#pdlt : Peut-on être journaliste d’investigation sans être hacker ?

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission. Désormais, vous la retrouverez toutes les semaines aussi sur InternetActu.net.

La lecture de la semaine, il s’agit d’un très long portrait paru dans le New Yorker le 7 juin dernier. Portrait de Julian Assange, le fondateur du site Wikileaks. Vous avez certainement entendu parler de Wikileaks, c’est le site qui a sorti il y a deux mois la vidéo de l’armée américaine sur laquelle on voyait un hélicoptère Apache tuer deux journalistes de Reuters qui marchaient dans la rue avec un groupe d’hommes, puis tirer sur l’ambulance qui venait chercher les blessés, ambulance dans laquelle on transportait deux enfants. Wikileaks est donc un site qui, depuis son lancement il y a 3 ans et demi, met en ligne des informations que les gouvernements ou institutions considèrent comme confidentielles : le catalogue exhaustif, évidemment top secret, des procédures mises en place dans le camp delta de Guantanamo, ou le contenu du compte privé Yahoo de Sarah Palin, par exemple. Wikileaks, explique Raffi Khatchadourian, le journaliste du New Yorker, n’est pas vraiment une organisation : pas d’équipe, pas de bureau, pas de lieu physique. Julian Assange lui-même n’a pas de domicile, il circule de pays en pays, et vit chez des amis. Wikileaks est là où se trouve Julian Assange. Mais, dans le même temps, des centaines de bénévoles de par le monde aident continument à maintenir l’infrastructure complexe du site, seul entre 3 et 5 personnes s’y dédiant à plein temps. D’ailleurs, ils ne sont connus que par des initiales et ils communiquent entre eux par un tchat crypté.

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Image : Julian Assange (à gauche) sur la scène de la 26e édition du Chaos Communication Congress, en décembre 2009, photographié par andygee1.

Ce sens du secret, explique le journaliste, repose sur la croyance qu’une opération de renseignement qui vient du bas, qui existe quasiment sans ressource financière, qui est fabriquée pour rendre publique des informations que de puissantes institutions veulent absolument garder secrètes, qu’une telle organisation a forcément des ennemis acharnés.

Le papier de Raffi Khatchadourian, comme tous les papiers du New Yorker, est très long. Je ne pourrai donc rendre compte que de certains de ses aspects.

D’abord, l’idée que Wikileaks est un média qui repose sur une technologie propre et que les questions technologiques sont une préoccupation forte pour Julian Assange. Quand il poste une vidéo comme celle dont j’ai parlé plus haut, il veut être sûr qu’elle restera en ligne. Ce qui signifie que le site place ses contenus dans plus de vingt serveurs répartis dans le monde et utilise une centaine de noms de domaines. Pour définir le site, Assange parle d’un « système insensible à la censure, pour la fuite et l’analyse publique de longs documents intraçables » et Assange ajoute que tout Etat ou entreprise qui voudrait retirer un document de Wikileaks devrait quasiment démanteler internet même.

L’auteur de l’article parle d’une forme légère de paranoïa qui parcourt la communauté Wikileaks. Assange dit avoir été suivi par des inconnus qui cherchaient à le photographier. De fait, en mars dernier, il a publié un document classifié du Centre de contre-espionnage de l’Armée (.pdf) expliquant que Wikileaks devait être considéré comme une menace pour l’Armée américaine. Et il est depuis peu recherché par les autorités américaines.

Après le récit détaillé de la manière dont la vidéo de l’armée américaine a été mise en ligne, l’article dresse un autre aspect intéressant de la biographie de Assange qui est pourtant très discret sur les détails de sa vie personnelle. Australien, né en 1971, il a beaucoup voyagé sur le continent pendant son enfance, élevé par des parents pas très conformistes qui déménageaient à longueur de temps et s’occupaient eux-mêmes de l’éducation de leurs enfants. Une éducation en dehors de l’école et qui mène Julian Assange à s’intéresser aux sciences. Alors qu’il a une dizaine d’années, sa mère s’installe près d’un magasin d’électronique, dans lequel Assange va programmer un Commodore 64. Sa mère finit par le lui offrir. Très vite, il est capable de cracker les logiciels les plus connus : « L’austérité de l’interaction avec un ordinateur est quelque chose qui m’attirait », explique-t-il au journaliste. A 16 ans, en 1987, il acquiert un modem. « A l’époque les sites internet n’existaient pas, mais les réseaux d’ordinateurs et les systèmes télécoms étaient suffisamment reliés pour former une sorte de paysage électronique que les adolescents dotés d’un patrimoine technique pouvaient traverser », explique le journaliste. Assange se faisait appeler Mendax (qui signifie « menteur » en latin) et s’est fait une réputation de programmeur sophistiqué, capable de casser les réseaux les plus sécurisés. Il entre en relation avec d’autres hackers, forme un groupe du nom de The International Suversives, et ensemble ils entrent dans des systèmes en Europe et Amérique du Nord, en particulier dans des réseaux appartenant au Département de la Défense des Etats-Unis. A 18 ans, il est marié, a un enfant. Mais le hacking est la ligne directrice de sa vie et les autorités commencent à s’intéresser à lui et à son groupe. L’article raconte en détail l’arrestation qui a suivi et le procès intenté à Julian Assange, qui a fini par être acquitté, la lutte pour récupérer la garde de son fils dont la mère l’a quitté, le questionnement sur son avenir au milieu des années 2000, et comment les réflexions de Julian Assange le mènent à l’idée que les luttes qui définissent l’être humain n’ont pas lieu entre la droite et la gauche, entre la raison et la croyance, mais entre l’individu et les institutions. La lecture de Kafka, Koestler et Soljenitsyne l’amènent à l’idée que la vérité, la créativité, l’amour et la compassion sont corrompus par les hiérarchies institutionnelles. Et que dans cette lutte, la capacité à organiser la fuite des informations est le nerf de la guerre.

L’idée de créer Wikileaks, en 2006, est en lien avec cette vision des choses. Leaks signifie « fuite » en français. Julian Assange s’est mis au travail, a désigné le site, a cessé quasiment de s’alimenter et de dormir pour en construire l’architecture la plus sécurisée possible. Il a cherché les serveurs sur lesquels l’abriter : la Suède d’abord, puis la Belgique. Le système est ultraprotégé. Les membres n’en ont chacun accès qu’à une partie, dans leur intérêt, et dans celui du système. Tout est crypté, le trafic y est anonyme et passe par des tunnels virtuels qui sont très privés, et dans ces tunnels, les ordinateurs de Wikileaks ne cessent de faire passer des informations ayant pour but de dissimuler les vrais documents. Assange conclut : « Il y a encore des faiblesses, mais le système est largement plus sûr que le réseau bancaire ».

Voici quelques éléments de ce passionnant portrait de Julian Assange à lire dans le New Yorker où l’ont voit qu’à l’heure où l’information circule sur les réseaux, il devient presque impossible de penser l’information sans penser les réseaux. Ce que Julian Assange fait correspond assez parfaitement à la définition du journalisme d’investigation. Peut-on aujourd’hui être journaliste d’investigation sans être un peu hacker, soit pour obtenir l’information, soit pour la faire circuler ? C’est une des questions, me semble-t-il que pose ce papier.

Xavier de la Porte

L’émission du 18 juin 2010 était consacrée au Sport et aux nouvelles technologies avec Didier Seyfried, directeur du Laboratoire d’informatique appliquée au sport de l’Institut national du sport de l’expertise et de la performance (Insep) et Jean-Michel Peter (blog), enseignant, chercheur de l’université Paris-Descartes ; ainsi qu’à Hadopi et l’affaire du logiciel Orange avec Jérémie Zimmermann de la Quadrature du Net. Une émission à réécouter en différé ou en podcast sur le site de Place de la Toile.

placedelatoile

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0 commentaires

  1. Wikileaks me rappelle le concept du « busab » (bureau des sabotage)
    http://en.wikipedia.org/wiki/Bureau_of_Sabotage

    « Peut-on aujourd’hui être journaliste d’investigation sans être un peu hacker, soit pour obtenir l’information, soit pour la faire circuler ? »

    – soit pour se protéger (crypter, brouiller, authentifier) ?
    – soit pour trifouller et afficher l’information (data journalism) ?