Repenser l’internet des objets (1/3) : L’internet des objets n’est pas celui que vous croyez !

L' »internet des objets » (internet of things), ne mérite pas son nom, explique Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation internet nouvelle génération (Fing). D’une part, parce que la mise en réseau des objets se réalise aujourd’hui en silos – applications, services, organisations –, ce qui n’a rien à voir avec l’interconnexion généralisée qu’incarne l’idée d’inter-réseau. Ensuite, parce qu’au contraire de l’internet depuis son origine, il ne porte en général aucune vision transformatrice. Mais peut-on imaginer de porter le fer de l’internet au cœur du système des objets, du système industriel ? Comment, et pourquoi faire ?

Première partie d’une série de trois articles [lire la 2e partie et la 3e] sur la perspective de l' »internet des objets », ce qu’il dit de l’avenir des réseaux, du numérique – et des objets. Ce thème sera au cœur de la conférence Lift, qui se tiendra à Marseille les 18, 19 et 20 juin prochains.

L’objet internet

Le 30 juin 2008, la justice française tranchait en faveur de LVMH dans son conflit avec eBay. Le grand groupe français du luxe reprochait deux choses à eBay : de laisser vendre des contrefaçons, mais aussi de casser son modèle de distribution exclusive, dont dépendrait son image et la valeur de ses produits.

Armure épique de Wow : revente interdite en dehors du jeu !Ce second motif nous intéresse beaucoup. Si l’on comprend bien, même authentique, un sac Louis Vuitton n’appartient donc pas entièrement à son acheteur, puisque celui-ci n’a pas le loisir de le revendre sur la plate-forme de son choix. Au sac s’ajoute de fait une forme de licence d’accès à la marque, qu’on ne peut pas céder comme on l’entend. Le sac Vuitton devient un objet virtuel autant que physique, assez proche, au fond, d’une armure épique de World of Warcraft (que son éditeur Blizzard interdit rigoureusement de revendre en dehors du jeu).

Un objet de l’internet, en quelque sorte.

La confusion des mots

Le sac Vuitton apparaît alors comme une incarnation possible de l' »internet des objets ». Pas la plus fréquemment citée, bien sûr, d’autant qu’il n’intègre pas (encore) la moindre puce. Mais pas moins légitime qu’une autre.

On met en effet beaucoup de choses derrière cette expression d’internet des objets, censée traduire la mise en connexion généralisée des espaces et des choses (en anglais on parle d’Internet of Things, c’est-à-dire d' »internet des choses » si on le traduit littéralement). Pour deux raisons. D’abord, parce que le concept demeure aujourd’hui confus. Ensuite, parce qu’il s’inscrit comme un moment dans des récits fédérateurs – « machine to machine », « informatique omniprésente », « intelligence ambiante »… – au fond assez différent les uns des autres, voire même incompatibles.

Confusion du concept, d’abord
Dans la plupart des conférences aujourd’hui, « internet des objets » veut dire « Rfid et sans contact » et fait référence à l’étiquetage électronique généralisé des objets, des lieux, voire des êtres, à des fins d’identification. La valeur de cette numérisation partielle de l’identité de l’objet se situe alors en dehors de lui : dans l’optimisation de son système de production et de distribution ; dans les fonctions et services associés, pilotés par de grands systèmes d’information ; ou dans la mise en relation d’objets entre eux, mais toujours par l’intermédiaire d’un service extérieur, quelque part dans un réseau.

D’autres y ajoutent les capteurs, des objets producteurs de données. Données qui pourraient vivre leur vie dans l’internet, via le web, mais qui, en général, ne le font pas : elles ne servent qu’à ceux qui ont installé ces capteurs.

Et le plus souvent, dans la littérature, les discours et les stratégies, on omet d’y ajouter les « actionneurs » et les interfaces – ces ajouts électriques, mécaniques, sensoriels… qui rendent pourtant ces objets « intelligents », capables de comportements autonomes et/ou relationnels.

Chacun de ces périmètres a évidemment un sens, et l' »internet des objets » les désigne tous à la fois, mais bien souvent, on ne s’aperçoit qu’au bout de quelque temps que notre interlocuteur parle d’un des ces univers, et pas des autres.

Les multiples récits de l’internet des objets

Admettons donc que ce qui précède décrive le substrat technologique de l’internet des objets. On constate alors que plusieurs « grands récits » très différents les uns des autres proposent de donner un sens à cet ensemble.

Machine to machine (M2M) : des organisations et des processus
Le récit du « machine to machine » présente sur les autres l’avantage de s’appuyer sur des décennies d’expérience (cela fait longtemps, par exemple, que les autoroutes sont truffées de capteurs, qu’il s’agisse de mesurer le trafic ou de surveiller l’affaissement des bas-côtés) et de correspondre à un réel marché, aujourd’hui plutôt que demain. Dans le livre blanc « M2M : enjeu et perspectives » que nous cosignions en 2007 avec Syntec informatique et Orange, nous le décrivions ainsi : « L’association des technologies de l’information et de la communication (TIC), avec des objets intelligents et communicants, dans le but de donner à ces derniers les moyens d’interagir sans intervention humaine avec le système d’information d’une organisation ou d’une entreprise. »

Le M2M voit le monde à partir des organisations et le décrit sous la forme de processus, qu’il s’agit le plus souvent d’optimiser. Il peut par ailleurs faire rêver les informaticiens de l’ancienne école, puisqu’il réalise enfin l’exploit de les débarrasser totalement des « utilisateurs »…

Intelligence ambiante (AmI) : des espaces et des services
On connaît mieux, parce qu’il fait plus appel à l’imaginaire, le récit fondateur de Mark Weiser, dans son article « The computer for the XXIst century » (1991) (« L’ordinateur pour le XXIe siècle ») : « Les technologies les plus profondes sont celles qui disparaissent. Elles se tissent dans la vie quotidienne au point qu’on ne sait plus les en distinguer (…) Les machines s’adaptent à l’environnement humain, plutôt que de forcer l’humain à entrer dans le leur. »

Avec d’autres, l’Union européenne a adopté cette vision, adoptant au passage l’expression de Philips, ‘ »intelligence ambiante », au point de lui inventer un petit nom : « AmI ». Dans ses « Scénarios pour l’intelligence ambiante en 2010 » (2001, .pdf), l’Istag, une sorte de think tank associé à la Commission européenne, imaginait ainsi « un environnement capable de reconnaître des individus et de réagir à leur présence d’une manière discrète, non intrusive et souvent même invisible. » L’intelligence ambiante se focalise donc, cette fois, sur l’espace, le service et le comportement de l’utilisateur. En 2007, Walter van de Velde, en charge pour la Commission européenne du programme sur les « technologies futures et émergentes », le disait encore plus clairement (.pdf)  : « le problème de l’attention est au coeur de l’intelligence ambiante. L’information est un moyen, la finalité est d’influer sur les comportements. »

L’extraordinaire fortune qu’a connue la vision de Weiser ne doit pas occulter deux de ses limites. D’abord, certaines des technologies les plus profondes n’ont pas « disparu », tout au contraire : l’automobile a refondu le territoire autour d’elle, la télévision a largement réorganisé les familles, les temps sociaux, et jusqu’à l’architecture des maisons. Ensuite, ce récit se conjugue au futur depuis 20 ans, et le fait qu’il ne se concrétise toujours pas ne semble pas encore l’affaiblir.

Réseau et société ubiquitaire (U-Society) : des humains et des machines
Schéma de la De la Corée et du Japon nous parvient encore un autre récit : celui de la « société ubiquitaire » (U-Society) et du « réseau omniprésent » – que les Japonais tiennent explicitement à distinguer de l' »informatique ubiquitaire » (ubiquitous computing, ou Ubicomp, une variante de la vision Weiserienne). Pour Teruyasu Murakami, l’un des pères fondateurs de cette vision, « la civilisation du réseau ubiquitaire connectera tous les êtres humains entre eux. L’utilisateur sera connecté partout, à tout et tout le temps (…). L’étape suivante consistera à vouloir être connecté non pas aux gens mais aussi aux objets. »

L’humain – le plus souvent équipé d’un « communicateur universel » – se situe au cœur de tous les scénarios et les schémas qui illustrent cette vision. Mais il dialogue avec des machines qui ne se cachent pas du tout, qui se revendiquent machines. Elles peuvent, dans l’intérêt du dialogue, prendre des aspects sympathiques et humanoïdes (ou animaloïdes), mais sans aller jusqu’à masquer leur différence.

L’internet des objets version UIT : des réseaux et des opportunités
Dans son rapport « The Internet of Things » (2005), l’Union internationale des télécommunications propose encore un autre point de vue. Elle part de l’internet, « en passe de devenir pleinement omniprésent, interactif et intelligent. » Et se projette : « l’avènement de l’internet des objets créera une pléthore d’applications et de services innovants, qui amélioreront la qualité de la vie et réduiront les inégalités, tout en ouvrant de nouvelles opportunités de croissance à un très grand nombre d’entreprises. » Nous voilà un peu dans la pensée magique, qui présente toutefois – nous y reviendrons – l’avantage de fixer une ambition sociétale.

La société de surveillance : des pouvoirs et des consommateurs
Amnesia, une performance de Bill Brown, New York, 2002On ne saurait occulter l’autre récit qui se développe en même temps que les précédents et à mesure que certaines applications de l’internet des objets deviennent réalité – dont font partie la vidéosurveillance et les passeports Rfid –, celui d’une nouvelle aliénation. D’une double aliénation, d’ailleurs, si l’on suit l’un des plus intéressants penseurs et acteurs sur ce sujet, Rob van Kranenburg de la Waag Society (dans un opuscule de 2008, lui aussi intitulé The Internet of Things (.pdf)) : « Deux voies auront pour résultat moins de dialogue, moins de communication, moins d’innovation, moins d’options durables. La première s’organise autour du contrôle (…) La seconde cherche à masquer la complexité technologique derrière des interfaces utilisateurs toujours plus simples (…) Dans les deux cas, les citoyens ne peuvent pas apprendre comment fonctionner au sein d’un tel système, ce qui ouvre par conséquent toutes sortes de scénarios d’effondrement. »

Nous avons préféré Kranenburg à d’autres dénonciateurs de la « société de surveillance » (parmi les plus solides, citons tout de même le collectif Pièces et main d’oeuvre), parce qu’il place sur le même plan – de domination – l’approche sécuritaire des pouvoirs politiques et économiques, et la sollicitude servicielle des partisans de l' »intelligence ambiante ». Dans les deux cas, l’individu et la société perdent (ou cèdent) le contrôle de pans entiers de leur existence. Dans les deux cas, la technologie leur ôte à la fois des soucis, et du pouvoir.

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Ôter des soucis et du pouvoir aux individus : l’inverse de ce que l’internet réalise depuis le début de son histoire ! Voilà, au fond, ce qui trouble (ou devrait troubler) dans les récits de l’internet des objets : ils racontent le contraire des visions transformatrices qui accompagnent depuis toujours le développement et les mutations de l’internet.

Daniel Kaplan

Aujourd’hui, l' »internet des objets » ne mérite donc pas son nom. Ce sera l’objet de l’article suivant : « Révolution ou déception ? »

Le dossier « Repenser l’internet des objets » :

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0 commentaires

  1. Juste une réflexion qui me vient à la relecture de cet article. Il est amusant que tu partes du sac Vuitton pour évoquer l’internet des objets, parce que tu y évoques, implicitement, qu’il y a une licence informelle (on ne signe pas de contrat de cession de droit, lors de son achat) qui est liée à l’objet. C’est ce que tu dénonces me semble-t-il à mot couvert dans la suite de l’article. Les objets de l’internet sont proposés avec une licence d’utilisation que nous n’avons pas signé, que ce soit dans la vision du contrôle ou dans celle de la disparition : les machines vont s’activer sans notre consentement, du fait d’une licence cachée, d’un droit d’utilisation limité ou qui ne nous appartient pas. C’est certainement dans ce « vice de forme » que repose une bonne part de l’erreur de l’internet des objets que tu dénonces, qui tente par ce moyen, d’en faire non pas un internet neutre, mais d’une certaine façon, un internet non-neutre.

    Une remarque encore pour les lecteurs : Rob van Kranenburg de la Waag Society sera l’un des intervenants de LiftFrance.

  2. J’ai le sentiment que toutes ces approches sont complémentaires et tendent à décrire la réalité que nous construisons et à laquelle nous appartenons. On peut y ajouter indéfiniment des concepts tels que ceux de réalité virtuelle, de réalité augmentée, d’interfaces tangibles, etc… Au final, on décompose en concepts et approches un peu divergentes une seule et même chose qui demeure la réalité globale et surtout la conscience que nous avons de son évolution. Dans ce contexte, il manque surtout des approches plus holistiques, systémiques, artistiques, qui permettent de recroiser et fusionner les approches pour rendre à la réalité son unicité fondatrice, tout en sachant que les divergences évoquées sont également nécessaires à l’expression de l’expansion de cette réalité dans de multiples directions.

  3. Je ne suis pas d’accord avec l’exemple avancé par Daniel sur le sac LV car il part d’une incompréhension du modèle économique et juridique de la distribution exclusive qu’utilise une marque comme LV. Il n’y a aucune licence attachée au produit lui-même. c’est la distribution qui est exclusive et nécessite d’avoir une licence qu’eBay n’a pas en l’occurence et donc l’amène à être condamné. Juridiquement la distribution exclusive est reconnue en Europe depuis 1979 et s’explique assez bien théoriquement avec la théorie des coûts de transaction en économie. Ce qui fait que l’on peut tout à fait vendre d’occasion un sac LV sur ebay sans que LV puisse faire quoi que ce soit. il faut juste que le sac soit d’occasion et pas contrefait. Voila cela enlève pas mal à l’argumentation de Daniel me semble-t-il.

  4. @Henri : je comprends bien la nuance, mais il ne me semble pas que la décision de justice la prenne en compte. En effet s’il s’agissait d’intermédiaires qui, ayant obtenu des sacs authentiques, les revendaient sur eBay, la question serait aisée à trancher. Mais on se demande comment ils auraient obtenu ces sacs, puisque – précisément – la distribution est étroitement contrôlée. On peut donc supposer que ces cas sont marginaux. Or la décision de justice enjoint eBay de faire cesser et empêcher l’usage par ses utilisateurs des marques telles que Vuitton “dans le contenu de leurs annonces de produits”. La vente d’occasion est donc empêchée par ce canal. Elle ne l’est pas dans l’absolu, mais on n’a plus la liberté du canal.

    Ensuite, je conviens que l’exemple est un tantinet tiré par les cheveux et tient plutôt du clin d’oeil, pour montrer jusqu’où l’on peut avoir envie d’étendre la réflexion sur « l’internet des objets ».

  5. Un projet entre la France, l’Allemagne et la Norvège sur l’Internet des objets: http://tinyurl.com/ybfxwuy
    le champ des applications possibles reste encore à développer, il est donc difficile de faire le bilan de l’Internet des objets puisque celui-ci n’est pas « figé » mais au contraire dans une phase dynamique qui ne fait encore que débuter;

  6. « La perspective systémique qu’adopte cet ouvrage ouvre une perspective beaucoup plus vaste, la seule, selon moi, qui autorise l’utilisation du mot « internet » à côté d' »objets ». Cette perspective est celle d’une combinatoire presque infinie d’interconnexions, de combinaisons, de collaborations entre les « objets » (leurs propriétés, leur présence, leur logique interne…), les informations qu’ils produisent, captent et émettent, les systèmes qui les produisent ou les reconnaissent, et les humains qui, puisqu’il s’agit d’internet, font partie du même réseau. […]

    Il n’est donc pas trop tôt pour s’intéresser sérieusement à l’Internet des Objets, auquel cet ouvrage fournit une précieuse introduction. Souhaitons qu’il soit lu autant comme une contribution à la réflexion, que comme un appel à l’action ».

    Daniel Kaplan, in postface du livre : http://www.i-o-t.org/post/2011/06/21/Un-nouveau-livre-sur-l-Internet-des-Objets