#pdlt : Comment le web est en train de changer notre façon de manger

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission. Désormais, vous la retrouverez toutes les semaines aussi sur InternetActu.net.

La lecture de la semaine est un article posté il y a quelques jours sur le site du magazine américain Salon. Cet article, que l’on doit à Sara Breselor, porte un titre intrigant : « comment le web est en train de changer notre façon de manger ». Il faut noter qu’il s’inscrit dans un contexte culinaire américain, ce qui signifie que la thèse de l’auteur n’est pas immédiatement transposable à la France, mais il n’est jamais inintéressant d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, les grands changements en matière d’usages des technologies et de leurs conséquences quant à nos modes de vie ayant une propension affirmée à traverser l’océan.

Le papier commence par noter l’inversion d’une tendance : alors que depuis des décennies, la taille des plats augmentait, on remarque soudain une diminution des portions. Bruce Horowitz, journaliste à USA Today, le notait récemment : on a vu apparaître cette chose tout à fait nouvelle dans certaines chaînes de restauration américaine, des cartes à base de petits mets. Cette apparition est évidemment attribuable à des préoccupations économiques, mais Bob Harnett, PDG d’une de ces chaînes, explique que ce changement est en priorité destiné aux plus jeunes, aux jeunes consommateurs qui sont aussi des internautes les plus fervents. Les petites portions, explique-t-il, sont pour les clients « qui partagent un plat de nourriture de la même manière qu’ils partagent leurs informations les réseaux sociaux ».

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Image : Le groupe « I ate this » sur Flick est l’un des plus importants et des plus actifs avec plus de 300 000 photos provenant de plus de 19 000 membres. Un phénomène de documentation de soit qu’on retrouve sur la plupart des plates-formes sociales.

Et, au dire de la journaliste de Salon, il y a des arguments scientifiques qui viennent à l’appui de cette théorie. Une étude coréenne sur les usages d’internet et les habitudes culinaires a montré que les adolescents qui utilisaient le plus le web avaient tendance à manger de plus petits plats. « On a passé un temps fou à se demander comment le Web changeait notre façon de lire, notre façon de communiquer, de tomber amoureux, de rompre, mais comment internet change-t-il notre façon de manger ? », se demande la journaliste.

Pour le meilleur et pour le pire, note-t-elle, le partage propre aux réseaux sociaux fait désormais partie de notre éthos. Signaler ce qu’on aime, tweeter, décrire et évaluer nos moindres faits et gestes sont des comportements habituels, cela a indubitablement changé la manière dont on vit le fait de manger. Pour l’obsessionnel du Web, manger ne se résume plus à savourer un repas en privé. C’est aussi le bloguer, le tweeter, et comme le New York Times l’a récemment montré, prendre des photos de notre repas et les mettre en ligne. De plus en plus, nos repas sont insérés dans une expérience sociale élargie, ils s’inscrivent dans une conversation continue au cours de laquelle nous partageons ce que nous mangeons.

Dans ce contexte, il est logique, selon la journaliste, que les plus jeunes abandonnent les grands plats individuels en faveur de petits plats qui circulent de convive en convive. « Je pense que ça mime la fragmentation de l’information » explique Dan Zarella, spécialisé en Web marketing. Alors que les gens avaient l’habitude de s’appuyer sur une ou deux bonnes sources d’information, ils en ont maintenant une vingtaine. « Les gens ont grandi avec l’idée que l’important ne tient pas en une chose, mais en une somme d’éléments, ajoute Zarella, je vois bien comment le comportement nutritif pourrait refléter cette préférence. »

Bien des choses ont été dites sur la manière dont le Web affecterait notre capacité à nous concentrer sur les idées qui méritent du temps, sur des livres ou de longs articles et peut-être cette tendance à nous rabattre sur des petits plats reflète-t-elle notre crainte de prendre des décisions dans un monde saturé d’informations. S’engager sur un choix unique est beaucoup plus compliqué quand notre conscience est pleine de tous les possibles existants. Même dans un restaurant, où le choix est limité, l’angoisse peut surgir. Cela expliquerait que les cartes regorgent aujourd’hui d’options « combo » qui permettent au client de parcourir un champ culinaire beaucoup plus large qu’avec un plat unique et individuel.

Mais ces changements n’affectent pas seulement la taille des plats, ils ont aussi des conséquences sur notre expérience du restaurant.

Une chose est claire, explique la journaliste de Salon : dans l’avenir, le monde en ligne sera intégré de plus en plus intimement dans notre expérience quotidienne de la nourriture. Dan Zarella, encore lui, donne son point de vue : « Un des grands changements technologiques qui ont lieu en ce moment, et qui je pense que ce sera très important pour les restaurants, est le mélange du en ligne et du hors-ligne. » Et Zarella d’expliquer comme la réalité augmentée peut influer sur le choix du consommateur quand il suffit de passer son smartphone devant la devanture d’un restaurant pour avoir accès à des centaines de critiques. C’est en tenant compte de ce genre d’interaction permise par le web qu’il faut imaginer la culture culinaire de demain. Zarella, toujours lui, a fait récemment l’expérience de la manière dont les réseaux sociaux pouvaient modifier les rapports entre restaurateurs et consommateurs. Dan Zarella se définit comme un fan de bière. Et il raconte à la journaliste s’être rendu dans un bar de Boston dont il savait que la carte comportait deux bières difficiles à trouver. Il demande la première, on lui dit ne plus l’avoir en stock. Il commande l’autre et la déguste. Tout à son plaisir, il en prend une photo et la poste sur Twitter en disant : « c’est mon bar préféré ». C’est là que le virtuel et le réel se sont rencontrés : le barman a vu le tweet. Il venait de terminer son service et il était assis à la table d’à côté en train de siroter les dernières bouteilles de la bière, il est venu remercier Dan Zarella et lui offert un verre de cette bière vraiment rare.

Je ne peux pas dire que je sois pleinement convaincu par la thèse. Si la manière dont le web affecte les modes de nutrition se résume à la réduction de la taille des plats, au fait d’avoir accès aux critiques des clients et de pouvoir se faire offrir un verre de bière en rupture de stock, la face de l’humanité ne risque pas d’en être changée. Mais peut-être faudrait-il examiner quelques autres paramètres susceptibles d’entraîner des modifications dans les modes d’alimentation. Il faudrait aller voir si, de la même manière que le plateau-repas a fait son entrée dans les foyers avec la massification de la télévision, il existera un jour un repas propre à la navigation sur le web, une manière de manger qui garantisse de ne pas détériorer le clavier, qui libère les mains ou je ne sais pas quoi d’autre. Ceux qui ont un iPhone savent par exemple que le pain au chocolat est prohibé, à moins de pouvoir se laver les mains dans la minute qui suit l’ingestion. Il faudrait aller voir aussi ce que change le fait d’avoir accès en un clic aux recettes du monde entier, et des recettes qui sont moins intimidantes que celles qu’on peut trouver dans la plupart des livres de cuisine, l’équivalent de la recette de grand-mère, épurée par la répétition.

Malgré tout, l’idée que le transfert des pratiques de partage sur le web puisse entraîner un goût, ou une angoisse déguisée en goût, pour le partage de petites portions est séduisante et mérite peut-être qu’on regarde de plus près si elle se vérifie. En n’oubliant pas que certaines cultures l’avaient inventé avant le web : les tapas des Espagnols ou les tables tournantes des repas asiatiques existaient avant Facebook.

Xavier de la Porte

L’émission du 28 mai 2010 était consacrée aux apéros Facebook avec la sémiologue Laurence Allard, aux Big Brother Awards en la présence de Jérôme Thorel et Christine Tréguier et au livre de Christophe Ginisty Allons enfants de l’internet. Une émission à réécouter en différé ou en podcast sur le site de Place de la Toile.

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