Demain, les interfaces organiques

Parmi les nombreuses présentations qui se sont tenues à la conférence Computer Human Interaction à Boston, l’un des ateliers, qui rassemblait tous les gourous de la spécialité, s’intéressait aux interfaces organiques, c’est-à-dire aux interfaces capables de modifier et d’adapter leurs formes, rapporte Core77. Les interfaces organiques désignent des interfaces flexibles, gonflables ou lumineuses… c’est-à-dire physiquement modifiables par l’information elle-même, tant et si bien qu’elles semblent vivantes, à l’image de nos organes. Avec ces interfaces, l’affichage s’adapte à la forme du support et le support lui-même devient l’affichage. Le support est évolutif et peut-être déformé selon les interactions qu’il reçoit, lui permettant de se reconfigurer si nécessaire pour refléter la nature de l’information à afficher. « Le support matériel de l’objet est en lui-même un parcours de navigation », expliquait le designer Benoît Drouillat. L’objet est l’interface, comme le défend un autre designer, Jean-Louis Fréchin.

La Une de Communication of the ACM de juin 2008 consacré aux interfaces organiquesLes interfaces utilisateurs organiques (Organic User Interfaces, OUI) explorent l’avenir de la conception, expliquait le numéro de juin 2008 de Communication of the ACM, dédié à ces nouvelles interfaces. C’est-à-dire qu’elles évoquent un avenir où les matériaux contrôlés par les capacités de calculs seront devenus courants. Ces interfaces reposent sur une vision que la forme physique des dispositifs d’affichage va devenir « non-plat », expliquent les organisateurs de l’atelier (.pdf) du CHI 2009, intitulé « Programmer la réalité : des matériaux transitionnels aux interfaces utilisateurs organiques ». Cela induit que les dispositifs d’affichages et nos environnements vont prendre des formes flexibles, dynamiques, modifiables par les utilisateurs ou par eux-mêmes, selon l’information qu’ils reçoivent. Selon ceux qui aujourd’hui réfléchissent à ces interfaces, elles induisent trois grandes formes d’innovation :

  • Les systèmes d’affichages peuvent prendre n’importe quelle forme. Que va-t-il se passer quand n’importe quel objet, quelque soit sa complexité, sa dynamique ou sa flexibilité pourra être enveloppé avec des images et des fonctions interactives ? Quelques projets explorent ces possibilités suggérant que la conception des éléments de l’interface pourra suivre la forme physique de l’affichage lui-même. Dans ce type d’innovations, la forme de l’affichage est égale à sa fonction.
  • Les dispositifs d’affichage peuvent changer de forme. A l’avenir, la forme physique des dispositifs de calcul ne sera peut-être plus forcément statique. D’un côté, ils seront en mesure de se plier, se tordre, d’être tirés ou rabattus, comme des origamis. D’un autre, nos dispositifs de calculs seront capables d’altérer leur forme dynamiquement. La forme physique des dispositifs d’affichage du futur dépendra du flux d’interaction avec l’utilisateur.
  • L’écran devient le périphérique d’entrée. Comment allons-nous interagir avec des dispositifs qui peuvent prendre toutes sortes de formes ? Une chose est sûre, les interfaces où l’on pointe et clique ne seront plus suffisantes. Mais les interfaces multitouch, les interfaces gestuelles et les déformations de surfaces en 3D, qui seront réalisées à la surface même de ces dispositifs, seront nécessairement plus adaptées.

Quelques travaux du Tangible Media Group dont le Topobo à droite, le robot programmable et transformable

Hiroshi Ishii, directeur du Tangible Media Group au Media Lab du MIT et directeur du groupe Thing that think (« les choses qui pensent »), est le gourou incontesté des interfaces tangibles. Il a livré un aperçu historique du travail de son laboratoire, en expliquant comment nous sommes passés des interfaces utilisateurs graphiques (Graphical User Interfaces, GUI, désignant les interfaces de nos écrans comme le curseur, la fenêtre, l’icône…) aux interfaces utilisateurs tactiles (Tactile User Interfaces, TUI) et aux OUI. Et d’exposer l’un des projets auquel il travaille avec ses étudiants, Radical Atoms qui vise à créer des interfaces pour les matériaux qui changent de forme, qui cherchent à jouer avec des « pixels physiques » de la manière la plus fluide qui soit.

Autre star des interfaces tangibles, Jun Rekimoto du Sony interaction Lab des Laboratoires d’informatique de Sony (il dispose également d’un laboratoire à son nom et d’un blog en japonais) a décrit l’évolution de ces interfaces, « de la pierre à la peau ». Selon lui, l’avenir appartient aux surfaces qui offrent un niveau sophistiqué de réponse et de retour d’information. Ces interfaces du futur ne seraient pas seulement un clavier qui ne connait que la pression des doigts, mais seraient un clavier qui comprendrait aussi par exemple le niveau de pression des doigts ou le rythme de leur utilisation pour adapter l’information à ce ressenti. Pour Jun Rekimoto, chaque objet peut sentir exactement la façon dont il est tenu et utilisé. Toutes les entrées dynamiques peuvent être utilisées pour créer des comportements. Les objets n’ont plus des utilisations, mais des comportements.

L’artiste Sachiko Kodama utilise les ferrofluides pour créer de véritables chorégraphies de sculptures dynamiques. Les ferrofluides sont des suspensions de particules ferromagnétiques d’une dizaine de nanomètres qui trempent dans un liquide et qui réagissent aux champs magnétiques. Dans une vidéo intitulée MorphoTowers, des masses de matières grises ondulent, poussent et se reconfigurent à la manière d’un paysage animé, montrant l’une des formes que pourraient prendre les interfaces organiques de demain.

Pour Pattie Maes, à la tête du du Groupe des interfaces fluides du Media Lab (qui présentait il y a peu le projet Sixième Sens), nous avons besoin de créer des objets technologiques que nous pouvons chérir et qui soient capables de porter les réponses émotionnelles auxquelles nous sommes habituées avec les produits non technologiques (des objets évocateurs, comme les aurait appelé la psychologue Sherry Turkle). Son laboratoire travaille à construire des relations émotionnelles avec les objets, via les comportements numériques qui sont intégrés aux produits, comme c’est le cas de ces oreillers relationnels, qui peuvent communiquer ensemble, par des lumières ou en changeant de formes, selon les pressions des utilisateurs. Les étudiants du Groupe des interfaces fluides travaillent ainsi à d’étranges fourrures dynamiques, à des affiches en papier ou en tissu capables de se rétracter en partie comme des volets pour afficher de l’information, à des structures en mousse tissées de circuits leur permettant de se déformer physiquement à distance selon nos sollicitations, ainsi qu’à augmenter d’électronique les qualités physiques et tactiles du papier.

Quelques-uns des projets d'étudiants du Fluid Interfaces Group

Le dernier exposé de cet atelier a été celui de Seth Goldstein de l’école d’informatique de l’université Carnegie Melon qui travaille sur la Claytronique, la « matière programmable », c’est-à-dire des éléments de la taille d’un grain de sable, munis de capteurs, de capacités de calculs et d’aimants, capables de s’assembler pour se constituer en n’importe quel objet, comme une pâte à modeler (clay) électronique, comme nous l’avait déjà expliqué Rémi Sussan.

Reste à savoir quand cette informatique organique nous sera accessible ? Si Seth Goldstein table sur les alentours de 2015, Hiroshi Ishii est plus prudent et explique qu’il nous faudra au moins un siècle pour faire de ces technologies une réalité quotidienne. En attendant, les interfaces tangibles deviennent toujours un peu plus communes, comme le montre le projet Trackmate Tracker mis au point par le Tangible Media Group. Le Trackmate Maker est une initiative open source pour créer une interface tangible soi-même à faible coût : il permet de créer sa propre électronique tangible, permettant à n’importe quel ordinateur de reconnaître des objets marqués, leur position, leur rotation et leur couleur, explique Geoffrey Dorne (vidéo).


Trackmate : : 5 ways to get started from adam kumpf on Vimeo.

Enfin, dans un article sur la conception des interactions pour OUI, Amanda Parkes, Ivan Poupyrev et Hiroshi Ishii, trois des spécialistes de ces systèmes, dressent une conclusion riche en perspectives sur l’avenir de la « transformabilité » des matériaux :

« Aujourd’hui, les objets numériques et les systèmes se superposent avec des fonctionnalités qui présentent un nouveau défi pour les concepteurs – comment les formes peuvent-elles s’abonner à de multiples fonctionnalités tout en conservant une simplicité dans l’interaction avec l’utilisateur qui décrirait clairement ses fonctionnalités ? Dans la plupart des produits que l’on connait, la multifonctionnalité est la plupart du temps maintenue au détriment de l’ergonomie ou de la facilité d’utilisation. La programmation cinétique [c’est-à-dire qui a le mouvement pour principe, NDT] dans la conception d’interaction doit apporter une méthode permettant de résoudre ce problème, dans la forme même de sa transformabilité physique. Une surface cinétique ou de la peau, ou une structure intérieure transformable peuvent être liées à des données informatiques issues de l’utilisation même de l’objet (selon la gestuelle ou sa position dans l’espace) ou de son environnement et des modifications de la forme physique de l’objet, ce qui rend les objets physiquement adaptables à leur fonction ou à leur contexte d’utilisation. Désormais, la forme ne découle plus de la fonction : la forme devient la fonction. Alors que l’état actuel des objets capables de changer de forme semble les reléguer à la science-fiction des Transformers, les progrès dans les matériaux à mémoire de forme et dans la nanotechnologie sont en train de donner vie à ces expériences.

A mesure que nous entrons dans le 21e siècle, il est clair que nos relations avec le mouvement doivent être rééxaminées et réévaluées. La nouvelle classe d’interfaces organiques cinétiques qui émerge est une nouvelle étape vers ce changement. Le développement rapide de nouvelles technologies comme les moteurs piézo-électriques ou les polymères électro-actifs sont susceptibles de créer des interfaces efficaces et peu coûteuses qui pourront être utilisées dans des applications de communication ou d’information. Le développement de telles applications nécessite de repousser les frontières de l’interaction homme-machine traditionnelle et de combiner des domaines d’expertises allant de la robotique au toucher, de la conception à l’architecture. »

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0 commentaires

  1. les interfaces décrites proposes des Objets programmables dont la forme change avec les usages. C’est une transformation liée aux usages ou à l’information. Ces transformations sont intéressantes dans la quête de l’internet des objets, de l’informatique calme et du concept d’objet vivant.

    Voici un exemple développé a l’ensci Ateleir de design numérique il y a trois ans. WeME, à base de FeroFluid.
    http://farm4.static.flickr.com/3593/3465246467_4f653f8f5a.jpg?v=0

  2. Hubert
    Magnifique car c’est un sujet pointu. Il s’agit ici plus de transformation des objets plus que d’innovation

    Magnifique car entre fantasmes, désir de nouveauté, envie de reporter et de contribuer, le monde de ceux qui ont envie que cela change de manière partagée est parfois tenté de suivre le courant ou de s’enthousiasmer pour une certaine innovation convenue.

    Magnifique car transformer n’est pas colporter une pensée « Mainstream » (le cloud, le 2.0, le User User Customer centred focus Design, le co-co design, l’internet des Rfid, SaaS, etc…). Ce n’est pas non plus importer les cultures d’ailleurs pour savoir ce qu’il faut faire. A ce sujet, L’iphone et le multitouch ne relevait d’aucune excitation préalable…

    Magnifique car montrer que la technologie est saisissable est important. Nous avons laissé passé le premier temps de l’informatique ici, il est possible de proposer de nouvelles alternatives à partir d’enjeux nouveaux et qui ne sont pas issues d’industriels en situation de quasi monopole (internet des objets, cloud computing, SaaS, Ria, etc…).

    Magnifique car j’ajouterai à cet article qu’inventer l’esthétique de ces « choses » est également important pour en faire des Objets.

    Magnifique car les interfaces organiques, nous sommes dedans depuis 2 à 3 ans à l’Ensci. Cela veut dire que nous sommes vivants.

    Magnifiques car montrer que l’on peut proposer et participer à la conversation ici, sans être là-bas. C’est également important. C’est pour cela que je suis content.

    Magnifique car de bons articles de journalisme sur l’innovation clairs, précis, complets sont rares dans le champ du design et des nouveaux objets.

    Magnifique, car l’époque qui s’ouvre est pleine d’enjeux humains, esthétiques et technologiques. A nous de saisir ces opportunités.

    magnifique parceque stimulant avec ou sans citation