Pour un design des politiques publiques

designdespolitiquespubliqueslivreDesign et politique : voilà deux mots qui ressemblent à la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. C’est pourtant ces deux termes qui fondent la 27e Région, ce laboratoire d’innovation publique lancé début 2008, avec le soutien de l’Association des régions de France, la Caisse des Dépôts, la Commission européenne, et incubée à la Fing. Ce sont aussi les deux termes qui composent le titre du livre que ce laboratoire vient de publier à la Documentation Française : Design des politiques publiques, ce qui consiste, comme l’explique le designer Romain Thévenet, chargé de mission dans ce laboratoire en avant-propos de l’ouvrage, à appliquer une démarche créative méthodique à la façon de faire de la politique. « Notre démarche consiste à imaginer une « conception » de l’action publique – au sens où l’entend l’innovation sociale, c’est à dire de repenser les systèmes « avec et pour les gens ».

A l’occasion de la parution du livre nous publions l’avant-propos signé Stéphane Vincent, directeur de ce laboratoire « de transformation publique » – rien de moins ! – qui revient sur le rôle et le sens de la 27e Région.

Que se passe t-il lorsque l’on crée un cadre expérimental au sein de l’action publique, un espace dans lequel il est permis d’essayer des choses différentes, sans que cela ne vous le soit reproché ? Une forme de « hacking » mené avec l’adhésion de l’acteur public et même son soutien actif !

Nous avons débuté à tâtons, tout d’abord en interrogeant des entrepreneurs sociaux et numériques, des designers, des collectifs d’intervention urbaine, des acteurs du développement local. Avec des élus et des agents de collectivités, nous sommes allés à la rencontre de l’innovation sociale britannique, et pour ne pas trahir notre culture latine, nous nous sommes penchés sur les nouvelles pratiques du design et de l’innovation sociale vues en Italie, en Espagne, en Amérique du Sud, et partout en France, du Massif central à l’Ile-de-France. Mais surtout, en collaboration avec les Régions et les communautés locales, nous avons testé de la façon la plus concrète possible des méthodes d’innovation sociale, sur des terrains allant du lycée à la maison de santé, et du village au quartier, à travers notre programme « Territoires en Résidences« . C’est du fruit de ces rencontres, de ces expériences et de nos analyses dont nous aimerions témoigner dans cet ouvrage.

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Image : l’ouvrage lors de sa présentation au dernier Salon du Livre, par la 27e Région.

La crise du management public

Le point de départ de notre travail, c’est la crise qui touche, selon nous, le « nouveau management public », ce mode de gestion inspiré du fonctionnement des entreprises du siècle dernier. Elus qui décident et votent des lois qui s’empilent, administrations qui exécutent et délivrent des services, usagers priés de les utiliser… Il y a dans ce modèle une lecture bancale de la modernisation, basée sur la fixation d’objectifs, l’externalisation à outrance, l’audit permanent. Elle génère de la souffrance chez les agents, organise le système en silos, détruit jour après jour les valeurs de solidarité, de partage, et toutes les formes d’ajustements qui existaient auparavant dans les services publics. Même l’OCDE constate que cette pensée a conduit à une dégradation de la qualité des services publics, ainsi qu’à un accroissement de l’inégalité d’accès à ces services (.pdf).

L’innovation vue par le nouveau management public est pour l’essentiel une vision comptable et techno-centrée : au risque de caricaturer, ’administration électronique a surtout permis de numériser des fonctionnements sans vraiment chercher à les renouveler… Vocabulaire bureaucratique, absence d’ergonomie démocratique, tout concourt à ce que la machine se replie sur elle-même. Au-delà des soubresauts de la modernisation administrative, le modèle politique et administratif français, né sous la Révolution et le Premier Empire, donne l’impression de ne s’être jamais véritablement transformé. La société peut bien enchaîner les tsunamis technologiques, géopolitiques et financiers, rien n’y fait ou presque : la matrice reste globalement la même.

Les institutions ont certes prévu des mécanismes d’ajustement, comme les dispositifs de démocratie participative, mais ce sont avant tout des créations de l’institution, conçues autour d’elle et non des individus. Au-delà des grands principes de citoyenneté et de démocratie active, dans la pratique, l’individu n’a qu’une valeur de consultation, jamais de construction.

On pourrait simplement s’en désoler, et même regretter que la démocratie en sorte vaguement affaiblie – ça va tellement plus mal ailleurs ! Le problème est que le système actuel n’est pas de taille à affronter les nouveaux défis sociaux, écologiques, énergétiques et technologiques. Le niveau de mobilisation, de souplesse, de dialogue, d’ouverture, d’apprentissage, de transversalité nécessaire est tel qu’à fonctionnement égal, il ne parviendra pas à faire face. Il faut donc imaginer, concevoir – « designer » en somme – autre chose…

L’individu en otage

Selon nous, le principal reproche à faire au « nouveau management public » est qu’il voit les individus comme des objets passifs, isolés, désincarnés – en aucun cas comme des sujets actifs, sociaux, sensibles, capables de prendre leur part à la production de l’intérêt général.

Les fonctionnaires eux-mêmes, pris au piège d’une obligation de réserve décidée au début des années 80, n’ont pas la capacité de contribuer quotidiennement à l’amélioration du système, en dehors des mouvements syndicaux.

Les français seraient-ils plus passifs qu’ailleurs ? Vraisemblablement pas, lorsque l’on observe la vigueur du bénévolat et du mouvement coopératif et associatif de proximité, y compris en période de crise. Le nouveau management public ne prend pas en compte toute cette énergie individuelle et collective. Bien entendu, il la soutient, la subventionne… mais il n’y voit presque jamais une source d’inspiration pour se transformer lui-même en profondeur.

Notre sentiment est que les choses fonctionnent mieux lorsqu’on y associe très étroitement les gens. Depuis l’internet, l’open source ou même Google, on sait qu’en leur fournissant un cadre et des outils facilitant, ils sont plus enclins à construire collectivement des réponses, y compris à grande échelle. Ceci ne veut pas dire que chaque individu doit participer tout le temps, ni pour tout et en toute circonstance ; mais que chacun peut être mis en capacité de proposer, de contribuer, de prendre part à l’élaboration de l’intérêt général. Changer notre regard sur les capacités des gens ne va pas tout bouleverser. Mais cela va libérer de nouvelles marges aujourd’hui cadenassées. Si une école se crée dans mon quartier, m’offre t-on la possibilité de prendre part à sa conception ? Si je suis retraité et que j’ai du temps libre, me propose t-on un cadre facilitant pour aider mes voisins ? Mon expertise du quotidien est-elle moins utile que celle des spécialistes ?

La méthode, un sujet politique

Bien entendu, mieux mobiliser les populations est un sujet important pour de nombreuses collectivités locales. Mais au cours de nos expériences, nous avons été frappés de voir à quel point elles étaient, en général, peu en mesure d’y répondre.

Dans toutes les grandes organisations, des centres de recherche & développement orientent tous leurs travaux autour des utilisateurs : ils les associent à l’amélioration de leur propre fonctionnement, au prototypage de nouveaux services et à des expérimentations. Lorsque cette fonction n’est pas incarnée par un bureau spécifique au sein de l’entreprise, il s’agit au minimum d’une démarche qui irrigue l’organisation.

A contrario, presque aucune administration ou collectivité ne s’est dotée d’une telle démarche, de la Commission européenne jusqu’aux municipalités. Comme si la mise en oeuvre des politiques publiques devrait être un acte magique, capable de se réajuster tout seul, sans passer par des phases d’expérimentation ni de regard critique. Et plus qu’ailleurs, la recherche est soigneusement tenue à distance de la pratique.

Très peu d’élus occupent des mandats dans ce domaine, comme si la question de la méthode et des modes opératoires de l’action publique était perçue comme un sujet d’intendance.

Le temps et l’espace pour la réflexion critique ne sont pas disponibles : c’est la dictature du « nez dans le guidon ». Pourtant, il y a bien dans chaque méthode, implicite ou explicite, un élément de différenciation politique majeur, et à l’avenir, il nous paraît essentiel de changer le regard des élus sur cette dimension, d’anoblir les questions méthodologiques à leurs yeux.

Pour un design des politiques publiques

Comment tendre vers une forme de co-conception de l’action publique ? Inutile de chercher dans cet ouvrage la liste de tous les chantiers à lancer pour y parvenir, en particulier sur le plan politique, législatif et même constitutionnel… le terrain de jeu de la 27e Région est plus naturellement celui des méthodes, des outils, des stratégies, des stratagèmes, et de toutes les formes d’ingénieries qui permettent de favoriser l’innovation sociale et de mobiliser la créativité des populations.

Dans cette première édition, nous avons voulu montrer qu’aujourd’hui, cette vision nouvelle transcende les disciplines. De façon visible et sans qu’ils en aient toujours conscience, un trait d’union rassemble ces designers, architectes, urbanistes, artistes, sociologues, entrepreneurs, innovateurs numériques, responsables associatifs, fonctionnaires et agents dont les réalisations sont décrites dans cet ouvrage : la plupart sont en dissidence avec les doctrines de leur profession d’origine.

Ils ne croient pas à une forme d’expertise supérieure, en surplomb des gens, mais à la pédagogie et à l’émancipation des individus. Leur credo est celui de l’innovation sociale, l’innovation « par les gens et pour les gens ».

Stéphane Vincent, directeur de la 27e Région.

Cette première édition, dont la rédaction a été coordonnée par Anne Daubrée, a été conçue comme un livre-outil, avec des entrées multiples. Il y est décrit l’application de ces méthodes dans six thèmes, qui regroupent les expériences que nous avons menées, ou que nous avons identifiées en France et dans le monde. Ces thèmes, sans ordre de priorité, sont l’éducation, la prospective territoriale, l’isolement rural, les technologies relationnelles, la modernisation administrative et les enjeux énergétiques. Chacun d’eux débute par la description d’un des projets que nous avons menés dans le cadre du programme Territoires en Résidences, puis se poursuit par d’autres réalisations et d’autres méthodes – une trentaine au total et dont les auteurs sont présentés en fin d’ouvrage. En conclusion de chaque partie, nous proposons quelques enseignements, à portée tactique, stratégique ou plus politique. Pour enrichir cette succession de cas, nous les avons entrecoupé d’interviews réalisées en exclusivité auprès de six personnalités : Il s’agit de François Taddei, Catherine Fieschi, Charles Leadbeater, Bernard Stiegler, Marjorie Jouen, et Patrick Viveret. En fin d’ouvrage, « les mots du design des politiques publiques » est une tentative de dessiner les contours d’un univers, fait des valeurs, des outils, des disciplines dont la maîtrise nous semble essentielle aujourd’hui.

Bonne lecture, et bienvenue dans le laboratoire de la 27e Région !

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