Les innovations ouvertes sont-elles compatibles avec les systèmes d’information ?

“Qui n’a jamais voulu tuer son responsable informatique dans cette salle ?”, demande Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation internet nouvelle génération, en obtenant l’assentiment complice de l’assemblée participant à la première édition de la conférence Lift à Marseille. Aujourd’hui, les systèmes d’information des entreprises sont le pire ennemi de l’innovation, affirme-t-il. Ils laissent les organisations et les processus à l’âge de pierre. Ils restreignent les horizons des entreprises et leurs réseaux. Ils déforment leurs façons de voir le monde. Mais les ferments du changement émergent… au moins parce que l’innovation les bouscule.

Il n’y a que des innovations ouvertes !

« Qu’est-ce que l’innovation ? », nous demande, ambitieux, Marc Giget, responsable des mardi de l’innovation et titulaire de la chaire de la chaire d’économie de l’innovation au Conservatoire national des arts et métiers. Il y a beaucoup de définitions de l’innovation, car il y a beaucoup de dimensions à prendre en compte (anthropologique, sociologique…). Pour autant, l’innovation c’est « intégrer l’état de l’art des connaissances dans une production créative pour nous permettre d’améliorer la condition humaine”.

Il y bien deux parts dans l’innovation : d’un côté la technologie et la connaissance, de l’autre les humains, leurs rêves et la vie réelle. Mais ce n’est pas si simple de faire pénétrer la technologie dans la vie réelle, de passer d’une logique techno à une logique psycho et socio, dit-il en jouant sur les mots. De passer du concret aux rêves.

Marc Giget par Frank Kresin
Image : Marc Giget sur la scène de Lift par Frank Kresin.

Il y a 10 millions de chercheurs dans le monde qui publient 15 000 articles scientifiques par jour. Ils ont déposé 1 million de brevets en 2008 (pour 7 millions de brevets actifs dans le monde), rappelle-t-il pour nous donner la mesure du rythme de l’innovation. D’un autre côté, nos sociétés se transforment rapidement : outre le changement climatique, nous avons aussi des besoins nouveaux, des connaissances nouvelles…

Les vagues d’innovation ont été nombreuses dans l’histoire (le siècle de Périclès, le temps de cathédrales, la Renaissance, la révolution industrielle et l’époque actuelle du net pour n’en citer que quelques-unes). Chaque vague commence par une révolution technologique et scientifique. La Renaissance par exemple est certainement le premier moment d’innovation ouverte en Europe. Un temps qui invente l’humanisme, les brevets, le capital-risque et le design… Quatre éléments qui sont aussi caractéristiques de l’innovation. “L’homme devient la mesure de toutes choses”. La formule de Protagoras est certainement emblématique de l’humanisme de la Renaissance, même si elle lui est plus ancienne. La révolution du net remet également l’homme au coeur du processus, et l’on constate que le design émerge à nouveau comme méthode pour organiser cette nouvelle vague d’innovation.

« Quand on parle d’innovation aujourd’hui, l’ouverture est importante », explique Marc Giget. Pour Schumpeter, nous assistons à une destruction créative. Mais les temps d’innovation sont toujours des temps d’ouverture. “L’innovation est ouverte par nature, car elle a pour but d’ouvrir le système.” Ainsi aujourd’hui se multiplient les slogans de l’ouverture : OpenOffice, OpenSource, OpenSchool, OpenUniversity, OpenDirectory, OpenAccess, OpenWeb… « Open Everything ! » Que peut donc être une innovation ouverte si elle n’est pas un truisme ? Est-ce seulement une innovation collective, comme le laisse supposer le modèle du logiciel open source ?

Comment fonctionne l'innovation ouverte par Henry Chesbrough Si l’on se réfère au dessin du professeur Henry Chesbrough, l’un des premiers théoriciens de l’innovation ouverte, celle-ci ressemble à un étrange entonnoir. Mais un entonnoir n’est pas le meilleur moyen pour comprendre le monde, s’amuse Marc Giget. Il y a un problème à penser l’innovation comme une relation linéaire entre technique, clients, applications et marchés. On nous montre souvent le processus d’innovation comme quelque chose de linéaire, de planifiable comme l’a montré l’un des premiers schémas de l’innovation publiés par l’armée américaine. Un nouveau produit doit produire des “killer app”, des applications tueuses. Le vocabulaire guerrier est toujours là… Il faut comprendre que ces représentations traduisent surtout l’effort désespéré de nos vieux leaders à s’adapter à la nouveauté et au changement.

Or, quand on regarde les vagues d’innovation sur la longue durée, on se rend compte que l’ouverture de la technologie est toujours nécessaire pour que celles-ci naissent et se développent. D’autant que les innovateurs, les nouveaux entrants, arrivent souvent sans clients, sans marché. L’iPod est né dans un monde où il n’y avait pas de musique disponible dans le format adéquat, ni acheteurs pour ce produit. L’innovation n’est pas linéaire : elle s’interpénètre entre la techno, la société, la science et le monde des affaires. « Le marché n’en est que le résultat ! »

Aujourd’hui, les technologies comme la science sont de plus en plus accessibles… Le monde réel n’est pas constitué de cibles ou de marchés ou de champs d’applications, mais d’hommes. Les hommes sont au début et à la fin de l’innovation. Ils l’alimentent par leurs rêves, car, comme disait Einstein, « l’imagination est plus importante que le savoir ». Le but est de comprendre les gens, de les respecter, de connaitre leurs pratiques et d’améliorer les relations qu’ils ont entre eux. La valeur se fait au contact des gens. Et les innovations de valeur sont celles qui font la synthèse créative de notre époque (comme la cornée artificielle, le coeur artificiel, ou dans un tout autre domaine la Wii…).

Nous vivons une époque idéale pour les petites équipes. C’est l’époque de la “Do it yourself innovation”. Tout le monde peut innover, être au centre du système, comme l’équipe de la Venturi, les promoteurs de cette voiture électrique révolutionnaire qui a commencé autour de 7 personnes. « Aujourd’hui, tout le monde peut-être au centre du système ! »

Pour en finir avec les systèmes informatiques

Il est difficile aujourd’hui, dans bien des entreprises d’utiliser un mobile personnel ou de regarder une vidéo – même professionnelle – sur YouTube. Voilà longtemps que les responsables d’entreprise contrôlent les bureaux et ce qu’on y fait, certainement parce qu’il a toujours été dans leur attribution d’organiser les choses comme d’y faire le ménage… Les services informatiques ont eu le même rôle, rappelle le consultant britannique Euan Semple.. On voudrait que tout soit bien ordonné, alors que les gens ont tendance à chercher le désordre et le bruit, car cela leur donne souvent la possibilité d’entendre plus de choses et de recevoir des signaux qu’ils ne recevraient pas autrement. Cet instinct de l’informatique à structurer le monde ne changera pas en un jour. La concurrence entre les systèmes informatiques, la multitude d’intermédiaires pour les gérer et les maintenir font que bien souvent, ce sont les blocages qui prévalent dans les grandes entreprises. On a bien parlé d’entreprise 2.0 pour évoquer la migration de nouveaux systèmes de connaissance et de données, mais ça n’a pas permis de changer grand-chose…

Pourtant, d’autres façons de travailler existent. Mais comment faire changer les choses dans les départements informatiques de nos entreprises ? Y’a-t-il d’autres approches que le contournement, c’est-à-dire que le fait de faire dans son coin pour démontrer les apports et convaincre les directions informatiques ? En fait, les craintes des directions informatiques d’être connectées sur des systèmes 2.0, montrent qu’ils sentent qu’il y a là quelque chose de puissant et dangereux pour elles. Pour les directions, il est de bon ton de se gausser par exemple des gens qui twittent pour rejeter vertement ces nouvelles pratiques. Mais cette réaction de rejet traduit un problème plus profond sur le fonctionnement même des entreprises : combien coûte dans les organisations le fait d’écraser ainsi les gens ? Combien coûtent ces réunions sans fin, ces projets qui dépassent leur temps imparti, car les gens ne veulent pas reconnaître leurs erreurs ? On peut comprendre les résistances des directions informatiques, mais il leur faudra bien finir par accepter les changements…

Euan Semple sur la scène de Lift par Centralasian
Image : Euan Semple sur la scène de Lift par Centralasian.

« Quand donc arrêterons-nous de gérer ? Quand donc nous intéresserons-nous à ce que les gens font, à ce qu’ils disent, à leurs conversations ? » C’est plus dur que de gérer les choses bien sûr. Cela nécessite d’être présent. Mais on gagne plus en interagissant qu’en contrôlant : on gagne plus en renouant des contacts directs avec les gens.

« Dans une économie de la connaissance, il n’y a pas d’engagés. Il n’y a que des volontaires. » Dommage que l’entreprise en reste toujours à la gestion des engagés !

Martin Duval, le président de BlueNove (blog), s’intéresse lui à la gestion des communautés. Bluenove est une société de conseil spécialisée dans la mise en oeuvre de stratégies d’innovation ouverte pour les groupes et les marques, qui anime notamment le programme de start-ups partenaires d’Orange ou le PME-nove de La Poste.

Pour lui, cette stratégie consiste à faire interagir une communauté et une marque par exemple ou des salariés dans une entreprise en utilisant des logiciels sociaux dédiés comme BlueKiwi en ajoutant des dynamiques sociales dans la gestion de la communauté. Des outils et méthodes qui permettent de passer « des savoir-faire de l’entreprise à savoir qui sait comment faire »

Pour Martin Duval, « une innovation est une invention partagée qui atteint le marché ». Mais l’important est de pouvoir la partager. Ce n’est pas l’idée initiale qui est importante, mais ce que l’expert ou l’usager a injecté dans cette idée.

L’innovation ouverte n’est pas si simple à réussir, rappelle Martin Duval. “Les gens les plus intelligents travaillent toujours pour la concurrence”, disait Bill Joy, le cofondateur de Sun. D’où l’intérêt que Martin Duval porte à des systèmes de crowdsourcing comme Connect, de Procter&Gamble, pour intéresser des chercheurs extérieurs à la société et à ses recherches… Reste que toutes les entreprises n’en sont pas encore à savoir gérer « ces communautés innovantes », loin s’en faut.

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  1. ma petite mais longue expérience montre qu’un des problèmes vient du mélange au sein d’une même direction (de l’informatique) : l’opérationnel (le système doit tenir au quotidien pour produire sinon l’entreprise s’écroule aujourdh’ui) et le développement/Innovation qui suppose que l’on mettre certaines contraintes quotidiennes en second plan. Dans les deux (seules) entreprises (en 1992 et 1997 !) où existaient – suivant la taille de l’entreprise bien sûr, un service dans l’une et deux personnes dans l’autre « méthodes et projets », totalement autonomes de la Dir Informatique, les équipes projet ont pu dans les 2 cas proposer et faire développer un type de système (documentaire en l’occurrence) qui n’aurait jamais vu le jour dans un contexte « classique ». Qu’en pensez vous ? Dalb

  2. Fin des années 90, les directions informatiques en charge des infrastructures techniques sont devenues des directions des systèmes d’information avec trois missions : la gestion du SI, la mise en oeuvre des projets, et aussi le conseil interne et la veille technologique. Peu se sont emparé de cette dernière mission, soit parce que ces directions se sont concentré sur l’opérationnalité et la sécurité des SI, soit parce qu’ils ont laissé passer le coche. Le mouvement qu’on observe aujourd’hui -révolution par les usages – me fait penser à l’avènement de la micro-informatique dans les années 1980 ou du Web dans les années 90: les services informatiques n’ont pas senti venir le changement.

    Aujourd’hui, de nouveaux modèles émergent (applications en ligne, Web 2 architecture de services etc…) : ils peuvent être le moyen de transformer le SI pour l’adapter aux services et de repositionner les équipes informatiques en accompagnement des directions métiers. Cette transformation ne pèse pas uniquement sur les épaules du DSI mais doit faire partie d’un plan de développement numérique à l’échelle de l’organisation. Nos décideurs ont-ils compris les enjeux du numérique?

    Pour avoir été DSI pendant une vingtaine d’années dans le secteur public, j’ai tenté d’anticiper ces innovations. En particulier, segmenter les systèmes informatiques en un bloc fiable et sécurisé pour maintenir la qualité de service nécessaire aux applications de gestion d’une part, ouvrir le système d’information aux nouveaux usages et modèle de développement coopératif d’autre part risque de rencontrer des réticences si le changement ne s’inscrit pas dans un plan porté au plus haut niveau.

    Cet article montre que le fossé se creuse de plus en plus entre DSI et utilisateurs ou métiers. Il est temps de rétablir une véritable gouvernance du SI ou du numérique qui permette à tous d’accompagner cette révolution. Je ne suis plus DSI aujourd’hui mais j’enseigne la stratégie de transformation des SI pour les adapter à ces nouveaux enjeux. Je crois qu’il est encore possible de réunir DG-DSI-Directions métiers autour de ce défi.

    Désolée pour la longueur du commentaire.
    Claudine Chassagne
    Professeur associée Université de Grenoble