Technostalgie… ou pas

Ties van de Werff et Koert van Mensvoort, les animateurs de l’excellent Next Nature se sont interrogés cet été sur la technostalgie.

De quoi s’agit-il ? Du « syndrome de l’homme, piégé entre tradition et modernité, qui n’arrive pas à évoluer au rythme des technologies qu’il invente », comme l’affirme Julien Guillot sur son blog éponyme ? Plutôt, selon les animateurs de Next Nature, du fait que certaines technologies un peu anciennes cristallisent l’évolution des technologies d’une même famille, à l’image du livre électronique qu’on n’arrive pas à penser en-dehors de son référent de papier, de la console de mixage numérique qui garde la nostalgie de la complexité des consoles physiques, ou des contrôleurs de jeux qui évoluent tout en gardant des caractéristiques communes… La technostalgie c’est quand la tradition et « l’authenticité » servent de cadre de référence à la conception de nouvelles technologies.

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Image : une console de mixage numérique et une console de mixage réelle.

La technostalgie n’est pas qu’une nostalgie des technos perdues, une nostalgie progressive ou générationnelle qui nous habiterait à mesure que nous nous éloignons des technologies qui ont bercé notre enfance, notre expérience. Elle ne se limite pas non plus à un ensemble de souvenirs pour geeks, comme les jeux auxquels on jouait adolescents ou ces vieilles consoles qu’on garde au musée et qu’on tente sans cesse de refaire fonctionner comme pour retrouver notre émerveillement d’antan…

Bien sûr, elle s’appuie sur les technologies passées : celles auxquelles nous avons été habitués, celles qu’on a pratiqué et qui ont ainsi acquis notre sympathie. Nous reconnaissons mieux les objets anciens, ceux que nous avons déjà vus, utilisés, que ceux que l’on découvre. Les technologies d’hier nous semblent plus authentiques, plus amicales. Imiter l’ancien, s’en rapprocher le plus possible, l’imiter dans son interface même nous rassure, à l’image de ces logiciels de montage musicaux qui reproduisent à l’écran les consoles d’antan. Mais la Technostalgie n’est pas une occupation pour geeks malades ou déprimés.

« A mesure que la technologie progresse, nous devons constamment nous adapter à l’évolution du paysage médiatique », estiment les auteurs de Next Nature. Pour faire face aux chocs culturels, aux glissements technologiques permanents, bien souvent, les designers ont tendance à lisser les variations par une « stratégie nostalgique progressiste » consistant à relier les technologies trop modernes à d’autres qui nous sont plus familières. Les étagères de livres électroniques de l’iBookStore ou du GooReader ressemblent à nos étagères d’antan. Elles semblent même avoir la patine solide du bois comme pour rendre la notion moderne d’une collection de livres numériques plus saisissable. L’enveloppe sur laquelle vous cliquez pour avoir accès à votre application de messagerie ressemble aux enveloppes bien réelles que vous n’utilisez plus… « La bibliothèque de livres numériques que nos logiciels tentent de simuler avec élégance est pourtant bien un premier signe d’extinction des livres physiques ». Les nouvelles technologies sont un cimetière de technologies anciennes qu’elles imitent et rappellent pour que nous nous y sentions plus à l’aise. Comme si on pouvait être à l’aise dans un cimetière.

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Image : Les solides étagères de bois pour accueillir les livres numériques homothétiques.

Ces interfaces font références à une technologie qui semble familière. Mais à qui ? Aux prénumériques ? A ceux qui ne l’utilisent déjà plus depuis longtemps ? A ceux qui ne l’ont jamais utilisé sous cette forme ancienne, mais qui n’en connaissent que les traces, les Skeuomorph, comme le précisent Adam Greenfield et Nicolas Nova ?… Des traces d’objets qui n’ont plus de fonctions ou d’utilité, mais qui sont restés collées à eux : comme les petites poches qui servaient à glisser des montres gousset ou les rivets de nos jeans d’aujourd’hui. Le risque est que parfois ces instanciations nostalgiques ne parlent plus à personne, ne signifient plus grand-chose à ceux qui les découvrent sans même les avoir pratiquées, expérimentées, vécues.

Dans le rapport entre technologie et nature que les animateurs de Next Nature explorent via leur blog depuis de nombreuses années, bien souvent, la nature est idéalisée constatent-ils. « En raison de la rapidité avec laquelle émergent les nouvelles technologies, nous avons tendance à nous attacher aux tous premiers prototypes. Pour rappeler des souvenirs, ou redonner cette « réelle » expérience que nous avions avec eux. » En étant modelée sur nos souvenirs, cette technostalgie façonne notre présent et notre futur. Les bibliothèques de livres numériques et les livres « homothétiques » eux-mêmes singent la technologie avec laquelle on faisait des livres papier. Le livre numérique tente de copier son idéal plutôt que de s’en éloigner, afin de rappeler le cadre de référence culturel dans lequel il s’inscrit.

En cela, la technostalgie n’est pas seulement le rappel du temps passé. Elle le recréé pour donner sens à notre présent. Pour certains, c’est un signe pour clamer à tous qu’ils étaient là depuis l’origine, pour dire qu’ils ont la mémoire, qu’ils assurent la continuité… Pour d’autre, la technonostalgie exprime le souhait d’accéder à un monde plus simple, plus clair, plus compréhensible, plus maîtrisable – toutes propriétés que l’on prête (en général à tort) au « monde d’avant ».

Toutes propriétés que l’on prête au monde tel qu’on se le représente, oui. Car, comme le disait Jean Beaudrillard dans Simulacres et Simulation, la simulation précède le réel. Billet après billet, Next Nature nous montre comment, au réel, se substitue une série de simulacres qui ne cessent de s’autoengendrer. Le « vrai » en vient à être effacé ou remplacé par des signes de son existence. La carte devient le territoire. La notion de la réalité a été embrouillée par la profusion de ses images, de ses représentations. Nos référents culturels également…

Si la technologie est devenue notre culture comme l’affirme Kevin Kelly, force est de constater qu’elle ne parvient pas, le plus souvent, à exister par elle-même, sans référents, sans s’inscrire dans une continuité, dans une histoire, pour s’en détacher peu à peu.

Force est pourtant de constater que les propositions innovantes qui ont le plus de mal à s’imposer (le jetpack, la visiophonie, le frigo intelligent…) sont peut-être finalement celles qui ont le plus de mal à couper le cordon avec une référence qui les étouffe. Alors que le succès vient souvent des propositions en rupture.

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Parfois, cette technostalgie exprime un rapport de forces, des normes et des formes assumées ou non, plus ou moins conscientes qui continuent d’influer sur les usages, les pratiques et les manières de voir.
    C’est ce que Souchier et Jeanneret nomment des architextes.
    Je crois que ces architextes sont des symboles actifs de la tradition. Ils sont donc fortement utiles à condition que la tradition ne soit pas un fardeau tant derrière la question de la tradition se pose celle de l’héritage.

  2. bonjour Hubert

    Je pense que ce n ‘est pas nouveaux :L’étre humain(pour un grand nombres) a toujours été réfractaire a la nouveautée …la peur de l’inconnue ?
    Aujourd hui la technologie a fait un progrés considérable mais pas toujours accesible a chacun …il me semble que cette technologie devra etre plus simple d accés afin qu’un plus grand nombres d’utilisateurs puissent y accéder…il me semble que cela vas dans ce sens

  3. Bon édito, par contre le choix de l’image d’illustration est à coté de la plaque … je m’explique.
    Ce que vous décrivez comme une console de mixage numérique, n’est ni une console de mixage( même si il en contient une très light) , ni numérique.
    En effet ce logiciel s’appelle « Rebirth338 ». La première version existe depuis 15 ans (à l’époque sur mon vieux mac ) et est le premier émulateur « virtuel » d’instrument « réel », la roland bassline TB303. Instrument bien réel et mythique pour les passionnés de techno dite « acid » et déclencheur de la vague Acid house au début des années 90 en Angleterre.
    La version sur la photo est un peu plus récente et contient en plus l’émulateur TR808 et tr 909 toujours chez Roland et concue par la société Propellerhead software.
    http://www.rebirthmuseum.com/
    La console de mixage de droite est bien réelle évidemment mais « analogique ».
    Vous avez confondue comme beaucoup de monde le terme numérique avec virtuel. (même si le virtuel passe évidemment par un ordinateur, numérique donc …)
    Il existe bien sur de nombreuses consoles numérique bien réelles celle ci , les consoles analogiques tendant à se raréfier … (mais engendrant un intérêt aussi important que les vieux instruments pour les ingénieurs du son nostalgiques).

    Ce que vous avez essayer d’expliquer est bien réel dans le milieu de la musique, l’émulation virtuelle de vieux instruments introuvables voire d’antiquités est un phénomène majeur de la musique électronique actuelle souvent pour le « grain » si particulier de ces instrument , comme pour le vinyle et le CD,l’émulation d’ampli à lampe, etc …

    La nostalgie a d’ailleurs aussi gagné depuis bien longtemps le milieu du jeu vidéo avec les émulateurs de console ou de bornes d’arcade de notre jeunesse.

    Mais la confusion des termes sur un site comme le votre (que j’apprécie par ailleurs beaucoup ) m’a fait me dresser les cheveux sur la tête , c’est pour cela que je me permet de rectifier et d’apporter quelques précisions.

  4. C’est pire que ça, benk2000. Que la console de gauche n’en soit pas une n’est pas grave. Mais la photo de droite est exactement l’image d’une console numérique d’aujourd’hui.

    L’erreur est de considérer que la version numérique imite son ancêtre analogique par nostalgie, alors qu’elle ne fait que tendre vers une matérialité à laquelle elle ne peut pas échapper.

    Le numérique a cru pouvoir se substituer « en surface » aux outils traditionnels, alors qu’il en était incapable. Sa place était « en profondeur », où il apporte indéniablement des vertus nouvelles.

    Il s’est finalement caché dans les entrailles d’une console analogique à peine changée, celle qu’on voit à droite. On peut la toucher. C’est cette matérialité à laquelle elle ne peut échapper. Elle représente un stade plus évolué que l’écran de gauche, qui n’est qu’une version intérimaire en attente de retrouver sa surface. A quoi servirait d’afficher 300 boutons si on ne peut pas les toucher, sinon à les INvoquer?

    La console analogique, après un bon demi-siècle d’évolution, avait atteint un optimum d’adaptation à sa fonction. En termes d’usage, le numérique ne pouvait pas l’égaler. Il a fallu rematérialiser sa surface, lui donner une substance physique – des boutons à pousser et à tirer – sans lesquels le musicien est handicapé puisque le geste est central dans le métier. L’écran est devenu un accessoire. Quand à la souris, avez-vous déjà réalisé qu’elle vous ampute de neuf doigts?

    Pour la complexité, elle est simplement inhérente à la fonction. La main « sait » où aller pour obtenir tel résultat, et tout de suite car l’oreille n’attend pas. Ce qui suppose que tout soit apparent, préhensible, stable, et simultanément puisque nous avons dix doigts. D’où la quantité de manettes qui apparaît au non-initié comme une ostentatoire gabegie. Elle attend aussi un retour proprioceptif, qu’un écran est bien en peine de lui procurer.

    Next Nature est passé à côté de l’idée : «The huge knobs, the fancy oscillators and the old skool look give musicians the experience that they are actually operating a machine». Ces gros boutons sont précisément – et rien d’autre qu’eux – ce qui permet de «opérer» l’instrument. Sans eux, il n’y a qu’un manchot devant un écran et une machine autiste de l’autre côté. La «technostalgie», c’est juste l’attente de la guérison.

  5. La «technostalgie», c’est juste l’attente de la guérison.

    C’est très joliment dit. Bravo 😉

  6. @benk2000 et j.y.bernier : merci, très intéressant. Les éditos servent justement à cela, que les gens en prennent le contre-pied.

  7. « Pour que les innovations soient acceptées par le grand public, elles doivent passer par une période dite d’acclimatation où l’on applique les méthodes anciennes et habituelles aux nouvelles technologies… Comme les premiers wagons avaient la forme de diligence. » Jacques Perriault. C’est ce qu’on appelle, l’effet diligence.