Si les internautes sont des abeilles, à qui appartiennent les ruches ?

LabeilleEtLeconomisteLes abeilles ne se contentent pas de produire du miel : elles diffusent aussi la vie. Pour Yann Moulier Boutang, qui codirige la revue Multitudes et a notamment écrit un ouvrage sur le capitalisme cognitif, l’économie se déplacerait de la sphère purement marchande pour explorer la sphère de la pollinisation, comme il s’en expliquait récemment dans La Suite dans les idées  :

« Ca a commencé avec l’économie de l’information, ça continue avec l’économie du numérique, et surtout ça continue avec des dispositifs de captation de la pollinisation humaine, c’est-à-dire des interactions complexes que les gens ont entre eux, et c’est exactement ce que fait Google.

En économie, on se demande généralement combien ça vaut. Les abeilles produisent ainsi, dans le monde, l’équivalent d’un milliard de dollars de miel et de cire. Dans le même temps, elles sont coresponsables, bon an mal an, d’à peu près un tiers de toute la production agricole, soit l’équivalent de 790 milliards de dollars. On est dans un rapport de 1 à 790. »

Dans le livre qu’il a consacré à cette théorie, « L’abeille et l’économiste« , Yann Moulier Boutang explique ainsi que nous serions en train de basculer d’une économie de l’échange et de la production, caractérisée par une logique de profit à court terme, à une économie de pollinisation et de contribution qu’il a tenté d’exposer à Lift France 2010 dans une présentation brouillonne qui ne reflète pas la portée de sa métaphore.

Sur l’internet, avec le web 2.0, la montée en puissance de l’économie du don, du gratuit et de la contribution, une nouvelle forme de lutte des classes opposerait aujourd’hui ceux qui pollinisent, en partageant leurs connaissances, et ceux qui en tirent un profit financier, et cherchent à contrôler qui a le droit de partager, quoi, où, quand, comment, pourquoi. Et tout comme il existe des apiculteurs respectueux de leurs abeilles, et d’autres qui les exploitent et les déplacent de leurs milieux naturels afin de louer leurs ruches pour aller polliniser, « à la demande« , et pour de l’argent, la question reste de savoir comment faire de sorte que ceux qui partagent leurs connaissances ne finissent pas prisonniers de systèmes prédateurs.

Pour Yann Moulier Boutang, ce qui importe, ce n’est pas la production des abeilles, le pollen qu’elle partage, mais le processus de la pollinisation, le fonctionnement du vivant. Ainsi, la valeur d’une base de données, d’un moteur de recherche, n’est pas tant dans ce qu’ils répondent à une requête à l’instant T que leur capacité à nous mettre en relation, et à se mettre à jour : « les bases de données sont les neurones de l’intelligence collective en réseau, et sont les traces de la pollinisation, et ce qui est important, ce n’est pas la trace, mais l’opération » de pollinisation, et donc la mise en relation.

Les ordinateurs sont bêtes, et se bornent à calculer. Leur valeur ajoutée, c’est leur interconnexion, et l’intelligence collective qui naît de leur mise en réseau avec des utilisateurs qui vont y rajouter des données, les qualifier et les réexploiter :

« C’est le grand retour de l’analogique, ce qui nous intéresse dans les bases de données, ce sont les bases de données relationnelles : si les bases de données sont des investissements, en capital, en réseau, l’investissement principal, c’est vous et moi, le produit de l’activité des multitudes connectées, ce n’est pas le capital matériel mais le capital intellectuel ».

Yann Moulier Boutang identifie trois principaux verrous, « particulièrement forts en France« , à cette « révolution des pratiques du numérique dans le cadre de la grande transformation du capitalisme cognitif« , à commencer par ce qu’il qualifie de « réaction patrimoniale » et de confusion face à la découverte de ce « nouveau continent« . Ainsi, on a coutume de dire que quand le Sage montre la Lune, l’idiot regarde le doigt. En l’espèce, ce qui est important, ce n’est pas la Lune, ou le brevet qui pourrait la protéger, mais le halo qui l’entoure, la connaissance implicite qu’elle induit plus que la connaissance explicite de ce qu’elle produit. L’important c’est « le flou, qui est un bien meilleur moyen d’accéder et de comprendre le rôle et la valeur des immatériels« .

Deuxième verrou, « l’encastrement contre nature de la cité numérique dans le carcan du vieux droit de la propriété intellectuelle, entre droit d’auteur et droit sui généris, qui multiplie les barrières d’accès et s’avère triplement limitatif« , par le choix de formats proriétaires et donc privatifs, parce qu’il porte atteinte à l’innovation en limitant l’accès aux données, et leurs réutilisations, et parce qu’il confond le pollen avec la pollinisation, et réduit donc les bases de données complexes, proliférantes et relationnelles à des services fermés et non modulaires.

Reprenant la métaphore des abeilles, Yann Moulier Boutang souligne ainsi que « la collecte et l’organisation intelligente, la mise en ordre des informations, ne sont pas attribuées aux abeilles pollinisatrices, mais aux « producteurs » et « diffuseurs » (publics ou privés), maîtres des tuyaux, qui les reprivatisent et bloquent l’accès ou la circulation des données« , notamment parce qu’ils les font payer, souvent fort cher.

Il en va aussi des libertés fondamentales, qui seraient elles aussi menacées par ce genre d' »attitude réactionnaire« . Ainsi, les exigences de sécurité font souvent fi du droit à la vie privée, or, « la pollinisation laisse des traces, et se focaliser sur ces traces va à l’encontre de la liberté de polliniser« , d’où l’importance de la question des données personnelles, du droit à l’anonymat, et des violations dont elles font l’objet, sans contrepartie, tant par l’Etat que ceux qui s’arrogent le contrôle de ces bases de données.

En conclusion, Yann Moulier Boutang, qui oppose l' »économie pollinisatrice » à l' »économie prédatrice« , estime a contrario qu’il faut privilégier les approches ascendantes (« bottom up« , et non « top down« ), et l' »empowerment des réseaux pour que ça pollinise bien« , et en appelle à une levée des verrous :

« Il faut que nous apprenions à imiter et modéliser la capture de l’interactivité intelligente par le « sans prix », parce que la pollinisation c’est du « sans prix », à une autre échelle que le marchand ».

Pour lui, le droit d’accès à la connaissance et donc aux bases de données relationnelles « relevant de la pollinisation des multitudes« , à leur diffusion et à leur réutilisation, « est un droit de l’homme« , d’où l’importance du droit à l’anonymat et à l’oubli, au fait de ne pas surveiller ni exploiter systématiquement les traces nominatives de ce que l’on en fait, et il en appelle à une révision du droit, « parce que le secret d’utilisation doit constituer l’exception et non la norme » :

« Il faut passer du web 2.0 (l’exploitation des traces de l’interactivité intelligente) au web 3.0, où le cyber citoyen reprend le contrôle de ce qu’il laisse utiliser de son activité de pollinisation. Les politiques publiques, à tous les niveaux, doivent établir que les bases de données relationnelles constituent un fond commun de connaissance, marchand et non marchand. »

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0 commentaires

  1. Les systèmes « web 3.0 » décrit ici sont entrain d’émmerger avec des concepts de réseaux sociaux comme Diaspora ou Movim où c’est les utilisateurs qui créent le réseau et pas la plateforme qui agrège des utilisateurs.

  2. Que de néologismes ! c’est assez joli au moins.
    Le pollinisateur est aussi, pour moi, celui qui désire se rendre visible. (comme moi en ce moment.)

  3. L’idée je crois est de créer un site qui marche. Ensuite on voit comment le rentabiliser pour s’y consacrer encore plus. C’est l’idée générale qui booste la créativité de beaucoup de personnes. Et c’est le succès d’Internet !