La sérendipité est-elle un mythe ?

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article paru le 27 novembre dernier dans TechCrunch, sous la plume de Henry Nothaft, qui est le co-fondateur d’une entreprise qui développe un assistant personnel virtuel pour les contenus Web. Ce papier s’intitule « Le mythe de la sérendipité ».

Selon l’auteur, un des concepts les plus intéressants ayant émergé ces derniers temps dans les médias et les nouvelles technologies est celui de sérendipité. Voici comment il définit le terme de sérendipité : « le fait de montrer aux gens ce qu’ils n’étaient pas conscients de chercher ». Je me permets juste une incise : cette définition de la sérendipité est assez étrange. On aurait plutôt tendance à considérer la sérendipité comme un effet du hasard : je cherche quelque chose et, par hasard, je tombe sur autre chose qui m’intéresse aussi (Wikipédia). Or pour l’auteur, la sérendipité est quelque chose de provoqué, d’organisé.

serendipity
Image : pour Google, Serendipity est un film, une romance de 2001 signée Peter Chelsom avec Kate Beckinsale et John Cusack. Encore un hasard, pas nécessairement heureux.

L’auteur remarque l’utilisation tous azimuts de cette notion de sérendipité, tout le monde s’en réclamant. Google d’abord, et Faceboook ensuite. Avec un changement de paradigme important selon Nothaft : la recherche sous égide de Google répondait à notre attente de trouver le plus précisément ce que nous cherchions. Mais les algorithmes de pertinence sociale de Facebook nous amènent à la découverte de contenus plus personnalisés, une découverte fondée sur les relations humaines (les gens que nous connaissons et ce qu’ils sont en train de lire, regarder ou faire) : « Je dirais que nous sommes en train de voir notre principale interaction avec le web passer de la recherche à la découverte. » Une formule qui n’est pas inintéressante.

Pour en revenir à la notion de sérendipité, Nothaft reprend une définition donnée par Jeff Jarvis qui la réduit à une « pertinence inattendue ». Tout le problème étant alors, pour celui qui veut organiser la sérendipité, de savoir évaluer cette pertinence.

L’auteur se propose de définir quatre constructions possible de la sérendipité – chacun ayant des pour et des contre.

  • La sérendipité éditoriale : c’est la forme la plus ancienne, le fait de combiner des articles que nous savons vouloir lire (l’actualité du jour) avec des articles inattendus (des portraits, des critiques gastronomiques…). En ce sens, tout journal ou agrégateur de contenu fonctionne ainsi. Le côté positif, c’est que le caractère humain de cette sérendipité éditoriale (le fait que ce soit quelqu’un qui décide des contenus et de leur organisation) produit, de fait, une flexibilité dans nos intérêts. Le côté négatif, c’est que cette sérendipité éditoriale est le fruit des intérêts de quelqu’un d’autre, ou au mieux, de la perception que se fait cette personne des intérêts de son public. Ce qui n’est pas toujours fiable. C’est ce qu’on voit dans les journaux.
  • La sérendipité sociale : La plus grande part des contenus que nous découvrons aujourd’hui nous provient de ce que notre réseau d’amitié virtuelle partage en ligne. Cette manière d’accéder à l’information par des voies sociales est tout à fait valable, non seulement pour rester à la page, mais parce que ce qui intéresse nos amis est censé nous intéresser. L’avantage de cette sérendipité sociale est que notre environnement social a toujours été le premier critère pour nous définir nous-mêmes et pour définir nos intérêts. L’inconvénient est que ce type de sérendipité étant par définition publique, elle est une projection de nous-mêmes vers les autres, elle est une image de la manière dont nous voudrions être perçus par les autres. Par ailleurs, le fait que ces réseaux ne regroupent que des gens dont a priori nous partageons les intérêts contredit le but de la sérendipité, qui est la surprise et le plaisir d’une découverte inattendue. Les exemples de cela, ce sont Facebook et Twitter.
  • La « sérendipité crowdsourcée » : Faisant le pont entre la sérendipité éditoriale et la sérendipité sociale, la pertinence obtenue par le crowdsourcing repose sur le plus grand dénominateur commun. Certes, elle nous permet d’être au courant de qui est le plus populaire ou ce dont on parle le plus, mais elle n’est en aucun cas personnalisée. L’aspect positif, c’est la composante virale, c’est la manière dont elle nous met en contact avec ce qui se dit dans la population. Son côté négatif, c’est son manque de précision et son utilité limitée.
  • La sérendipité algorithmique : A l’opposé de la sérendipité éditoriale, la sérendipité algorithmique est la plus dure à obtenir, mais la plus prometteuse en termes d’innovation. A partir d’une base de données, le contenu est personnalisé pour fournir l’information et le contenu qui sont recherchés, mais aussi d’autres contenus pertinents et reliés à nos intérêts, avec différents degrés de flexibilité qui sont définis par des informations données par l’utilisateur soit activement, soit passivement. Son avantage, c’est de replacer l’usager au centre de la définition de la pertinence. La livraison des contenus émane de l’usager, que ce soit consciemment ou à partir de comportements antérieurs. Son inconvénient, c’est le risque de perdre de vue l’aspect humain, quelle que soit la finesse de l’algorithme. Et pour l’instant, les algorithmes ne sont pas assez fins.

L’auteur conclut en dénonçant ce qu’il appelle le mythe du sweet spot (on pourrait traduire par le « bon endroit »). Pour lui, le défi qui est lancé à tout type de sérendipité, c’est l’idée qu’il y aurait un « bon endroit ». Bien sûr, il est possible d’affiner les intérêts des utilisateurs et trouver le point d’équilibre de la pertinence. Mais en aucun cas cet équilibre n’est stable ou définitif. Nos intérêts évoluent sans cesse, et en temps réel. Le contenu que je veux, et mieux encore, celui que je ne sais pas encore vouloir, sont une proposition en changement constant et qui dépend d’un grand nombre de facteurs. La pertinence dépendra de la prise en compte du contexte. L’impossibilité d’une compréhension complète de toutes les subtilités d’un contexte, qui en plus évolue dans le temps, rend impossible une sérendipité parfaitement pertinente. Reconnaître que la sérendipité est une cible mouvante est ce qui est le plus sûr pour espérer atteindre un instant fugace de pertinence.

Je trouve ce texte assez incroyable. Non par la taxinomie des sérendipités qu’il propose, qui est intéressante. Ce texte est incroyable, car il montre bien comment une idée, assez belle, assez poétique, peut être détournée. La sérendipité, cette idée de la trouvaille qui est le fruit du hasard, du détour, de l’erreur, la sérendipité a été réactivée par les premiers temps du web comme un élément de sa poésie et de la fascination qu’il pouvait exercer. Que cette sérendipité ne soit plus quelque chose qui échappe, mais au contraire quelque chose d’organisé, que des entreprises utilisent cette notion pour désigner, dans les faits, le résultat d’un profilage réussi est un retournement qui, je l’avoue, me déprime.

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 19 décembre 2010 était consacrée à l’inconscient du web en présence de Yann Leroux, psychanalyste et blogueur.

Voir également : « A propos de la sérendipité », par Rémi Sussan.

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0 commentaires

  1. C’est déprimant surtout par l’incompréhension de la notion. Evidemment il est possible d’organiser la sérendipité, maximiser les chances de la découvertes (comme essayer de se perdre dans une ville qu’on ne connait pas, on ne peut pas le faire si on reste dans un itinéraire précis en tenant une carte, il faut donc prévoir de ne pas prendre la carte). Là il s’agit de mettre en place une stratégie marketing pour que la « sérendipité » des usagers (mais clairement, l’auteur ne considèrent que des clients, futurs ou potentiels) rapporte à des entreprises. Pourquoi pas ? Mais c’est oublier que la sérendipité en elle-même est intéressante aussi pour les entreprises, et qu’une économie saine ne se construit plus nécessairement sur le gavage de force des « clients » de produits qui sont déjà des déchets. On dirait une tentative de poser un vernis innovant à des entreprises qui ne veulent surtout pas changer de modèle. A l’inverse de la sérendipité on connait déjà le niveau de médiocrité de ce genre d’approche.

  2. @ropib: Bien que je sois d’accord avec vous sur la sérendipité instrumentalisée par le marketing, je crois que Henry Nothaft vend surtout sa soupe, c’est à dire l’idée de TrapIt, un assistant personnel de recherche d’informations.
    Un assistant personnel, c’est quoi ? C’est un peu une extension de soi-même et il n’est pas complètement fou que cette extension fasse l’expérience de la sérendipité, comme on l’aurait fait soi-même. Ceci dit, il n’est pas non plus impensable qu’un commerçant (pensons à un libraire), vous connaissant bien, vous propose une publication inhabituelle. Il n’est même pas impensable que ce même libraire, vous connaissant très bien, vous propose un bon petit resto qu’il vient de découvrir dans le quartier. Si ce n’est plus ce libraire amical mais les algorithmes marketing de Google, ça perd de son charme mais pas forcément tout son intérêt.

    S’il s’agit là de découvertes heureuses (soyons optimistes et faisons confiance aux algos), on peut tout de même se demander s’il s’agit encore de sérendipité. Car après tout, ne suppose-t-elle pas une recherche, un parcours préalable ? Cette partie étant automatisée, il ne reste que la découverte. En réalité, ce type de propositions automatisées joueraient presque contre ce qu’elles prétendent apporter. Effectivement, de la découverte, plus de la recherche.

    Pire encore, on peut se demander quel est l’intérêt d’un outil qui suggèrerait des réponses n’ayant aucun lien avec la requête ? Ce manque de relation fait aussi partie de la sérendipité et très honnêtement, ce n’est pas ce que l’on attend d’un service.

    Pour les amoureux de l’échappée digitale, il reste donc de l’espoir. D’abord, rien n’oblige à ne voir le réseau qu’à travers les interfaces de ces outils. A moins qu’il ne se transforme en index géant ou en revue de presse personnalisée, on continuera à rebondir de pages en pages, y compris à travers l’étape de ces outils si malins. De plus, il reste encore suffisamment de difficultés à traiter les homonymies, les usages du même mot dans des
    contextes différents, leurs détournements, leurs choix dans le nommage de tout autre chose (titres d’oeuvre ou noms de produit par exemple), etc. Il me semble qu’on peut aussi compter sur ces « parasites » pour aider le sympathique hasard.
    Le fait même de cliquer sur un lien en dehors des ces outils ou de
    recopier quelques mots dans l’invite d’un moteur de recherche (mots qui
    peuvent provenir de n’importe où, y compris de documents matériels ou de
    la dernière discussion au troquet du coin), échappe aussi à cette logique.
    Sans parcours, pas de sérendipité. Sans une bonne surprise qui n’a rien à voir avec le but originel, pas de sérendipité. Un outil qui fait ça à votre place, c’est un service qui vous propose des choses qui peuvent vous intéresser sans que vous l’ayez demandé. Ce sont les pubs personnalisées de Google, par exemple.

    Ce que décrit Henry Nothhaft est à mon avis autre chose. C’est plutôt ce que l’on attend d’un robot de recherche ou de veille pertinent : qu’il élargisse un notre énoncé sans le dénaturer, mais pas qu’il réponde carrément à côté (même si cet à-côté nous intéresserait pour d’autres raisons). H.N. fait ce que le Marketing fait bien, c’est à dire user de la force d’un concept ou d’un symbole (ici, la sérendipité) pour vendre tout autre chose (ici, presque l’opposé).

    [Désolé, c’était un peu long.]

  3. Ce qui aurait pu ressembler à une sérendipité organisée/désorganisée a existé, je crois, il y a de cela quelques années sur amazon. Il s’agissait, dans les notices descriptives d’ouvrages, des listes d’occurrences que le moteur d’indexation d’amazon jugeait « non pertinentes ». Selon la Bezos Company, il s’agissait de proposer des associations de termes surprenantes susceptibles d’aiguiller le visiteur/chercheur vers de contenus plus pointus. Par exemple, l’association banane – Hegel pouvait mener le lecteur vers un ouvrage traitant des sources philosophiques de l’idéologie libérale appliquée aux règlements commerciaux en Amérique du Sud alors même que ces termes n’étaient pas renseignés correctement dans l’index de la base d’Amazon.

    Je me demande ce qui est arrivé à cette fonction…

  4. Tout à fait d’accord quand au rejet de cette « recherche de pertinence » fruit d’une pensée sophiste très américaine.
    « Le but c’est le chemin » dit on; ce dont il est question ici, me semble t’il, c’est d’intervenir de l’extérieur pour modifier le chemin, ce qui immanquablement modifiera le but… Mais Archimède à pris de nombreux bains et Newton à vu de nombreuses pommes et ils ne sont pas les seuls ! C’est l’originalité d’un cheminement intérieur, lui même lié à l’originalité d’un esprit curieux et informé qui fait surgir la nouveauté. On aura beau mettre partout des baignoires, des pommes et tout ce qu’on
    voudra il n’en sortira pas une once d’inspiration. Cette rencontre de chaînes causales disjointes qu’on nomme hasard ne sera modifié que superficiellement par la substitution de chaines différentes, on obtiendra au mieux un autre hasard tout aussi hasardeux, au pire un appauvrissement dû à l’introduction d’un systématisme destiné à influencer le sujet. C’est le sujet justement qui est à la fois source et finalité du phénomène, s’étonnant de ce qui n’étonne personne, examinant ce que personne ne regarde… Cette « pertinence » la est le fruit d’un processus créatif, tandis que les « profilages » comme leur nom
    l’indique ne sont que l’application de modèles préétablis, calculés, destinés à attirer l’attention du chaland, loin de l’entraîner à « se perdre pour se retrouver » il s’agit plutôt de tirer parti de ses préoccupations habituelles pour tenter de l’influencer. La pertinence dont il est question, subitement, n’est plus celle du sujet mais celle du manipulateur potentiel.

  5. « Trouver ce que l’on ne cherche pas, en cherchant ce que l’on ne trouve pas » pour reprendre la formule citée par Wikipedia à l’article sérendipité, suppose une conscience, ou tout au moins une pertinence. Un robot à qui l’on demande de chercher quelquechose de précis peut-il découvrir autre chose ? Oui, à condition que quelqu’un soit là pour interpréter la dite déc ouverte et en faire son miel. Partir d’une observation surprenante pour en tirer une hypothèse qu’il s’agit de vérifier suppose que l’observateur procède par abduction (comme le médecin lors de son diagnostic) en intégrant l’observation surprenante dans sa réflexion au lieu de l rejeter comme gênante car non conforme… Je traduis « sérendipity » pour ma part par le mot « fortuitude » une aptitude et une attitude face à la vie de plus en plus nécessaire aux managers se voulant « agiles ». En cela les outils de veille ou accélérateurs de connivences ou de complicité sont utiles.
    Le problème est alors la gestion du temps, car plus l’éventail des possibles chemins, et de leurs carrefours, s’élargit, plus le labyrinthe se complique. Où est le Fil d’Ariane ?
    C’est tout le problème… Et je n’ai pour l’instant pas trouvé de réponse satisfaisante. Savoir s’arrêter de chercher consciemment, pour trouver, par surprise !
    Car, après tout, les coups de foudre, qu’ils soient amoureux, esthétiques, mathématiques, philosophiques, culturels, religieux… cela existe. Ces chemins vers des « illuminations » qui embellissent notre vie, pourquoi les baliser ? Pour faire des sous ? Un coup ? « … de dé, jamais, n’abolit le hasard » répond le Poête. Et pourtant, avoir de la Chance, comme dit Gabillet (prof de leadership à ESCP Europe) « ça se travaille » et cela requiert vigilance, anticipation, reseautage, intelligence rebondissante… Cela signifie être pleinement vivant, éveillé, disponible. Pour saisir par sa mèche le Dieu du Moment Opportun : Kaïros, lorsqu’il passe, en courant, devant soi. A condition de savoir quoi en faire !

  6. Pour alimenter le débat je vous signale :

    – « La Fortuitude (sérendipité) : Don du Ciel pour managers « agiles » ? » paru dans http://www.portail-des-pme.fr/reflexions, et ses commentaires

    – le mardinoustoo du 18 janvier 2011 à Angers avec, entre autres intervenants, Henri Kaufman de hipipip, lequel vient de faire paraître ses « Carnets de Sérendipité », preuve de plus que le mot, et la chose, sont à la mode !

    Le Buzz pour cette soirée du 18/01/2011 a déjà commencé, alimenté par le fait que la ville d’Angers vient de recevoir le prix de l’innovation territoriale avec Angers 3D, réalisé par Reynald Werquin (cf optishops.fr et les interviews de RW par Jean Michel BILLAUT…).
    Si Xavier de la Porte pouvait y participer, ce serait Top !