Bruno Latour : « On est passé du virtuel au matériel, et pas du matériel au virtuel »

BrunoLatourXavier de la Porte recevait, le 20 novembre 2009, Bruno Latour, professeur et directeur scientifique à Sciences Po, dans son émission Place de la Toile sur France Culture. Un entretien passionnant (encore disponible sur le site du MediaLab de Sciences Po) à lire à la lumière de l’intervention magistrale de Clarisse Herrenschmidt, chercheuse au CNRS qui, elle aussi, notait à quel point l’invention de l’écriture, et du code informatique, relevait non pas tant de logiques virtuelles ou abstraites que de processus matériels et concrets.

« L’erreur que l’on fait toujours quand on parle du web, c’est qu’on dit toujours qu’on passe du réel au virtuel, comme si on avait une nation réelle avec du sang, des armes, un peuple et de la terre, et un espace virtuel avec des gens qui se disent « Facebookiens« , comme on parle de Parisiens ou de Français. »

Pour Bruno Latour, le mouvement serait plutôt inverse, et l’on serait en fait passé de « situations virtuelles, la Nation par exemple, qu’il faut maintenir dans la tête des gens« , à des situations bien réelles, parce que « ce que le web fait, c’est de matérialiser des éléments qu’on ne voyait pas et qu’on ne pouvait pas tracer auparavant, par le fait d’avoir un login, un écran, un clavier, des avatars… »

Comparant ce que c’était que de lire un livre dans sa tête quand on était gamins, et que cela fait maintenant de jouer à un jeu vidéo, Bruno Latour estime ainsi qu' »on est passé du virtuel au matériel, et pas du matériel au virtuel, parce que le matériel il était dans notre tête quand on imaginait les aventures du Capitaine Fracasse, on n’avait pas à payer un abonnement, un modem« .

Pour lui, le matériel a l’énorme avantage de « permettre de réimaginer par quels genres de canaux, truchements, éléments tout à fait concrets, circule la (notion de) Nation » :

« La Toile permet de repenser la Nation, non pas comme un individu qui appartient à quelque chose de très grand, car ça c’est un héritage de l’époque virtuelle, mais de façon tout à fait matérielle, à qui on est abonné, quels sont les avatars qui nous représentent… »

Certes, les avatars existaient avant : ainsi, « les gens se définissaient comme Malouins, Français ou bourguignons, ils en faisaient des avatars, qui duraient très peu de temps parce qu’ensuite ils allaient à la sécurité sociale et ils avaient une autre définition d’eux-mêmes, le n° 147 machin chose, auquel ils étaient accrochés. Mais on ne les voyait pas, on avait une vision très virtuelle de la Nation en leur demandant : « est-ce que vous êtes Français, pas Français ? ». »

Le web rematérialise des choses qui étaient virtuelles

Pour Bruno Latour, utiliser la matérialité du réseau pour comprendre un concept traditionnel est d’autant plus intéressant qu’on peut voir par quel truchement on peut le produire, ou le défaire. Evoquant encore la notion de Nation, il estime que l’on va ainsi s’apercevoir qu’elle relève de tas de pratiques qui ne dépendent aucunement de la frontière qui la délimite :

« Le web rematérialise des choses qui étaient virtuelles : on peut suivre, maintenant, des appartenances, des échanges d’arguments, on peut rendre traçables des choses qui ne l’étaient pas, et donc se reposer la question de savoir ce qu’est le fait d’avoir une position politique, de prendre position. « 

Evoquant dans la foulée la « littérature immense sur l’e-démocratie, le fait de pouvoir voter en cliquant« , Bruno Latour se dit néanmoins « très sceptique (parce que) c’est de nouveau croire que le web est une dématérialisation de choses matérielles, alors que c’est une matérialisation de choses immatérielles« .

Bruno Latour évoque à ce propos le travail de Simon Schaffer, historien et philosophe des sciences britannique, qui « repense précisément la notion de numérique » :

« Pour lui, nous nous trompons complètement avec la notion d’ordinateur, et c’est un vrai problème dans l’histoire des sciences, car ça n’a rien de virtuel, pour l’excellente raison que de toute façon, les voltages sont toujours analogiques, donc ce que fabrique un ordinateur, c’est du numérique, c’est-à-dire des 0 et des 1, mais à partir de voltages, qui sont toujours des tracés analogiques.

Et il le disait de façon amusante : c’est par tolérance et par rafraîchissement que, à la fin, vous avez sur vos écrans d’ordinateur quelque chose qui est à peu près stable, et qui calcule à partir de 0 et de 1.

C’est donc la redondance, le rafraîchissement, que vous finissez par obtenir d’un ordinateur un comportement numérique, alors que c’est une machine essentiellement analogique. « 

Illustrant son propos, Latour évoque le travail d’Adam Lowe, artiste et inventeur de toute une série de techniques qui utilisent le numérique pour produire des vrais objets, essentiellement des fac similés, à qui Latour et Schaffer venaient de remettre un « prix des humanités scientifiques » : « Adam Lowe l’a montré de façon magnifique en tirant, à partir d’un même fichier fait de 0 et de 1 sur tous les systèmes d’imprimante imaginables le même fichier. Il en a fait une exposition, et vous avez l’impression qu’il n’y a pas deux images qui se ressemblent, elles sont toutes différentes : les mêmes 0 et les mêmes 1, repassés dans une machine, redeviennent analogiques » :

« Donc à l’origine, votre ordinateur est analogique, à la sortie il l’est aussi, entre temps, il arrive à obtenir des effets d’émergence à peu près numériques. Donc la question même de la matérialité de l’ordinateur est une question très importante. Et le gros intérêt d’Adam Lowe, c’est que le numérique est constamment gêné par la visualisation à l’écran, qui est quand même toujours très mauvaise.

Quand vous regardez la numérisation des Noces de Cana de Véronèse (.pdf), le résultat est une peinture dont, certes, le manipulateur est un système d’impression qui est lui-même dirigé par un fichier numérique, mais, de bout en bout de la chaîne, depuis le tableau de Véronèse, qui est analogique, l’ordinateur, qui est analogique, le système d’enregistrement optique, qui est bien évidemment analogique, et le système d’impression, la chaîne entière est analogique… »

Evoquant le texte d’Alan Turing, « qui n’est jamais lu par ceux qui parlent de la virtualité des ordinateurs« , Bruno Latour note également qu' »on y parle d’Allah, d’une femme et d’un homme, qui sont travestis, on y parle de bureaucratie, d’enfants battus avec des orties… c’est hallucinant, un zoo de choses extraordinaires, et ça n’empêche pas les gens de parler de cette « machine de Turing » faite de 0 et de 1 et complètement virtuelle… » :

« On accepte au fond l’idéologie dématérialisée alors que c’est toujours rematérialisé. L’erreur que vous avez commise en France, nous disait Simon Schaffer, c’est de l’avoir appelé numérique, il fallait rester au mot, français, « digital« , que les Anglais nous avaient emprunté, qui a ensuite été réimporté en France, et que l’Académie des sciences a qualifié d’anglicisme, préférant le terme de « numérique« .

Or, dans digital il y a le doigt, le clavier, et ce que l’on appelle révolution numérique, c’est le fait de taper sur un clavier, qui est d’ailleurs un truc complètement bordélique et provisoire dans l’histoire des techniques, un objet de transition dont on attend la fin avec impatience.

Pour Schaffer, nous aurions confondu des choses qui n’avaient rien à voir, un écran et un clavier, la machine de Turing étant un intermédiaire entre le télégraphe et l’ordinateur, alors que la révolution digitale commence bien avant, quand on commence à coder avec ses doigts des chiffres, des alphabets, etc. « 

A noter qu’Adam Lowe et Simon Shaffer ont fait une exposition « tout à fait merveilleuse à Cambridge » il y a quelques années qui s’appelait N01SE, qui veut dire bruit, et 0/1, pour montrer précisément que l’histoire du numérique est beaucoup plus ancienne que l’histoire de l’écran et du clavier.

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0 commentaires

  1. Latour redecouvre le re-investissement dans le reel pour agir, a partir de l’abstraction faite par l’humain de ce meme reel pour s’en donner une comprehension. Juste 30 ans de retard !!! Il est plus interessant qd il parle du langage religieux.