Quand la technologie devient l’architecte de notre intimité

« Combien de fois par jour vérifiez-vous votre e-mail ? Dès votre réveil ? Avant de vous coucher ? Une douzaine de fois entre les deux ? Si vous êtes comme beaucoup d’entre-nous, le clignotant rouge de votre BlackBerry est la première chose que vous voyez chaque matin – vous avez un message ! – et la dernière lumière à disparaître quand vous vous endormez », rappelle Jessica Bennett pour Newsweek. Ajoutez Twitter, Facebook et le reste de nos médias sociaux à ces obsessions et la connectivité permanente qui était censée nous simplifier la vie est devenue le boulet que l’on traîne avec soi du matin au soir. L’avantage de ces gadgets, bien sûr, c’est la connectivité qui nous permet de répondre à un mail sur la route et qui nous permet de rester en contact avec plus de personnes que nous sommes capables d’en rencontrer en une journée. Reste que pour Sherry Turkle, ces technologies nous rendent plus isolées que jamais.

On ne présente plus l’ethnographe et psychologue Sherry Turkle directrice du département sur la technologie et l’autonomie du MIT et auteur de nombreux livres dont La vie à l’écran sur l’identité à l’heure de l’internet (1995), ou La simulation et son malaise (2009). Elle publie un nouveau livre qui analyse notre relation à la technologie, intitulé Seuls ensemble (Alone Together) où elle dissèque l’ambivalence de la technologie quand elle propose d’être « l’architecte de notre intimité ». Seuls ensemble est un fascinant portrait de notre relation changeante avec la technologie, estime Jessica Bennett et de comment celle-ci a redéfini notre perception de l’intimité et de la solitude.

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Image : Sherry Turkle photographiée par Jean-Baptiste Labrune en mars 2009.

Notre attention et nos sentiments entrent en conflit avec les machines

Turkle y parle de ces élèves du secondaire qui craignent d’avoir à passer un coup de fil à quelqu’un, de ces enfants des écoles élémentaires désemparés quand leurs robots jouets de compagnie en viennent à mourir. Elle se demande comment sa fille se souviendra de leur relation, si toutes les communications longue distance qu’elles échangent se font principalement par textos. Turkle dénonce l’engagement superficiel qu’impliquent ces objets. « Nous utilisons des objets inanimés pour nous convaincre que même quand nous sommes seuls, nous nous sentons ensemble. Et puis, quand nous sommes avec d’autres, nos appareils mobiles nous mettent constamment en situation où l’on se sent seul. Ces objets induisent une véritable tempête de confusion sur ce qui est important dans les relations humaines ».

Certes, la technologie, malgré ses défauts, rend la vie plus facile. Elle nous permet de communiquer avec plus de personnes en moins de temps. Elle rend la conversation plus simple. Elle peut même avoir un rôle thérapeutique. Mais elle peut aussi être séduisante : elle sait fournir plus de stimulation que la vie réelle : « Par rapport à une centaine de retweets et une avalanche de textos, une seule conversation pendant le dîner semble terriblement ennuyeuse »

Avec ces technologies, « la montée d’adrénaline est continue » estime Sherry Turkle. « Nous avons une petite poussée de dopamine à chaque fois nous faisons une connexion » Un étudiant du secondaire lui a confié qu’il se sentait bien dès qu’il commençait à écrire un texto.

Les sentiments que les machines nous font ressentir ne sont pas les mêmes que ceux que nous ressentons en temps réel, dans l’intimité du face à face. En ligne, nous pouvons ignorer les sentiments des autres. Dans un message textuel, nous pouvons éviter le contact visuel.

Cela ne veut pas dire que nous courrons à la catastrophe, nuance Sherry Turkle, mais peut-être qu’il nous faut réfléchir à la façon dont nous voulons vivre avec ces technologies. Car Sherry Turkle se défend d’être une luddite ou d’exprimer le point de vue moral d’une maîtresse d’école, mais elle craint que l’usage des technologies transforme nos normes sociales, plutôt que l’inverse. Nous n’avons pas à sacrifier la société pour les applications phares du moment, estime-t-elle.

Avec ces machines, « Il y a une réelle ambiguïté de savoir si nous avons ou pas l’attention des autres dans cette culture de la connectivité permanente » dans laquelle nous baignons, explique la psychologue qui rapporte dans son livre des exemples provenant de centaines d’extraits d’entretiens qu’elle a eu avec des patients. L’une des constatations les plus frappantes de l’ouvrage estime Peter Dizikes du service de presse du MIT, repose sur un renversement des rôles autour des technologies dans les familles. Les jeunes, pourtant grands utilisateurs d’appareils mobiles eux-mêmes, n’en sont pas moins malheureux quand leurs parents surutilisent ces mêmes appareils. Beaucoup de lycéens se plaignent ainsi de ces parents qui demeurent dans la « zone BlackBerry », qui les font ignorer leur entourage, même pendant les repas de famille.

« Mais pouvons-nous vraiment changer nos habitudes ? » demande Nancy Rosenblum, professeur en éthique politique à Harvard. Sherry Turkle n’évoque pas de grande révolution en conclusion de son ouvrage. Au contraire. Elle suggère de commencer par des choses simples qui ressemblent plutôt aux bonnes manières : parler à des collègues dans le couloir, ne pas utiliser son téléphone lors d’un diner, quand on est venu voir son enfant faire du sport, dans la voiture, ou en compagnie. Une « Netiquette » que nos pratiques ont depuis longtemps fait voler en éclat. « Ces actes ne sont pas nécessairement faciles », en tout cas pas aussi faciles qu’ils le paraissent. « Quand nous essayons de retrouver notre concentration, nous entrons souvent en guerre contre nous-mêmes ». Mais nous ne pouvons pas céder pour autant le contrôle de notre vie à la technologie.

Des exemples dramatiques font-ils pathologie ?

Le livre de Turkle explique que la technologie redessine le paysage de notre vie affective. Mais il pose également la question de savoir si elle nous offre pour autant la vie que nous voulons mener ?, explique David Weinberger dans le Boston Globe. Ce qui ne l’empêche pas d’être plutôt critique face à cette vision. « Turkle lit comme des maladies bien des symptômes que beaucoup d’entre nous considèreraient comme des signes d’une bonne santé sociale. Pour Turkle, les photos des téléphones mobiles pendant l’investiture présidentielle de janvier 2009 ne sont pas la marque d’un partage d’un moment avec des amis éloignés, mais celle, pathologique, de vouloir échapper à l’ici et au maintenant. Turkle ne lit pas le flot de SMS que s’échangent les adolescents comme le signe qu’ils sont socialement plus connectés que jamais, mais comme la preuve d’un besoin d’être constamment rassurés. Quand une adolescente lui rapporte qu’elle était heureuse d’apprendre la mort d’un ami par message instantané, car elle « était capable de se composer », d’avoir le temps d’y réfléchir », Turkle voit un repli dans le paradis protecteur de l’internet pour éviter des émotions fortes, plutôt que l’expression d’une solution raisonnable pour faire face à un moment difficile. »

Pour David Weinberger, malgré tout le respect qu’il porte au travail de Turkle, son regard lui semble déformé par le modèle psychologique qu’elle cherche à plaquer sur le sujet. Son regard même est déformé, car les symptômes qu’elle égraine semblent souvent plus atypiques qu’autre chose. L’adolescent qui envoie des dizaines de textos par jour à sa mère, ou l’adolescente qui refuse d’utiliser le téléphone, car mettre fin à un appel lui donne l’impression d’être rejetée, sont des exemples dramatiques, mais cela n’en fait pas nécessairement les preuves d’une pathologie généralisée. Enfin, estime David Weinberger, Turkle préfère personnellement les téléphones à Facebook, les courriers papiers à Skype, les poupées aux robots. Comme souvent dans les réflexions critiques à l’égard d’internet, le rejet du nouveau rejoint la préférence pour les formes anciennes, traditionnelles. La modernité qui nous déplace loin des « anciennes valeurs » semble pathologique par essence.

« Les changements qu’induisent les technologies remettent en question jusqu’aux cadres conceptuels que nous maîtrisons pour comprendre ces changements », estime David Weinberger. Même d’un point de vue psychologique.

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0 commentaires

  1. Bonjour

    Oui les objets communicants nous relient à ailleurs et nous isolent parfois ici ; mais, d’une part, ce « Seuls ensemble » est-il incontournable, est-il une défaite ou un passage obligé vers ce que le psychanalyste Jung a nommé individuation ?..
    L’individuation n’est pas un repli sur soi, mais une avancée vers l’authenticité de l’individu ; et le corps social – et le lien – en prennent donc (momentanément) un coup au passage…

    D’autre part, je trouve dommage et même triste d’opposer technologies de l’échange et échange réel. Ainsi, je suggère, lorsque vous serez avec un adolescent qui mitraille sa communauté de SMS ou avec un adulte tendance geek twittant frénétiquement, de les solliciter vraiment, pour un vrai échange humain et pas seulement une cohabitation plus ou moins obligée, formelle, mutique ou bornée d’habitudes en ce qu’elles peuvent avoir de cristallisé et peu vivant : vous constaterez me semble-t-il que le lien s’établit.
    Si oui, alors la technologie n’empêche peut-être pas plus le lien qu’elle ne favorise ; le lien passe ou ne passe pas et cce serait ça l’enjeu…

  2. l’article est intéressant, il existe c’est une fine frontière entre l’intimité et la technologie autour de nous, des études montre des enquêtes qui font apparaître la génération des 40 ans et + sous un nouveau jour. les adolescents et jeunes geek sont maintenant née avec un téléphone portable dans les mains qui leur devient indispensable dans la vie de tous les jours, il sont donc conditionner avec cette technologies qui évolue. mais Toutes la génération des 40 et + quant a eux sont aussi addict que la plupart des busisness man Les communautés internationales comme Facebook ou MySpace sont considérées par 83% des personnes interrogées comme « indispensables » pour maintenir les contacts existants, alors que les communautés spécialisées comme activagers sont utilisées comme un endroit où rencontrer de nouvelles personnes (66%) et discuter d’intérêts communs (62%). un phénomène de convergence est mis en place. De nos jours les personnes qui n’exerce aucune activité virtuelle sont maintenant mis au placard.

  3. au début du passage “Des exemples dramatiques font-ils pathologie ? », à la deuxième ligne, premier mot: « Mais il pause » …

    Merci Doctror. Elle n’était pas belle celle-là ! – HG