu’il y ait là encore beaucoup à faire pour que les outils soient aussi fluides que nos pratiques.

La page du livre We The Media proposée par Google Books, qui revèle de nouveaux contenus documentaires : ceux issus du livre lui-même (localisation, tags...) et ceux issus d'autres contenus (meilleurs passages, autre livres qui références ce livre...)Pour autant, il est probable qu’on puisse de moins en moins lire en n’étant pas connecté. La solution de couper notre lecture du réseau ne semble pas devoir être à terme une solution pour retrouver le calme qui sied à une lecture profonde. Au contraire ! Comme le prédit Bob Stein, de l’Institut pour le futur du livre, à la conférence Tools of Change for Publishing 2009 (vidéo – voir le compte rendu de Marin Dacos du Centre pour l’édition électronique ouverte), pour nos petits enfants, la lecture sera une expérience éminemment socialisée. C’est-à-dire que la lecture à l’avenir ne sera plus une expérience isolée, close, fermée sur elle-même – pour autant qu’elle ne l’ait jamais été -, mais une expérience ouverte aux autres lecteurs et aux textes en réseaux, qui prendra du sens en s’intégrant dans l’écosystème des livres et des lecteurs. Pourrons-nous lire demain des livres sans accéder à leurs commentaires, au système documentaire qui va naître de cette mise en réseau des contenus permettant d’accéder aux livres et blogs qui citent ce livre, aux passages les plus importants signalés par l’analyse de toutes les citations faites d’un livre ? L’interface de Google Books préfigure peut-être ces nouvelles formes de lecture (voir par exemple, la page de références, de citations, de meilleurs passages et de recommandation d’un livre référencé dans Google Books comme We The Media de Dan Gillmor). La lecture ne sera plus une expérience solitaire, car en accédant au livre, à un article, on accédera aussi aux lectures d’autres lecteurs et surtout à son importance culturelle, au système qui le référence…

Notre mode de lecture change parce que le numérique favorise de « nouvelles manières » de lire

Les premières études sur les usages des livres électroniques montrent bien qu’on ne les utilise pas de la même façon que les livres papier. On pioche plus facilement des passages ou des chapitres plutôt que d’avoir une lecture linéaire. Sans compter qu’on n’a pas les mêmes usages selon les types de contenus qu’on consulte : on a plutôt tendance à télécharger certaines formes littéraires et à accéder en ligne à d’autres, comme l’expliquaient certains des spécialistes du secteur à la conférence TOC 2009.

Sous forme électronique, la lecture linéaire n’est plus le seul mode d’accès aux contenus. Au contraire, le passage à l’électronique « augmente » le livre. On peut interroger les contenus, aller chercher ce qu’ils renferment, établir des interactions documentaires en croisant des contenus de natures différentes… L’électronique favorise des accès partiels certes, mais il ne faut peut-être pas les entendre comme une régression, mais bien comme le développement d’un autre mode de lecture. Le changement de paradigme que suppose le livre électronique ne signifie peut-être pas un accès partout, en tous lieu, à tout moment, sur un mode plutôt linéaire (comme le propose le livre papier), mais ouvre de nouveaux contrats de lectures, de nouveaux modes d’accès aux contenus, dont la recherche documentaire et donc l’accès partiel est certainement le mode appelé le plus à progresser.

Assurément, à l’heure de l’électronique, le rapport à l’information, à ce que nous lisons est différent, parce que la posture de lecture est différente. Avec le livre, je lis, je suis dans un moment à part, j’absorbe l’information. Avec les écrans, ou avec un livre électronique, bien souvent, je lis et écris, ou je lis et communique. La posture de lecture n’est pas exactement la même. Nous accédons à de nouvelles manières de lire, qui brouillent les questions de lecture, nos façon de les mesurer et de les comptabiliser.

Hubert Guillaud

Pour ceux qui souhaiteraient plus loin sur les transformations du livre par le numérique, je vous invite à consulter le blog que je dédie au sujet depuis plusieurs années, LaFeuille, et notamment la récente présentation « Qu’est-ce qu’un livre à l’heure du numérique ?« .

Le dossier « Le papier contre l’électronique » :

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0 commentaires

  1. Bonjour Hubert,

    À mon avis, il manque la principale dimension à cette analyse : l’économie de l’attention.
    C’est parce que la publicité sur le web est plutôt liée aux requêtes qu’au maintien sur un texte que le type de lecture est transformé. Sur le web on vous tape sur l’épaule, tandis que sur les médias traditionnel on montre du doigt.
    Cela n’a certes pas à voir directement avec la technologie, sauf si l’on admet qu’il se construit des modèles dans le mix techno-usages-économie.

    C’est un peu lapidaire, j’en conviens. Je développe plus tard si j’ai plus de dispo.

  2. Il ne me semble pas dire vraiment le contraire Jean-Michel : ce sont les requêtes, ce nouveau mode de lecture, qui contribuent à parcelliser nos lectures… Mais c’est surtout la connexion permanente qui a tendance à diminuer notre attention, en nous offrant des occasions de toujours plus nous disperser.

    Pour autant, je ne suis pas convaincu par l’analogie que vous employez : le web ne me tape pas sur l’épaule, il ne cesse de me montrer des choses du doigt. Ce sont les distractions qu’on veut bien s’accorder qui nous tapent sur l’épaule – plutôt l’internet que le web pourrait-t-on dire -, mais certaines utilisations du réseau – la lecture en réseau – nous aident à mieux lire, à mieux repérer les choses à lire.

  3. Bonjour Hubert
    J’ai comme l’impression que c’est plus le plan « lien » qui nous distrait de la lecture : regardez, votre article est immédiatement (comme un livre : une note de bas de page) inscrit dans ce diagramme. Mais les liens reportent aux liens lesquels eux aussi… La distraction, certes, mais aussi la curiosité. Je me dis aussi que le livre, vous l’avez avec vous, l’écran est quelque part (vous pourriez m’emmenez avec vous, sans doute, je ne le nie pas, mais il y a quelque chose de l’intime, ou de l’intérieur avec l’écran, il me semble). Et aussi, en même temps, lire des articles à l’écran, avec des musiques qui tournent en boucle, dans le même esprit, voilà dans la même machine.
    Pour ma part, je pense que la lecture est immédiatement issue (compréhensible, reçue) du support, et que celui-ci influe directement sur la compréhension que nous avons, tirons, prenons, du contenu. Et aussi, nous lisons, c’st quand même tant mieux, d’une certaine manière, différemment, sans doute, mais nous lisons, ce que d’autres écrivent, et globalement, il y a là cette lutte pour ce pouvoir-là, celui de donner à lire, qui se joue aussi… On relaye, c’est vrai, on essaye d’expliquer, on prend des positions (juste ce que je suis en train de faire) et j’en ai l’occasion, et je sais aussi que c’est un vaste puits danslequel ces (mes : mais en sont-ce vraiment ?) mots vont s’engouffrer, se perdre, dans cette évanescence que certains appellent un « espace gazeux ».

  4. @PdB : Je ne crois pas que le lien nous distrait tant que cela. Le lien nous distrait si on clique dessus et si on se rend sur la page vers laquelle il nous dirige. Or le plus souvent, les gens ne cliquent pas sur les liens. C’est à tous le moins ce que nous disent la plupart des rapports d’audience des sites. Très peu de liens sont activés sur tout ceux qui sont présents. En tout cas, c’est une distraction beaucoup moins forte que les distractions qui viennent de nos outils et des sites sociaux, me semble-t-il. Et plus qu’une distraction, le plus souvent, c’est un approfondissement de la lecture. Un lien mène vers quelque chose à voir ou à lire. Souvent, il renforce, prolonge, précise, permet d’aller plus loin. Je crois que c’est plus un nouveau mode de lecture qu’une distraction à proprement parler.

  5. Je me permets quelques mots sur cette fameuse « linéarité » du texte matérialisé, que permettrait de casser un texte électronique décomposable, modulaire, liquide, voire gazeux…

    Tout d’abord, l’apparence de linéarité disparaît d’autant plus vite que se manifeste la régulation éditoriale (appareils critiques, index, zones péritextuelles, renvois internes ou bibliographiques). Mais surtout, et quelle que soit la nature du texte, passé les tout premiers temps de l’apprentissage, il n’y a plus de lecture « linéaire ».

    Les multiples trajets optiques, balistiques, sur la page se doublent toujours d’un ensemble de comportements haptiques associés au volume. Y compris dans la plus immersive des narrations, voyez les parts respectives de la consommation « performative » du flux… et des aller-retour, des doigts coincés entre deux pages, de la réitération du même passage, de la « tête levée pour laisser glisser »…

    Il me semble que le véritable changement d’habitus n’est pas dans le modèle de construction du sens par l’accès sélectif à des briques plus ou moins disponibles, mais plutôt dans celui des possibilités d’habitation dans la construction ainsi matérialisée. Quelques comparaisons en vrac (qui valent ce qu’elles valent):

    Le livre s’inscrit dans un urbanisme, une régulation, une sédentarisation, — alors que le livrel s’inscrit naturellement dans une expérience de vie nomade (de chasseurs-cueilleurs?).

    Le livre a une architecture palpable, qui me permet de projeter un séjour, même bref, — là où le livrel a d’abord un appareil, avec un mode d’emploi.

    Le livre m’apparaît comme une série d’étages entre lesquels je me déplace, je m’oriente, — là où le livrel se présente davantage comme un filtre, un prisme, une mémoire auxiliaire sur une série d’images.

    Le livre est une construction que je tiens entre moi et le sol, un espace entre mes yeux et mon propre espace au sol — là où le livrel tient d’une fenêtre devant mes yeux, au travers de laquelle il ne m’est qu’accordé de contempler un monde, même si je crois l’avoir construit.

  6. I’ve said that least 1619586 times. The problem this like that is they are just too compilcated for the average bird, if you know what I mean