Une démocratisation de la vie privée ?

« Il y a 15 ans, quand on arrivait au bureau, on n’avait aucun contact autre que professionnel. La vie privée restait en dehors du bureau, on ne faisait que travailler.

Et c’est d’ailleurs ce que l’école cherche aussi à apprendre aux enfants : à passer du temps sans leurs parents, à faire autre chose que jouer, et apprendre à se concentrer, avec ses rituels à l’entrée, à la sortie, voire ses uniformes… »

Cette dichotomie, propre à la bureaucratie moderne, à la révolution industrielle, répondait à un modèle rationnel séparant les sphères professionnelles, et personnelles. Ceux qui ne faisaient pas que travailler ou étudier, qui ne parvenaient pas à focaliser toute leur attention sur ce qu’on leur demandait de faire, risquaient d’être mal vus, et sanctionnés.

La montée en puissance des technologies de communication, téléphones portables, ordinateurs « personnels » (même et y compris ceux que l’on utilise au travail), et bien évidemment l’internet, ont profondément bousculé cette dichotomie entre vie publique et vie privée.

Stefana Broadbent, ethnographe numérique qui observe depuis 20 ans l’évolution de nos usages technologiques, estime ainsi que l’on assisterait, a contrario des us et coutumes de l’ère industrielle, à une démocratisation de l’intimité qui permettrait aux gens de briser la solitude dans laquelle les institutions peuvent les enfermer, comme elle s’en expliquait à la Ted Conférence de 2009 (cliquez sur « View subtitles » pour obtenir la version sous-titrée en français) :

« Je crois qu’il y a de nouvelles tensions cachées qui se développent en fait entre les gens et les institutions — ces institutions que les gens fréquentent dans leur vie quotidienne : les écoles, les hôpitaux, les lieux de travail, les usines, les bureaux, etc. Je vois qu’il se passe quelque chose, quelque chose que je qualifierais d’une forme de « démocratisation de l’intimité« .

Les gens sont en train, en quelque sorte, via leurs moyens de communication, de briser un isolement imposé par ces institutions. Ils le font d’une façon très simple, en appelant leur mère depuis leur lieu de travail, en dialoguant en ligne depuis leur bureau avec leurs amis, en envoyant des SMS sous le bureau. »

Cadres supérieurs « accros » à leur Blackberry ou à leur messagerie (y compris le week-end, en vacances et même au lit), employés pressurés ramenant du travail à la maison… on entend souvent dire que les nouvelles technologies seraient un cheval de Troie, un fil à la patte, ayant entre autres pour conséquence de brouiller les frontières entre les sphères professionnelles et personnelles.

Dans les faits, l’inverse est encore plus vrai : les nouvelles technologies ne servent pas tant à ramener du travail à la maison qu’à ramener de la vie privée au travail. Même les plus rétifs aux nouvelles technologies n’hésitent plus, aujourd’hui, à communiquer, par téléphone, SMS, courriels, messages instantanés ou réseaux sociaux, avec leurs parents et amis, depuis leur bureau, même et y compris pendant des réunions…

Stefana Broadbent évoque ainsi ces employés qui, travaillant très tôt le matin, ou bien la nuit, téléphonent à leur conjoint, pour lui dire bonjour, ou lui souhaiter une bonne nuit, ceux qui appellent leurs enfants vers 17h pour s’assurer qu’ils sont bien rentrés de l’école, ces expatriés qui, non contents de s’appeler, via Skype, plusieurs fois par semaine, organisent régulièrement des repas de famille transfrontaliers par webcams interposées ou encore l’histoire d’une famille très modeste d’immigrants du Kosovo, en Suisse, qui ont installé un grand écran dans leur salon afin de pouvoir, chaque matin, prendre leur petit déjeuner avec leur grand-mère, restée au pays :

« De multiples canaux de communication numériques sont apparus ces dernières années, et sont utilisés par des gens de toutes classes, origines, professions, pour leur permettre de communiquer avec leurs proches en des lieux, situations, et de manières inimaginables il y a encore quelques années.

Les gens ont embrassé cette possibilité d’intensifier leurs contacts avec leurs êtres chers de façon si rapide et enthousiaste, et sont capables de dépenser une telle proportion de leurs revenus pour cela que l’on peut raisonnablement penser qu’un besoin fondamental a été identifié. »

Stefana Broadbent note à ce titre que « tous les canaux et moyens de communication développés ces 20 dernières années contribuent à réduire la fracture qui séparent vie privée et vie professionnelle« , permettant aux gens de pouvoir partager, quasi immédiatement, bonnes et mauvaises nouvelles avec ses proches :

« Ce besoin d’intimité et de compagnie en tout temps, le sentiment de pouvoir contacter ceux qu’on aime à tout moment, de connexion continue avec un petit nombre de gens est particulièrement fort parce qu’il existe dans des environnements où les individus sont pourtant isolés, même temporairement, du coeur de leur sphère sociale. »

Dans le même temps, souligne Stefana Broadbent, nombreux sont les sociologues qui, s’étant penchés sur ces nouveaux usages, « sont en fait assez déçus » de découvrir que les gens ne communiquent en fait très régulièrement qu’avec 5 ou 7 personnes seulement, que si, sur Facebook, un utilisateur moyen a environ 120 amis, il n’a d’échanges bilatéraux, en fonction de son sexe (voir Avons-nous de vrais amis sur les sites sociaux ?), qu’avec 4 à 6 personnes en moyenne, que 80 % de nos appels téléphoniques ne concernent que 4 interlocuteurs, et seulement 2 sur Skype… : « tant de réseaux électriques, électroniques, et sociaux, pour 4 personnes seulement ? ».

Loin d’oeuvrer à plus d’isolement, de se cantonner à une forme de cocooning qui nous désengagerait de la vie publique, Stefana Broadbent y voit plutôt une « incroyable transformation sociale » qui, d’ailleurs, fait peur à énormément d’institutions, administrations et employeurs :

« Tous les jours, sans exception, je lis des informations qui me font grincer des dents, par exemple une amende de 15 dollars infligée à des jeunes au Texas, chaque fois qu’ils sortent leurs téléphones portables à l’école. Le renvoi immédiat de chauffeurs de bus à New York, vus avec un téléphone portable à la main. Des compagnies qui bloquent l’accès à la messagerie instantanée ou à Facebook.

Derrière ces questions de sécurité, qui ont toujours été les arguments du contrôle social, ce qui se passe en fait est que ces institutions essaient de décider qui, en fait, a le droit de choisir sur quoi porter son attention, de décider, s’ils doivent ou non être isolés. Ils essaient en fait de bloquer, dans un sens, ce mouvement vers une plus grande possibilité d’intimité. »

Jacques Folon, juriste spécialiste en droit du multimédia et expert auprès de la Commission Européenne et de plusieurs Services Publics Fédéraux belges en matière de protection de la vie privée, de droit de l’Internet et de sécurité informatique, estime de son côté qu' »on assiste exactement au même débat qu’à l’arrivée du téléphone dans nos bureaux« , et qu’il est vain de vouloir bloquer l’accès à l’internet, et « aussi idiot » d’interdire Facebook au travail que d’y interdire le téléphone :

« La génération Y est une génération toujours connectée, le jour comme la nuit. Pour eux, la frontière entre vie privée et professionnelle est assez trouble. Quelqu’un de cette génération recevant un email professionnel à 23H00 n’hésitera pas à y répondre. Mais en contrepartie, elle va trouver normal de discuter avec des amis sur Facebook pendant les heures de bureau.

Je compare souvent l’utilisation d’internet à l’utilisation du téléphone. Plein de choses désagréables sont réalisables avec un téléphone. Pourtant, aucune société ne songe à l’interdire. »

Il faudra encore attendre probablement quelques années avant que ne se banalise cette « incroyable transformation » des rapports entre vie publique et vie privée. Mais on peut raisonnablement penser qu’elle entrera dans les moeurs et cessera d’opposer ceux qui, parce qu’ils embrassent le Net, font peur à qui, eux n’y sont pas encore, si mal, ou bien si peu, nouvelle « fracture numérique » qui sépare ceux que j’ai pu qualifier de « petits cons » et de « vieux cons« .

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0 commentaires

  1. chers,
    attention à ne pas trop réifier la fracture générationnelle…on s’est « tapé » dix ans de discours tout fait sur la fracture numérique alors que le monde entier s’équipait non pas en ordinateur mais téléphone portable, ce qui a rendu la vie plus facile dans certains pays…cf mob livre « Mythologie du portable ». là je sens qu » on est reparti sur la « fracture générationnelle »…les enquêtes sur le terrain montrent que les « natifs digitaux » ne sont pas les caricatures geek connectées jour et nuit ou exhibitionnistes qu’on en fait et que les « digital immigrants » sont parfois plus accro que leurs enfants…o

  2. Oh misère! Surtout pas de vie privée pendant les heures du bureau. Je considèrerais cela comme un dérangement inopportun. Mes proches n’ont même pas le numéro de ma ligne professionnelle pour restreindre leurs ardeurs blablateuses. Tout cela peut attendre 18 heures et en cas d’urgence, le secrétariat saura me mettre en relation. Je suis donc un «vieux con»?

  3. Superbe exemple d’imposture intellectuelle.

    D’abord on présente la dame comme « ethnographe numérique », néologisme platement traduit d’un terme anglo-saxon et destiné, par ses connotations pseudo-scientifiques et mystérieuses, à impressionner, et à soumettre le béotien qui tombe par hasard sur cet article. Si on se donne la peine de vérifier le cursus de ladite dame en cliquant sur le lien, on se rend compte que son parcours est particulièrement pauvre et convenu : sa formation se réduit à la psychologie cognitive qui est UNE lecture du monde et des comportements, non sans intérêt d’ailleurs, parmi mille autres et qui se voudrait aujourd’hui LA vérité et LE pourvoyeur de modèles qui rendraient compte du fonctionnement de la société et de l’individu.
    Ensuite, cet article est à l’argumentation ce que le fastfood est à la gastronomie. Il n’y a strictement aucune démonstration. C’est un amas informe d’affirmations sans fondement et de citations. On pourrait attendre de l’auteur de cet article, sinon de la part d’une universitaire, un minimum de pratique en matière de raisonnement. Les certitudes, les affirmations gratuites, les ultra classiques « Vous croyiez que…… mais apprenez brave gens que c’est tout le contraire », n’ont rien à voir avec une analyse du niveau qu’on est en droit d’attendre, eu égard à l’importance du sujet, sauf à vouloir en mettre plein la vue à peu de frais.
    Faites un essai : reprenez n’importe quelle phrase de cet article (citation ou non) et inversez-en le sens par le vocabulaire. L’article devient alors tout autant « convaincant » mais en défendant des idées totalement opposées. Ce qui prouve que sa valeur argumentative est nulle.

    Par ailleurs, au lieu de fournir des données factuelles et des références scientifiques, cet article cite des exemples concrets qui sont censés servir de preuves définitives. Rappelons qu’un exemple illustre : il n’est en aucun cas une preuve puisqu’à tout exemple on peut opposer un contre-exemple.

    C’est d’autant plus dommage, un article aussi pauvre, quand on consulte le cursus et le CV de son auteur. J’aurais aimé, en définitive, un peu d’esprit critique. La question des libertés individuelles, de la vie privée est quand même plus complexe que les quelques pratiques au quotidien et les certitudes que nous énumère l’honorable Madame Broadbent, reprisesj sans recul par l’auteur de l’article.
    Enfin, je ne suis pas un ennemi de la modernité. J’utilise l’ordinateur depuis 30 ans et Internet depuis 15 ans.

  4. @quoique : il y a bien plus de gens qui passent des coups de fil personnels, ou envoient des mails privés, depuis leur lieu de travail que de gens qui, du fait des NTIC, ramènent du travail à la maison…

    Reste que cet article n’est évidemment pas une étude universitaire (je suis journaliste, faut-il le préciser)… et j’aurais préféré que vous critiquiez le fond plutôt que la forme, l’esprit plutôt que la lettre.

  5. @Jmm
    Il me semble que mon commentaire portait autant sur le fond que sur la forme, les deux étant indissociables par nature et se confortent mutuellement. Quand je dis que vous accumulez des affirmations et des citations sans qu’elles soient liées à une quelconque démonstration, c’est bien parce que je fais grand cas du fond, non ?
    Mais vous-même, réitérez vos affirmations de pure forme et apportez de l’eau à mon moulin en déclarant : « il y a bien plus de gens qui passent des coups de fil personnels, ou envoient des mails privés, depuis leur lieu de travail que de gens qui, du fait des NTIC, ramènent du travail à la maison… » Quelles sont vos sources ? Sur quoi vous basez-vous pour asséner cette affirmation ? Où sont vos chiffres ? Où sont vos références, fiables de préférence ?
    Je peux vous répondre (et c’est vrai) que je ne communique jamais à des fins personnelles dans le cadre de mon travail, alors que j’ai tous les moyens à ma disposition et sans crainte d’une quelconque remontrance ou surveillance. A contrario, et d’année en année, en raison des Ntic ET des charges de travail de plus en plus importantes, je dois travailler chez moi quasiment tous les soirs, c’est-à-dire en rentrant du travail (!) ainsi que le week-end. Et l’écrasante majorité de mes collègues sont dans le même cas . Et pourtant, voyez-vous, par souci d’exactitude et de débat sur le fond, il ne me viendrait pas à l’idée d’affirmer que « du fait des Ntic, il y a bien plus de gens qui rapportent du travail à la maison que de gens qui passent des coups de fils personnels… », pour reprendre vos propos. Je n’en sais rien, je n’ai pas de données statistiques fiables à l’échelle globale. Je m’interdis donc de formuler une généralité non vérifiée.

    Toujours sur le fond, je reproche à votre article une sorte de soumission ou de fascination devant la supposée (le nombre de vos formulations au conditionnel suggère que vous n’êtes pas totalement convaincu, heureusement !) la supposée fusion entre la vie privée et la vie publique.
    Outre le fait le fait que cette hypothèse repose sur des bases scientifiques et méthodologiques sujettes à caution comme je l’ai exprimé, cette posture -sur le fond- interroge le citoyen. Elle est révélatrice, dans l’esprit de certains, d’un glissement de l’échelle des valeurs et des libertés individuelles. Et dans cette sorte d’abdication à un ordre établi qui ne veut pas dire son nom, on ignore, ou on oublie le pendant qu’il faut payer. Si on trouve normal ou si on s’émerveille devant la banalisation au travail du mélange privé-public, il faut accepter que l’employeur mette le nez dans votre vie privée. Et là, ça devient un peu plus compliqué, comme je l’ai dit dans mon message précédent. On touche là aux libertés fondamentales, donc aux votres personnellement. Et cela, -en tout cas dans votre article-, n’interpelle ni l’honorable Madame Broadbent, ni le respectable Monsieur « Jacques Folon, juriste spécialiste en droit du multimédia et expert auprès de la Commission Européenne et de plusieurs Services Publics Fédéraux belges en matière de protection de la vie privée, de droit de l’Internet et de sécurité informatique » ( sic)
    Si vous voulez des exemples d’ingérence d’employeurs dans la communication privée, dans la vie privée et même dans l’intimité de leurs employés, je me ferai un devoir (et non un plaisir) de vous en fournir une tonne d’exemples. Car il se trouve que c’est déjà aujourd’hui pratique courante. Les tribunaux ne traitant que la partie émergée de l’iceberg.

    Mais je ne doute pas qu’en qualité de journaliste, vous trouverez une multitude de faits et d’exemples bien plus facilement que moi.

  6. Je suis étonnée qu’Internet Actu ne fasse pas référence à une sociologue de notre Etat qui a travaillé sur les usages des TIC sur le lieu de travail pour des motifs d’ordre privé, dès 2006.
    Cf. L. Le Douarin, « Les chemins de l’articulation entre vie privée et vie professionnelle. Les usages personnels des technologies de l’information et de la communication au bureau », Réseaux, n° « Privé/professionnel. Convergences et divergences », vol. 24/140, 2006, p.101-132.
    Ou encore plus récemment : L. Le Douarin, « C’est personnel ! Usages des TIC par les cadres dans l’articulation des temps sociaux : vers une évolution de la rationalisation au travail ? », L’homme et la Société, n° 163-164, 2008, p. 75-94.
    Bonnes lectures !

    1. Bonjour,

      je ne suis pas universitaire (mais journaliste), et ne lis donc pas les revues universitaires (sauf lorsque leurs articles sont disponibles sur le Net, et qu’ils arrivent jusqu’à moi).

      En l’espère, et faute d’open publishing, il m’est difficile de prendre connaissance des travaux de Laurence Le Douarin, dont je n’avais même jamais entendu parler… tout simplement.