La convergence de sciences (3/3) : Une question politique plus que scientifique

La convergence des nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives (plus connues sous l’acronyme NBIC) est souvent présentée comme le nouvel horizon scientifique, et technologique, de ce XXIe siècle. Le problème, c’est qu’il existe de nombreuses divergences d’interprétation de ce qu’est, ou non, la convergence.

Une conclusion d’un documentaire consacré à la Nano-éthique : faut-il avoir peur des nanotechnologies ? (déjà évoqué dans Nanotechnologies : le syndrome OGM), l’émission « Sur les docks » de France Culture mettait en vis-à-vis les propos de deux des plus fins observateurs des « nano » en France, la philosophe et historienne des sciences Bernadette Bensaude Vincent, et Christian Joachim, directeur de recherche au CNRS et pionnier des nanosciences.

La première est co-auteure, notamment, de Se libérer de la matière ? : fantasmes autour des nouvelles technologies, et Bionano-éthique – Perspectives critiques sur les bionanotechnologies. Pionnier de la nanotechnologie, le second, co-auteur de Nanosciences : la révolution invisible, estime pour sa part que “les” nanotechnologies ont détourné “la” nanotechnologie de son projet durable.

Un échange passionnant, à lire en complément de nos précédents articles La convergence des sciences : un choix de société, et La religion de la technologie, qui démontre que l’on est encore très loin d’avoir une vision claire de ce vers quoi les nanosciences et nanotechnologies en particulier, et la convergence NBIC en général, va nous amener. Et qu’il est donc urgent de se saisir de la question.

France Culture : La convergence est-elle un simple effet d’annonce, ou une réalité des pratiques de recherche ? A très long terme, va-t-on vers une abrogation des frontières entre le naturellement vivant et les artefacts ? Dans un avenir lointain, sera-t-il possible, et souhaitable, d’engendrer la vie en dehors de la procréation ? Encore faut-il circonscrire les termes du débat. Pour Christian Joachim, agiter le chiffon rouge d’un organisme atomiquement modifié, n’a aucun fondement, ni scientifique, ni technique.

Nanosciences : la révolution invisibleChristian Joachim : En employant un mot du Moyen-Age, c’est le diable que l’on a mis au mauvais endroit. On n’est pas sorti de la phrase « plus c’est petit, plus c’est méchant », et ça dure depuis des siècles. On ne sait même pas combien d’atomes composent un organisme ! Au jour, à la minute, vous en perdez des atomes, donc qu’est-ce que ça veut dire un organisme atomiquement modifié ? C’est une espèce de soudure entre deux domaines, la génétique et les OGM d’un côté, et la manipulation des atomes de l’autre, pour essayer de faire peur.

Scientifiquement, je ne comprends pas. Mais politiquement, je comprends. Mettre le vice là où il n’y en a pas, c’est pratique. On avait déjà beaucoup de mal avec la manipulation de l’atome d’un côté, et les OGM de l’autre, alors si maintenant on nous fait la soudure, qui n’existe pas, pour essayer de détruire tout ce qui est en train de se passer, c’est catastrophique.

Bionano-éthique - Perspectives critiques sur les bionanotechnologiesBernadette Bensaude Vincent : Ce qui pose vraiment problème, c’est pas tant les nanotechnologies que la convergence des nanotechnologies avec les biotechnologies, les sciences de l’information et de la cognition. Parce que quand on étudie les phénomènes à l’échelle moléculaire, c’est-à-dire à l’échelle du nanomètre, il n’y a plus aucune différence entre l’inerte et le vivant, encore moins bien sûr entre le vivant et l’humain. Tous les grands partages installés par notre culture sont absolument non pertinents et obsolètes. D’où un problème par rapport aux valeurs sous-jacentes dans notre société.

Un autre problème, c’est la disparition de la frontière entre science et technologie. Même si en Europe on maintient la distinction entre nanosciences et nanotechnologies, il est évident que l’on ne peut plus se fier au modèle traditionnel selon lequel les sciences découvrent et inventent alors que les technologies appliquent et fabriquent. Car ce qui caractérise les nanos – comme les bios -, c’est que pour comprendre le phénomène, on commence par fabriquer.

On fonctionnalise les unités minimales du vivant comme de la matière, les atomes et les molécules, on les traite comme des dispositifs ou des machines. Le maître mot, c’est « nanomachines ». Et partout il n’est question que de « nanomachines ». Les neurones sont des « nanomachines », les cellules et molécules sont de grandes usines pleines de machines… C’est cette fonctionnalisation même de la matière qui fait qu’on ne peut plus faire de distinction entre science et technologie.

On a une approche du vivant qui est modulaire, ou moléculaire, par pièces détachées. Ce qui pose deux problèmes : premièrement, on réduit le corps humain à des pièces détachées, à des modules, et deuxièmement on réduit ces modules à des gènes. On réduit les gènes à de l’information, et la personne humaine à son corps. Il y a toute une cascade de réductions qui sont en jeu dans cette espace de convergence avec un but très très pseudo-humaniste, pour augmenter les performances humaines, mais qui est plein de présupposés très réductionnistes.

Christian Joachim : Concernant les convergences, je n’en ai rien à faire, je ne vois pas d’où ça sort, et je ne comprends même pas comment on peut appuyer autant sur ce truc-là qui ne représente presque rien au niveau de la planète scientifique. Alors évidemment ça fait écrire beaucoup de papiers parce qu’on peut écrire beaucoup de romans de science-fiction, mais on n’a pas besoin de manipuler des atomes pour faire ça, dans les années 70-80 on pouvait faire le même discours !

Tout ce qu’on nous vend dans cette convergence, ce sont des mélanges de savoir-faire qui viennent de la microélectronique et de la réduction en taille des objets, mariés avec des savoir-faire en biotechnologies et en chimie, qui se développent certes, mais ça n’a rien à voir avec la partie scientifique ! C’est encore une fois de l’extraction malicieuse des bibliothèques de tout un savoir pour faire une soupe de science-fiction. Et pourquoi ? Pour ensuite en délivrer un discours pseudo-scientifique, soit pour récupérer de l’argent, soit pour faire peur aux populations.

France Culture : cette convergence, aucun chercheur n’y travaille, certains chercheurs récusent même cette idée de convergence !

Bernadette Bensaude Vincent : C’est la découverte qu’on a faite dans notre campagne d’entretiens avec les chercheurs français en nano : ils n’avaient jamais entendu parler de la convergence, et quand on leur en parlait, ils éclataient de rire, ou ils se désolidarisaient complètement. C’était même accompagné d’une sorte de rejet : c’est américain, ça ne nous regarde pas, ça fait partie des fantaisies de ces « cowboys« , etc.

Même si les chercheurs actuels se désolidarisent de la convergence – certains vont même jusqu’à prôner la « divergence »-, je ne suis pas sûre que dans leurs pratiques quotidiennes dans leurs laboratoires, ils ne sont pas déjà dans la convergence. Quand on voit les chercheurs de Grenoble qui font des implants cérébraux, ceux qui font des nanotubes pour aller sur une tumeur, on est déjà dans la convergence.

France Culture : Est-ce que ça soulève pas la question de la soumission de la recherche publique à un impératif économique ?

Bernadette Bensaude Vincent : Ca soulève quantité de questions sur la déontologie de la recherche. Les règles de fonctionnement de la recherche sont parfois biaisées du fait que les chercheurs lancent des start-ups ou sont consultants du privé. Il y a donc conflit d’intérêts, mais c’est habituel et ça existe dans de nombreux autres domaines ; il y a également des problèmes d’orientation de la recherche parce qu’il y a des brevets déposés sur des unités fondamentales du vivant et de la matière, qui bloquent la recherche à l’heure actuelle : ça en devient même contre-productif.

Il y a également des problèmes de choix de programmes, qui sont tous orientés dans une seule direction. Je me fais l’avocat de la diversité épistémique : de même que l’on défend la biodiversité, il ne faut pas focaliser les recherches sur un seul domaine. Il faut vraiment, et au contraire, travailler avec des approches et des modèles différents.

France Culture : Combien faudrait-il d’atomes pour avoir l’espoir d’assembler une bactérie, c’est-à-dire d’un organisme vivant ?

Christian Joachim : Des millions de millions, sur une surface, mais en plus il faudrait les trois dimensions, ce qui est encore plus compliqué. Si on manipule 30 ou 50 atomes dans la soirée, c’est bien le grand maximum, j’allais dire « le diable ». Donc des millions de millions… je serai mort avant que la bactérie vive. Peut-être que ce sera un transfert de vie, mais… (rires) même si cette expérience est tout à fait impossible, c’est une belle question, qui pourra rebondir dans 100 ou 200 ans, avec des gens qui diront mais ils étaient bêtes à cette époque, c’était pourtant évident. En plus, et je vais lancer un pavé terrible, on arriverait peut-être à faire un virus artificiel, mais encore une fois il ne vivrait pas, ce serait un automate.

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