L’étude des comportements peut-elle permettre de les changer ? (1/4) : « Le progrès a besoin d’être mieux géré »

vraimentmoiquidecidePour Dan Ariely, celui qui a popularisé la théorie de l’économie comportementale, auteur du best-seller international C’est vraiment moi qui décide (blog), la crise économique de 2008 est la preuve que nos décisions, même en matière d’argent, ne sont pas toutes rationnelles, comme il le clame depuis longtemps. Mais si l’approche rationnelle des marchés ne peut pas nous protéger de nous-mêmes, quel modèle devons-nous utiliser, lui demande Karen Christensen pour in Business ?

Errare humanum est : le progrès à besoin d’être mieux géré

« Le modèle rationnel est malléable. Il n’est pas parfait, mais c’est le meilleur modèle que nous ayons », reconnait le chercheur. « Cependant, que seraient nos autoroutes s’ils avaient été conçus par des économistes rationnels ? Nous n’aurions pas de bande d’arrêt d’urgence parce que nous n’aurions pas eu besoin de goudronner une voie où personne n’était supposé conduire. Nous n’aurions pas de lignes pour délimiter les voies, ni de limites de vitesse si les gens étaient aussi rationnels qu’on voudrait le croire. » S’il n’y a qu’une seule façon d’être rationnel, il y en beaucoup à être irrationnel. Et nos irrationalités engendrent de nombreux problèmes qui évoluent dans le temps et selon les technologies que l’on utilise et que la société tente sans arrêt de régler. Pour répondre à la rapidité de nos voitures, nous avons conçu des airbags, des ceintures de sécurité et des limites de vitesse. A l’heure du téléphone mobile, nous avons besoin de nouvelles règles pour dire aux gens de ne pas conduire en téléphonant…

Nous ne sommes pas rationnels. « Le fait est que nous sommes susceptibles de faire tout un tas d’erreurs de décision, et, à mesure que nous inventons de nouvelles technologies, de nouveaux instruments financiers ou d’autres moyens de nous plonger dans les ennuis, nous générons plus de risques. Le progrès a toujours besoin d’être mieux géré, mieux managé. » A mesure que nous faisons des erreurs, nous devons penser à comment les prévenir, comment les limiter.

Pour le directeur du Groupe de recherche sur l’e-rationalité du MIT, nous ne savons pas ce que nous voulons tant que nous ne le voyons pas en contexte. Et ce relativisme a un impact sur notre processus de prise de décision. Par exemple, nous nous comparons sans arrêt aux autres, à l’image des éléphants de mer. Les éléphants de mer veulent être plus gros que les autres, parce que quand vous être le plus gros, vous attirez plus les femelles. Mais à mesure que l’espèce est devenue plus grosse, celle-ci a aussi connu de nombreuses complications de santé qui explique en partie sa disparition…

Identifier nos travers pour les limiter

erationalitygroupPour Ariely, notre pire travers repose sur la puissance de nos habitudes. « Quand nous sommes confrontés à un nouvel environnement, nous avons sans cesse à prendre des décisions. Elles peuvent être faites de manière réfléchie ou pas, elles peuvent être faites sur la base d’informations réelles ou pas, mais quand nous sommes à nouveau confrontés à cet environnement, nous nous souvenons de ce que nous avons fait la fois précédente. Nous ne nous souvenons pas nécessairement pourquoi, mais nous avons tendance à répéter nos décisions précédentes encore et encore. » Dans un supermarché, vous essayez un jus de fruit à moitié prix pendant un temps. Puis vous le reprenez parce que vous vous êtes habitué à lui, même si son prix n’est plus aussi avantageux.

Notre second travers repose sur notre incapacité à gérer nos conflits d’intérêts. Imaginez-vous comme un docteur disposant de deux traitements pour votre patient, le plan A et le plan B. Le plan A est meilleur pour le patient, le plan B est meilleur pour vous. Peut-on regarder ces deux options de manière objective ? Non, affirme Ariely, pour autant rationnel qu’on puisse vouloir l’être. « Tout ce que nous pouvons faire est d’essayer d’éliminer les situations qui favorisent les conflits d’intérêts. » Pour lui, il nous faut travailler à réduire les conflits d’intérêts dans nos systèmes financiers, dans nos systèmes de santé et dans la politique. C’est en comprenant mieux la nature humaine, ses forces et ses faiblesses, que nous trouverons des moyens de limiter le coût de ses faiblesses.

Autre exemple. Nous souffrons tous du syndrome de la fausse planification : il consiste à se promettre à nous-mêmes de finir quelque chose dans un temps donné, ce que nous faisons rarement. Ainsi, quand nous prévoyons de rentrer plus tôt à la maison, il se trouve toujours une raison pour nous retarder que nous n’avons pas prise en compte… Car pour sortir à l’heure du travail, il faudrait prévoir de partir plus tôt !, explique le chercheur. C’est la même chose pour nos finances personnelles : nous ne savons pas estimer les dépenses imprévues. Pourtant, si on les regarde dans le temps, elles représentent quelque 20 % de nos budgets. Si on les analysait comme il faut, on pourrait peut-être mieux les gérer, suggère le chercheur…

Les groupes ont des attributs qui minimisent leur capacité à prendre de bonnes décisions, liées à l’autorité et à la conformité notamment. Dan Ariely et ses collègues avaient créé il y a quelques années un logiciel « antigroupware » (.pdf), afin d’essayer d’éliminer au maximum ces effets de groupes. Avec ce logiciel, les gens prenaient des décisions anonymement sans que personne puisse connaître leur vote : vous pouviez ne pas voter ou confier votre vote à quelqu’un que vous pensiez plus à même de prendre la décision que vous parce que plus au courant du problème, par exemple. Prendre de telles mesures peut permettre au potentiel d’un groupe de s’épanouir. « Ce dont nous avons besoin en tout cas c’est d’une intervention massive qui favorise les bénéfices des groupes, sans coûts cachés ».

« Bien sûr, c’est une mission difficile d’affirmer que nous pouvons changer la manière dont on pense sans arrêt. » Beaucoup de nos intuitions sont fausses, rappelait-il à TED 2009. Mais il reste difficile de tester la validité d’une intuition et plus encore de croire ou d’accepter qu’elle puisse être fausse. Et pourtant, à nouveau, la plupart des choses que nous pensons être rationnelles ne le sont pas.


Dan Ariely était à TED 2009. Sa prestation est disponible avec sous-titres en français.

Dossier : L’étude des comportements peut-elle permettre de les changer ?

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Article passionnant, j’attends les 3 autres avec intérêt. La conduite du changement, dans tous les domaines, ne s’improvise pas. Nous aurions à gagner à nous pencher davantage sur ces recherches (dans leurs formes vulgariusées) et leurs applications. Le MIT est une mine dans ce domaine, je rapproche ces réflexions de Dan Ariely de celles de Steven Pinker, qui a lui aussi oeuvré longtemps au MIT avant de retourner à Harvard.
    Décortiquer nos circuits cognitifs et notre prétendue rationalité (rationnelle mais pas forcémentselon les critères que l’on suppose) devrait être plus enseigné.

  2. Passionnant c’est l emot, j’ai hâte d’en savoir plus, et ce petit commentaire me permettra d’être tenu au courant.
    Merci Hubert Guillaud pour cet article.

  3. Vous venez de débarquer sur terre ?
    En 2010, on découvre que l’homme est en partie irrationnelle !
    “Tout ce que nous pouvons faire est d’essayer d’éliminer les situations qui favorisent les conflits d’intérêts.” => gérer de manière commune les ressources, abolition de la propriété => connu depuis le 19ème siècle sous un autre terme ….
    “Ce dont nous avons besoin en tout cas c’est d’une intervention massive qui favorise les bénéfices des groupes, sans coûts cachés”. => intervention de qui ? qui est à même de privilégier l’intérêt général sur l’intérêt particulier sinon l’Etat => c’est quand même la base du socialisme !
    Esprit critique quand tu nous tient !
    Bien à vous,
    JD

  4. Peut-être un petit peu Jean-Michel… mais, j’y reviendrais, si la discipline est investie par beaucoup de brillants esprits, je pense également qu’elle peine à se structurer, à identifier clairement des règles, des pratiques, des méthodes…

    On dirait que face à la complexité du domaine étudié, aucune loi, aucune généralisation n’en sort vraiment.

    Reste que depuis Herbert Simon, on a démultiplié les cas d’applications. Et nombreux sont ceux qui poussent à réfléchir… au moins sur les méthodes qu’on emploie, souvent inadaptées….

  5. Non seulement on peut, on doit, penser à H. Simon, mais il ne faudrait pas non plus négliger les travaux encore plus prémonitoires en la matière de ce bon vieux Max Weber! Car il avait déja énoncé dès 1905 le fait que bien de nos décisions sont prises en fonction de rationnalités variées. Pour mémoire, il distinguait 4 formes de rationnalités: en valeur, en finalité, passionnelle et …. irrationnelle. Car on peut être irrationnellement rationnel (à moins que ce ne soit l’inverse). Bref, oui les travaux de chercheurs récents sont intéressants, car ils tentent de préciser ce qui fut énoncé il y a déja un moment. Soulignons au passage qu’au fond, ce que l’on signale ici, c’est que le modèle du marché néoclassique est une foutaise générale, mais bon il ne faut pas le dire trop fort si ??? ….. Car comme le signalait déja A. Sen, il y a plus d’une dizaine d’années, si on enlève la rationnalité …. que peut-on prévoir alors? Relire aussi Keynes à ce sujet …