Voyage dans l’innovation sociale britannique (3/3) : Quelles sont les limites de l’innovation sociale ?

Ce voyage dans l’innovation sociale britannique n’est pas sans nous adresser de nombreuses questions… Que faut-il comprendre derrière les intentions ?

On a constaté en observant nombre de projets que s’ils étaient toujours très ambitieux et se prêtaient bien à la communication publique, ils avaient bien du mal à se reproduire, à dépasser les modes du prototype ou de l’atelier, à concerner plus qu’une poignée de personnes. Il nous a semblé important de ne pas porter un regard béat sur la spécificité britannique, mais de dresser les limites et critiques du modèle, pour mieux comprendre les forces et faiblesses de la méthode.

L’innovation sociale : un modèle britannique ou une réponse au développement de la société de consommation ?

Si en France on parle plutôt d’économie sociale et solidaire et de l’autre côté de la Manche plutôt d’innovation sociale, ce n’est peut-être pas qu’une question de terminologie, mais le signe que les modèles sont finalement différents. « L’innovation sociale britannique résulte d’une situation de crise dans le domaine des services publics et sociaux », rappelle Catherine Fieschi, directrice de CounterPoint, le think tank du British Council. L’innovation sociale est née après les années Tatcher qui ont laminé les services publics britanniques. La santé et l’éducation notamment sont devenues des places de marchés. Chaque école, chaque hôpital, chaque structure sont devenus très autonomes et très individualisés. L’innovation sociale est une réponse à la déliquescence des services publics. En 1997, quand il arrive au pouvoir, Tony Blair hérite d’une situation de crise, avec des infrastructures publiques en très mauvais état et des publics qui ont soif de réformes. Après avoir fait l’état des lieux des services, à partir de 2001, Blair introduit plus de moyens, mais aussi une exigence d’innovation – car il n’était pas non plus question de revenir au statu quo ante : c’est alors l’explosion de l’innovation sociale en Grande-Bretagne, avec la naissance d’agences indépendantes, du Nesta et la création de think tank dans presque chaque ministère… Ce qui est important, c’est ce qui marche, avait dit Tony Blair en parlant des services publics. C’est ce sur quoi vont travailler ces agences.

Mais ce mouvement s’essouffle, reconnaît Catherine Fieschi, d’autant que la crise économique rappelle l’Etat à son rôle de protecteur des citoyens et des services. A croire que le modèle de l’innovation sociale, dans sa structuration même, est une réponse qui s’inscrit dans l’histoire et l’architecture des services publics britanniques. La crise et l’état des finances du secteur public britannique sont certainement des conditions qui expliquent le développement – mesuré faut-il le rappeler – de cette forme d’innovation. « L’amélioration des services publics doit passer par d’autres moyens que le financement ». En cela, l’innovation sociale est une forme de réponse : si l’Etat n’a plus d’argent, trouvons des idées !

Un jeu de carte imaginé par la 27e Région
Imgae : Un jeu de carte imaginé par l’équipe de la 27e Région.

Pourtant, si c’était le cas, cette forme de coconception portée par le design serait limitée à l’archipel britannique. Ce n’est pas le cas. Si l’innovation sociale se développe en Amérique du Nord et dans les pays en développement, le modèle fleurit aussi dans les pays du Nord de l’Europe comme la Finlande, la Suède et la Norvège qui ne sont pas réputés avoir des services publics moribonds, au contraire. Là-bas aussi, l’innovation sociale semble une voie d’avenir pour rénover et adapter les services publics aux besoins des utilisateurs. Reste encore à savoir si ce mouvement est une réponse à une demande de participation ou un soubresaut en réaction à la désaffection des citoyens ? Ici, la plupart des interlocuteurs ont du mal à répondre nettement. Une hésitation qui montre certainement que quelle que soit la réponse qu’on apporte à cette question, chacun ressent la même urgence à essayer d’inverser la machine consumériste qui nous conduit de plus en plus à consommer du service public, alors que son fondement n’est certainement pas celui-là.

Enfin, l’essoufflement actuel semble également avoir d’autres causes. La « révolution permanente » que prônent ces agences, la remise en cause du fonctionnement des services, la démultiplication des expérimentations depuis 2003 sans qu’elles aient eu tous les effets escomptés ou apporté tous les changements espérés y est aussi certainement pour quelque chose. Les fonctionnaires finissent par devenir cyniques sur la réforme permanente des services. Les utilisateurs eux-mêmes sont fatigués des bouleversements incessants et des expérimentations qui ne changent pas les choses. « On expérimente et réexpérimente, ce qui ne conduit nulle part qu’à une déception permanente et un grand découragement », juge Charles Leadbeater de l’agence de design Participle. « C’est fatigant de cocréer son propre bien-être », explique Mike Harris du laboratoire d’innovation sociale du Nesta. Que veulent les gens ? Que proposent les services ? Plus de choix ? Un accès plus facile ? Comment ?… Difficile de faire s’impliquer les gens ou les services quand l’offre n’est pas toujours claire sur ce que les utilisateurs peuvent concrètement changer.

Qu’invente l’innovation sociale ?

L’innovation sociale n’invente rien. Les méthodes de créativité, les ateliers participatifs, les processus scénaristiques, les focus groupes existaient avant elle. « Oui, les méthodes ne sont pas nouvelles », souligne Stéphane Vincent responsable du programme 27e Région. « Reconnaissons que non seulement elles sont mieux emballées, mais surtout qu’elles sont nourries de concepts, de disciplines, de process et plus encore d’une d’interdisciplinarité qui me semblent essentielles. »

« Reste que ces méthodes vont nécessiter de longs cycles d’apprentissages pour se diffuser », avoue-t-il. Il faut aussi reconnaître, comme le dit très bien Geoff Mulgan, de la Young Foundation, que les gens du social connaissent mal les méthodes, ne les utilisent guère et bien souvent s’en défient. Alors qu’elles permettent de s’adresser plus facilement à des publics plus difficiles. « Les images graphiques permettent d’expliquer les idées compliquées, de mieux les faire passer, ce sont aussi des outils d’appropriation, de facilitation », explique Simon Duffy d’InControl. Présenter les choses de manières plus sexy, plus ludique, plus simple, plus adaptée n’est pas un écueil, c’est une force…

Cela n’empêche pas Geoff Mulgan d’être très critique sur le rôle du design et des designers : « certes, ils réalisent de belles présentations, mais ce modèle est tout de même souvent inefficace et sur le fond, immoral », n’hésite-t-il pas à dire. « Passer par des agences de design, c’est payer très cher pour produire des solutions pour les pauvres. Leurs modèles sont séduisants bien sûr, mais pas leurs modèles économiques », ironise-t-il. Pour lui, c’est certainement l’une des raisons de l’essoufflement de l’innovation sociale britannique. Dans cette compétition acharnée autour d’un marché encore étroit, on comprendra que les critiques entre confrères soient nourries. Et dans ce secteur, Geoff Mulgan, n’est qu’un promoteur d’offre comme les autres. « Bien sûr, les designers sont indispensables, mais ils n’ont pas tous les talents », modère encore Geoff Mulgan. « Il faut mettre en place des équipes pluridisciplinaires capables de partager leurs talents. Les designers sont bons pour émettre des idées, mais moins doués pour le diagnostic, pour la systémisation, pour la diffusion… »

Le danger, rappelle Stéphane Vincent, c’est que ces formes d’innovation puissent finir par devenir des processus d’innovation très rationnels, trop méthodiques. Les risques sont à la fois celui du dogmatisme et celui de l’effet de mode, qui pourraient exclure d’autres acteurs de l’innovation, comme ceux qui font de la démocratie participative depuis longtemps où ceux qui interrogent la société par des performances artistiques par exemple. « En attendant, l’innovation sociale me paraît une brique majeure de la transformation de la société. Pour quelque temps au moins, elle peut être une bonne forme de médiation pour fédérer les initiatives ».

L’innovation sociale est-elle de droite ou de gauche ? Si Blair l’a promue, le conservateur Barroso la soutient également. En fait, l’innovation sociale est un défi de société et un défi économique qui nous est adressé. Si nous ne changeons pas la manière dont nous utilisons et concevons les services publics, alors la rupture entre usagers et services ne va cesser de s’approfondir, jusqu’à ce que nous ne sachions plus y répondre. « Le message n’est pas si libéral », tempère encore Stéphane Vincent. « Cette transformation ne signifie par la fin de l’acteur public, au contraire. Mais on ne sait pas encore en faire un sujet politique ». Sauf à constater, désabusé, que finalement les messages de l’innovation sociale (coconception, ouverture, participation…) ne sont finalement que ceux-là même qui font l’essence du politique, comme l’explique très bien Philippe Quéau.

L’innovation sociale peut-elle dépasser le local, le micro, le proto ?

Faire de l’innovation locale, proche des gens, produisant des expérimentations plus que des grands déploiements… sont finalement les objectifs inscrits dans le code même du modèle. Il faut concevoir avec les gens et pour les gens, clament tous les acteurs de l’innovation sociale, « alors que c’est souvent au niveau local que les financements et l’imagination manquent », rappelle Mike Harris du Nesta.

L’essentiel des projets que nous avons croisés s’adresse à des problèmes de proximité : améliorer une école plutôt que réformer l’éducation, fluidifier l’offre de transports locale plutôt que transformer la mobilité… Cette façon de faire de la politique donne l’impression de s’attaquer à des problèmes très limités, très circonscrits : réunissant peu d’utilisateurs pour la plupart, agissant sur un espace géographiquement limité (une école, un service, un lieu…), se concentrant sur le quotidien immédiat, en temps réel, plutôt que de porter de grands discours. Mais où sont les grands problèmes de société, nationaux, internationaux ? Le modèle peut-il s’affranchir du local, du micro, du prototype ?

Comme le reconnait Geoff Mulgan, le système de santé britannique, c’est 1,2 million d’employés. C’est un secteur en crise chronique qui a besoin de changements fondamentaux… Comment passer à l’échelle ? Suffit-il de démultiplier les unités, les laboratoires d’innovation, les réseaux d’innovateurs ? Faut-il mettre en place des plans d’innovation comme commencent à y réfléchir les services du Premier Ministre britannique ? Faut-il passer par une solution légale qui consisterait à obliger les budgets publics à prévoir un « 1 % innovation » – c’est-à-dire que chaque marché public consacrerait 1 % de son budget à des processus d’innovation pour impliquer les citoyens comme d’autres proposent déjà de consacrer les mêmes sommes à la participation. « Si l’on veut réduire les risques pour l’avenir, il va falloir être plus attentif à ces méthodes, plus efficaces dans les stratégies », souligne-t-il.

La clinique de Think Public
Image : La clinique de Think Public.

Pour dépasser le local, le micro et le proto, il faudrait aussi être capable de mieux mesurer les impacts. Le Nesta a ainsi lancé un projet d’indices de l’innovation au Royaume-Uni. La raison en est simple, explique Mike Harris : « nous ne savons toujours pas très bien mesurer l’innovation et ses impacts ». La plupart des mesures se concentrent sur les technologies ou les brevets, mais rien ne permet de mesurer vraiment l’innovation publique. Or, trouver des outils de mesure demeure important, au moins parce que les politiciens en ont besoin pour savoir comment employer l’argent public.

Reste que, comme nous le signalions dans la seconde partie de ce dossier, l’impact des expérimentations semble encore bien fragile. Elle peinent à passer à l’échelle. A être reproduites. Adaptées. A se prolonger après le moment d’expérimentation. A continuer après le départ de l’agence de design… Robert O’Dowd du Design Council, pourtant fier du programme de l’exposition Dott 07 consacrée à l’innovation sociale, reconnait pourtant que peu des projets qui ont composé ce programme ont continué après l’évènement.

« Le problème, c’est que cette méthode ne se construit que dans l’action permanente, dans la pratique continue, dans l’immersion, la confrontation avec le terrain. Le risque est de nous conduire à vouloir faire de l’innovation pour l’innovation. Or, à force de transformation permanente, elle ne tire pas toujours les enseignements du passé. Il faudrait que les services publics passent en mode bêta permanente, comme un modèle de l’open source appliqué à la politique », explique encore Stéphane Vincent. « Sans compter que le passage à l’échelle est une thèse qui suppose que les services vont coûter moins cher ensuite si tout est construit sur le même moule. Rien n’est moins sûr ! Peut-être que le passage à l’échelle ce n’est pas partout la même chose, mais partout un écosystème dynamique où tout se reconstruit en permanence. Voilà qui devrait surtout nous inviter à revisiter la notion de passage à l’échelle. Pourquoi un programme réussi serait-il un projet qui se déploie partout, uniformément, qui se reproduit partout à l’identique ? L’enjeu est moins que les solutions passent à l’échelle, que les méthodes ! »

L’innovation sociale : un processus plutôt que des solutions

On retiendra surtout que l’innovation sociale, c’est un processus plutôt que des solutions. C’est une façon d’interroger la société sur son rôle et de l’impliquer. Ce sont des méthodes, des objectifs, avant que d’être des réponses. Et ce sont des pratiques et une conception de ce que doit être le service public.

« Ces questions vont obliger les acteurs publics à changer de modes de fonctionnement, à mieux travailler avec les autres… Toute la vertu de l’innovation sociale est de poser des questions et de pousser à la transformation. Mais à terme, ce n’est qu’une méthode », prévient Stéphane Vincent. « La concertation à la française a produit des instances, des lieux de concertations, des corps institués (conseils de quartiers, etc). Il faut souhaiter que l’innovation sociale soit plus mobile, qu’elle ne crée pas de corps supplémentaires… qu’elle ne complexifie par une offre dans laquelle les citoyens ont déjà du mal à se retrouver ».

L’innovation sociale comme mouvement gagne la planète, se structure. Des évènements, comme le Social Innovation Camp, propagent les méthodes. Des plateformes comme SocialActions propagent les outils. Des blogs comme SocialDesign, DesignActivism, dogs ou TreeHugger propagent les projets. D’autres comme Putting People First diffusent les concepts et les débats. Des revues comme celle de l’université de Stanford y participent également. Des sites sociaux tels que le Social Innovation Exchange développent les relations entre innovateurs. Des modules cherchent à impliquer les citoyens comme DailyChallenge ou Web of Change. Des designers de renoms comme John Tackara ou François Jegou et de nombreux autres, portent le mouvement.

Qui dit qu’avec leur volonté chevillée au corps, leurs méthodes décoiffantes et leurs projets enthousiastes ces petites innovations-là ne finiront pas vraiment par changer la planète ?

Hubert Guillaud

Le dossier, « Voyage dans l’innovation sociale britannique » :

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0 commentaires

  1. La lecture de cet article m’amène à formuler la remarque suivante : les fonctionnaires sont des citoyens donc des usagers des services
    publics et en connaissent bien les atouts et les faiblesses. Le test est quotidien. Simplement il faudrait qu’en France la hiérarchie accepte
    d’écouter et de prendre en compte leurs suggestions. Actuellement toute suggestion est reçue comme une contestation et est sanctionnée comme telle. C’est l’échelon des chefs de bureau et de chefs de service qu’il faut faire évoluer.