Créer avec les gens, vraiment !

Nous avons tout à apprendre des consommateurs, expliquait le consultant Steve Portigal sur la scène de la conférence Lift à Genève. Pour cela, nous disposons de nombreuses méthodes, mais ce n’est pas la méthode qui est importante, expliquait-il dans sa présentation. L’important c’est d’avoir des cadres pour examiner les gens, notamment en se rendant dans leur environnement, en récoltant leurs histoires et en analysant ce qu’ils font et ce que cela signifie. C’est là que se situe la synthèse créative des designers : qui consiste à rassembler ce matériel pour en faire quelque chose de neuf, en y tissant des connexions nouvelles. « Enfin, il faut agir. Appliquer ces connexions pour leur ajouter de la valeur. Le but n’est pas de produire des rapports, mais bien de créer des changements dans les produits ou services que nous proposons… »

Le design participatif…

C’est pourtant bien sur les méthodes que revient Steve Portigal. Beaucoup reposent sur l’entretien, constate-t-il. Mais en posant des questions aux gens, on se rend compte de leur influence, de leur orientation. Le designer semble leur préférer des méthodes plus participatives : demander aux gens comment ils accomplissent certaines tâches, montrer comment ils les font concrètement. On peut aussi leur demander de changer leur comportement pendant un temps ou de tester un produit… Ou les faire participer à un jeu ou à un jeu de rôle… « Les méthodes d’enquêtes doivent être multiples pour comprendre un comportement en profondeur », rappelle le designer. « C’est au designer de traduire les besoins que les gens expriment, sans nécessairement les prendre au pied de la lettre : vouloir une poignée sur un objet, ne signifie pas mettre une poignée, mais trouver un moyen pour saisir l’objet… L’idée est d’arriver à saisir les règles implicites de leurs usages, qui ne s’expriment pas nécessairement directement. »

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Image : Steve Portigal sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.

On peut aussi montrer des solutions, faire des tests, développer des prototypes et les améliorer ou les transformer. Mais surtout, il faut les interroger face aux besoins des gens. Il faut également essayer de trouver la bonne information, la bonne question à poser, ce qui n’est pas si simple, surtout quand on crée quelque chose de nouveau qui n’existe pas. Il faut d’abord comprendre à quoi ça sert pour encourager des questions. Il faut observer les problèmes, les points douloureux. Ceux que les gens résolvent autrement que de la façon dont ils sont proposés. Car le vrai problème montre souvent qu’il n’est pas celui qui apparaît de prime abord. Il faut soutenir des solutions « suffisamment bonnes » (good enough) comme disait Herbert Simon.

D’un point de vue tactique, il faut également choisir quel type de personnes à étudier. Qui sont les utilisateurs cibles, les clients analogues… comme les utilisateurs différents, ceux qui ne font pas les choses qui nous intéressent ou qui ont arrêté d’utiliser un appareil. « Ca permet d’ouvrir le point de vue ».

Mais là n’est pas le plus important, conclut Steve Portigal, car toutes ces méthodes peuvent être acquises par qui le souhaite. Non, le plus important est de changer la culture, le processus par lequel nous faisons les choses. « Souvent, les entreprises croient connaitre le problème et sont certaines de savoir le résoudre, mieux que quiconque. » C’est leurs produits, leurs services, leurs clients, leurs fournisseurs, leurs ingénieurs… Pourtant, un peu d’humilité ne fait pas de mal, reconnait le consultant du haut de son expérience « Il faut en fait plutôt prendre du recul, pour voir que le problème n’est pas celui que nous pensions. Il faut se confronter à l’ambiguïté et être tolérant aux autres approches, arriver à les mesurer avec des données (et des méthodes). »

… à la cocréation

Nick Coates (blog), directeur de la recherche chez Promise, s’interroge pour savoir où va nous mener la coconception. « Quand on évoque la coconception, on parle de quelque chose d’hors-norme et d’abord de plaisir », estime Nick Coates dans sa présentation. La coconception, c’est-à-dire le fait de développer des services ou des produits en collaboration active avec ses clients, n’est pas une nouvelle idée, même si on a dû mal à en trouver l’origine.

Coates distingue 6 principes fondateurs de la cocréation. La cocréation implique :

  • qu’il n’y ait pas de spectateurs, comme l’illustre le festival Burning Man où tout le monde est appelé à participer.
  • qu’il faut une diversité de lois, car pour résoudre des problèmes, il faut des points de vue différents.
  • qu’il faut de l’humilité. L’humilité est la mère de la cocréation, comme le montre l’open source. Il faut d’abord commencer à partager sans attendre de retour.
  • l’implication des utilisateurs. Roland Barthes a montré que l’auteur était mort : cela ne signifie pas qu’il a disparu, mais bien qu’il faut impliquer l’utilisateur, à l’image des 107 interprétations d’une rupture de l’artiste Sophie Calle (Wikipédia), où l’artiste demanda à 107 personnes de réagir à un courriel de rupture qu’elle avait reçu.
  • une certaine écoute d’autant que la taille de l’écoute détermine la taille de la conversation… Et la coconception a besoin d’une grande conversation.
  • que la réponse ne soit pas déjà là… La réponse dépend d’un processus de groupe.

Pourtant, il ne faut pas tout confondre, nous prévient Nick Coates. La coconception n’est pas la personnalisation de masse, comme le propose Nike ou Blank Label par exemple. Car dans ce cas, la valeur produite n’est pas partagée et on ne choisit qu’entre des exemples prédéterminés.

La coconception n’est pas non plus l’innovation ouverte, ni le crowdsourcing, comme le propose la plateforme Quirky par exemple. La coconception ne repose pas sur la compétition.

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Image : Nick Coates sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.

La coconception est définie par la créativité : « c’est produire quelque chose de différent ». Elle nécessite la collaboration : « elle doit être interactive ». Et enfin, elle doit assurer le contrôle. On pourrait croire qu’elle est démocratique, mais en fait, elle nécessite beaucoup de facilitation. « Ce n’est pas choisir entre des options, mais en porter une de manière commune. »

Et Nick Coates de donner quelques exemples de cocréation réussie, comme My Starbucks Idea. « Ce site est un endroit où les gens échangent des idées. Starbucks a grossi de manière très agressive à travers le monde, mais ils ont perdu leur âme. Ce site avait pour objet de la retrouver. 100 000 idées ont été proposées depuis 2 ans. Il y a 50 employés à plein temps qui travaillent sur ce site pour développer des idées avec les consommateurs. Parmi les idées qui en sont sorties : des outils pour emporter son café dans le bus, un système pour offrir un café à quelqu’un n’importe où dans le monde… Ici, on améliore par incrémentation, mais on ne transforme pas Starbucks. »

Dans sa présentation, Nick Coates évoque également les ateliers de cocréations mis en place par Etihad Airways pour concevoir l’intérieur des nouveaux A380 qu’ils ont acheté. « Notre expérience des voyages en avion est souvent désagréable. Comment peut-on l’améliorer ? » Les groupes d’utilisateurs ont imaginé des cabines, de nouveaux fauteuils. Ils ont demandé « Pourquoi entre-t-on dans un avion par la cuisine ? » Dans ces ateliers, le consommateur avait un rôle central.

Nick Coates évoque également comme Kraft Foods, le géant de l’agroalimentaire a utilisé une communauté de 10 000 employés clefs de son groupe pour construire un nouveau slogan et but d’entreprise, se focalisant sur le goût et le plaisir. Ici, le processus a été aussi important que le résultat pour le groupe. Autre exemple encore avec le Wing Luke Asian Museum à Seattle, qui cherchait à créer des expériences pour ses visiteurs et qui a imaginé impliquer la communauté de ses utilisateurs dans sa programmation culturelle comme dans le choix de ses oeuvres.

L’obstacle principal de la coconception a longtemps reposé sur le manque de systèmes pour produire, visualiser, montrer, mixer… Mais les nouvelles technologies ou le prototypage rapide permettent de produire rapidement des objets numériques comme physiques. Reste que l’idéal de coconception est encore confronté à quatre grands défis à relever : « Qui est propriétaire ? » c’est-à-dire à qui appartient la propriété de ce qui est cocréé ? Est-ce une propriété partagée ou pas ? Quel est l’impact de ce qui est cocréé et comment le mesurer ? Qui est-ce que cela implique ? Comment gérer la fatigue de la cocréation, renouveler les cocréateurs ? Enfin, comment éviter la surutilisation de la technologie dans les réponses apportées ?

La cocréation n’est pas adaptée à tout, conclut Nick Coates, mais il veut y voir un vrai outil pour concevoir autrement

Créer des espaces pour l’innovation ouverte

« Comment peut-on créer des espaces pour l’innovation ouverte ? Mais comment peut-elle être ouverte ? Car en tant que designer, ma mission est d’imposer un ordre. Comment puis-je accepter de perdre le contrôle ? » s’interroge Thomas Sutton, directeur créatif de FrogDesign Italie.

L’innovation, c’est créer des solutions à des problèmes. C’est un vecteur qui me fait passer d’une ancienne à une nouvelle situation. Une situation c’est un réseau de personnes et de choses, animé par des informations, du matériel ou des comportements. L’innovation intègre quelque chose de nouveau et transforme les flux existants.

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Image : Thomas Sutton sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.

Fournir des services ouverts s’insère dans diverses couches de contenus et de services : couches des normes, d’infrastructure, de plateformes, points de contacts physiques (téléphones, ordinateurs) et numériques (web, applications, jeux). Le fournisseur de service doit choisir les couches qu’il utilise, et l’utilisateur a différent comportement par rapport à ce qui lui est proposé, explique le designer avec forces illustrations.

Aujourd’hui, l’innovation repose surtout sur des plateformes (comme Amazon, Twitter, Facebook) permettant à d’autres services de les utiliser. Plus que de fermeture, les systèmes d’exploitation mobiles (Android, iPhone…) ont conduit à des stratégies d’ouvertures qui créent des dynamiques d’écosystèmes. Ce n’est pas la conception du produit qui est primordiale, mais la dynamique qui l’entoure, l’écosystème qui le soutient, explique Thomas Sutton.

Pour l’utilisateur final, c’est très différent : il utilise de nombreux outils physiques et numériques qui créent beaucoup de redondance, de manière très opportuniste, allant d’une plateforme à une autre, d’un appareil à un autre… Il devient difficile de concevoir quelque chose pour l’utilisateur, car chacun a une multitude de comportements différents. « Il devient impossible pour un designer de forcer un utilisateur à faire ce qu’on veut qu’il fasse : alors, la meilleure stratégie est d’encourager les gens à pouvoir faire ce qu’ils veulent, à passer d’une plateforme à une autre. » C’est la stratégie qu’emploient de plus en plus en d’acteurs… C’est ce qu’a fait par exemple Ahold, le Carrefour Hollandais, créé par Albert Heijn, en proposant une application pour faciliter ses courses depuis sont téléphone mobile, qui est désormais disponible sur de multiples canaux et plateformes, notamment pour la partager au sein même de la famille.

Thomas Sutton en tire une leçon : « il faut multiplier les points d’entrée. Il n’y a pas une solution meilleure que d’autres. Il faut faire de la conception pour favoriser la connexion ! »

« Tout cela nous incite à concevoir de manière plus ouverte. La recherche immersive montre que l’objectivité est futile. L’ouverture est plus utile. » Le design participatif ouvre un dialogue constructif et ludique avec les utilisateurs, estime Thomas Sutton. Quoi qu’il en soit, si vous ne proposez pas des solutions, les gens les feront par eux-mêmes. Que ce soit en bidouillant les systèmes ou en créant leurs propres produits, comme on le voit sur Ponoko par exemple. « C’est au design d’aller dans la brèche de l’ouverture, de s’y insérer, d’être un moyen pour faciliter la créativité des gens. Les utilisateurs créent eux-mêmes ce qu’ils veulent. Il faut permettre aux autres de s’appuyer sur ce que vous créez. »

« L’ouverture c’est à la fois laisser de l’espace aux gens et être perméable dans son rôle pour permettre aux flux (d’information, de comportement…) de passer par ce que l’on a créé. Je reste designer », conclut Thomas Sutton, « et je dois chercher comment créer de l’ordre. Mais nous devons passer de l’idée d’imposer un ordre à celle de faciliter la découverte d’un ordre qui laisse les gens libres de leurs choix. »

« L’ouverture est-elle la stratégie par excellence ? », demande Laurent Haug animateur de Lift. Perdre le contrôle n’est pas nécessairement totalement le perdre, rappelle Thomas Sutton en faisant référence à une contribution d’un de ses collègues, mais il faut donner un cadre dans lequel les gens puissent s’exprimer de toutes les manières possibles.

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0 commentaires

  1. Je suis tout à fait d’accord : on ne peut pas s’attendre à ce que le consommateur co-créé entièrement un produit avec l’entreprise, on peut juste faciliter la participation et reconnaître son travail.
    Steve Portigal parle des insights, Frog Design donne l’exemple du l’expérience d’achat… ce sujet a aussi été traité par une communauté de co-création à propos de Gillette : http://en.eyeka.asia/groups/10000887-Gillette-For-Men

  2. Je trouve ça assez amusant de voir des designers paniquer à l’idée de perdre le contrôle, de ne plus imposer leurs visions à leurs utilisateurs.. Mais le design centré utilisateur existe depuis des années maintenant. Les ergonomes travaillent à modifier les usages et les outils avec leurs utilisateurs.. Ces gens là ont 10 ans de retards sur la pratique du design et de l’ergonomie. J’ai eu l’impression de voir des gens vouloir réinventer la voiture parce qu’ils avaient passés trop de temps en hibernation.. Heureusement que de nombreux designers, ergonomes, cogniticiens ont déjà compris cela et que c’est déjà en pratique.. Sans quoi on serait encore à l’âge du téléphone filaire..
    Je ne sais pas quand ils nous font le discours sur « la masse » s’il faut leur parler de personas, de contexte d’utilisations etc.
    Le principal c’est qu’ils aient envie de changer de méthodes, enfin.