Pourquoi la réutilisation des données publiques à des fins commerciales doit-elle être gratuite ?

L’association nantaise LiberTIC, une source indispensable en France sur la question de l’ouverture des données publiques, a publié la semaine dernière un billet qui explique pourquoi la réutilisation des données publiques à des fins commerciales doit demeurer gratuite. Cette position argumentée, appuyée sur une conviction et une vision, n’est pourtant pas si simple à tenir, d’autant plus que la Ville de Nantes vient justement d’annoncer une décision différente. Libre à chacun de tester le modèle de son choix, mais il faut bien mesurer les tenants de l’équation économique en cours, comme nous le disions il y a quelques années déjà à la lecture du rapport sur l’économie de l’immatériel. Les arguments de LibertTIC méritent en tout cas d’être écoutés avec attention, notamment parce qu’ils font avancer le débat. Pour ceux qui ne les auraient pas déjà lus, les voici.

L’annonce de la ville de Nantes de rendre ses données publiques payantes pour ceux qui en feraient une réutilisation commerciale a relancé le débat : faut-il faire payer les entreprises ?

Cette question a été tranchée à l’étranger où les plates-formes nationales et locales présentent des licences d’exploitation gratuites pour tous. Certains pays comme la Nouvelle-Zélande ont d’ailleurs mis en place des systèmes de licence unique gratuite. Si plusieurs licences coïncident en France, les deux initiatives Opendata françaises, Rennes et à Paris, affichent bien des licences d’exploitation gratuites, y compris à des fins commerciales.

A Libertic, nous soutenons que l’accès et la réutilisation des données publiques, y compris à des fins commerciales, doivent être gratuits et voici pourquoi.

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Image : La carte des villes, conseils généraux et régions impliqués dans un programme d’ouverture des données publiques en France, maintenue par LiberTIC.

Le mouvement Opendata défend la gratuité

L’Opendata n’est pas une quelconque pratique de mise à disposition de données. L’Opendata est un mouvement international qui repose sur une philosophie et des principes.

Soutenu par la communauté du libre, par les militants du droit d’accès à l’information et par les promoteurs du gouvernement ouvert, les deux acteurs principaux de l’Opendata sont la Sunlight Fundation aux Etats-Unis et l’Open Knowledge Fundation au Royaume-Uni. Les 10 principes de l’Opendataqui constituent les piliers de la philosophie du mouvement impliquent le respect du principe fondamental suivant : assurer que les données publiques soient accessibles, exploitables et réutilisables par tous.

Parmi les dix critères d’une donnée ouverte, il y a notamment les notions de non-discrimination des usagers ainsi que la notion d’abandon des licences restrictives et de la tarification qui limitent la diffusion et réutilisation des données.

Ces derniers points rendent explicitent l’objectif final de l’Opendata. Il ne s’agit pas uniquement de créer des plateformes d’hébergement des données publiques (le moyen), il s’agit surtout de faciliter l’appropriation de ces données par des tiers qui leur donneront un sens à travers la création de services, de découvertes, de nouvelles informations, etc. (la fin)

Subordonner la réutilisation des données publiques à une licence payante est une entrave à la valorisation des données et ne relève donc pas des principes du mouvement Opendata tel qu’il se définit.

La tarification des données est limitée par la loi

La mise à disposition des données publiques en France est régie par un cadre légal strict.

La loi du 17 juillet 1978 sur le droit d’accès à l’information permet à toute personne d’obtenir l’accès aux informations créées dans le cadre d’une mission de service public.

Les données sensibles, du type données nominatives, à caractère privé, relevant de la sécurité du territoire, etc. sont évidemment exclues du champ de la mise à disposition.

Cette loi mentionne que la réutilisation d’informations publiques peut éventuellement donner lieu à tarification, mais là encore dans un cadre précis : la redevance ne peut pas dépasser le coût de mise à disposition des données.

Cette législation a été adaptée à la Directive 2003/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2003 relative à l’utilisation des informations du secteur public. Transposée en droit français par l‘Ordonnance 2005/650 du 6 juin 2005 et par le décret n° 2005/1755 du 30 décembre 2005 elle stipule également : « Les informations publiques, non nominatives, provenant d’organismes publics ou d’entreprises privées exploitant un service public doivent pouvoir être rendues accessibles et réutilisées à des fins commerciales ou non, d’une manière non discriminatoire et non exclusive, et à des coûts qui n’excèdent pas leur coût de production. »

Les administrations ne peuvent donc pas espérer obtenir de bénéfices financiers sur la vente des données.

L’investissement entre dans les budgets des collectivités

Contrairement à un fantasme répandu, la démarche Opendata ne représente pas un investissement inabordable. Rennes avait indiqué avoir mis 20 000 € de sa poche même s’il est vrai que cela ne prend pas en compte les ressources humaines et la surcharge ponctuelle des services concernés le temps du lancement (certains l’évaluent à 25 % de leur temps de travail). Mais l’investissement initial est dans l’infrastructure, pas dans la diffusion des données. L’effort est donc au début du processus avec un budget de départ à définir.

Or les collectivités ont déjà des lignes budgétaires pour financer des aides à l’emploi, des appels à projet pour développer l’économie et l’entrepreneuriat sur leurs territoires, elles financent la création de services d’utilité sociale, elles investissent dans la communication pour valoriser l’attractivité de leurs territoires… et l’Opendata est un facilitateur pour atteindre tous ces objectifs.

Il s’agit d’un levier extrêmement bon marché pour déclencher des effets perceptibles sur les territoires, ce qui devrait motiver les services publics à prendre en charge les infrastructures sources de développement économique et social.

La gratuité génère des bénéfices

Lors de la conférence européenne PSI Apps à Berlin le 18 février dernier, Marc de Vries a présenté les bénéfices financiers d’un programme d’ouverture des données au Danemark et dont un résumé en français est disponible sur @-Brest.

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Pour la Catalogne, l’ouverture a généré des économies de 500h mensuelles de travail et un retour sur investissement en 4 mois.

Pour Rennes, la création de 47 applications à partir de leurs données ouvertes a été financée par des partenaires à hauteur de 50 000 €. Si la collectivité avait dû financer elle-même ces applis, sur une moyenne de 20 000 € chacune, cela lui en aurait coûté 940 000 €.

Et ce ne sont que quelques exemples parmi les études sur les avantages économiques et sociaux de l’Opendata. Voir d’autres cas chiffrés ici et études complémentaires là, parmi de nombreuses études sur l’impact économique de l’OpenData.

Il est démontré qu’un programme d’ouverture des données publiques génère des économies d’un côté et de nouvelles recettes fiscales de l’autre. Dans un contexte budgétaire toujours plus limité, la question n’est pas de savoir comment financer l’Opendata mais comment continuer à financer des procédures coûteuses qui freinent le développement économique et impactent donc les recettes fiscales.

Le paiement pour la réutilisation commerciale est déjà la norme

Les entreprises payent déjà pour commercialiser des données publiques, ce qui crée d’ailleurs un système oligopole dans lequel seules les structures ayant assez de moyens pour investir dans l’acquisition peuvent suivre, pénalisant les petites entreprises et les porteurs de projets dans le développement de leur activité et la création de services et usages innovants.

Or l’Opendata est un changement total de paradigme. Cette philosophie considère que l’ancien système d’échange n’est pas optimal et qu’il pénalise le développement des acteurs tout en impactant l’efficacité et les recettes des services administratifs. Dans cette nouvelle donne, il s’agit donc de renoncer aux revenus directs d’une commercialisation pour bénéficier de revenus indirects majorés (tel que démontré par l’exemple du Danemark). Cela implique reconsidérer la vision en silos de l’administration et considérer les bénéfices du système administratif dans sa globalité.

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Une procédure difficilement applicable

Les collectivités auront-elles les moyens d’identifier tous les acteurs effectuant une réutilisation commerciale de leurs données ? Et qu’est-ce qu’une utilisation commerciale ? Si une initiative telle que Nosdeputes.fr devait demain financer l’hébergement de leur site via de la publicité en ligne (tandis qu’ils payent l’hébergement de leur poche actuellement), leur démarche citoyenne serait-elle alors considérée comme une réutilisation commerciale des données ?

Le pragmatisme, plus efficace que l’idéologie

A travers les commentaires des internautes sur la question de la licence commerciale, nous constatons que la vision idéologique du rôle des entreprises dans la société semble largement influencer les positionnements de chacun. On observe un clivage dont une restitution manichéenne pourrait donner ceci :

  • Ceux qui envisagent les entreprises comme des structures d’exploitation arbitraire ne partageant pas leurs profits “évadés aux Bahamas” et ne participant donc pas à l’effort collectif privilégient un accès payant pour les réutilisations commerciales.
  • Ceux qui envisagent les entreprises comme des entités créant de la richesse, de l’emploi et des services utiles à la communauté privilégient leur développement par l’accès gratuit pour les réutilisations commerciales.

Il y a également tous ceux qui ne connaissent pas les principes de l’Opendata et qui ne sont pas étonnés par l’idée qu’une structure commerciale paye un accès, ce qui semble un réflexe français que nos voisins européens ont du mal à comprendre.

Lors de la conférence Public Sector Information Reuse qui se tenait à Berlin en février dernier, un représentant d’une organisation française en faveur des licences commerciales payantes est intervenu pour défendre sa position, ce qui a suscité de vives réactions en temps réel sur le mur de tweets comme : “Mon dieu ! Do the French only think about how to get money out of public sector information ?” (Mon Dieu, est-ce que les Français ne pensent seulement qu’à gagner de l’argent avec l’information publique ?) ou “if you make services digital you exclude a lot of people and if you make them pay you exclude even more” (Si vous faites un service numérique vous excluez beaucoup de personnes et si vous le rendez payant vous en excluez encore plus) ou “Why all those rules beforehand, when gov can’t really control them ?” (Pourquoi toutes ces règles à l’avance, quand les gouvernements ne peuvent pas vraiment les contrôler ?)

Un changement culturel reste à opérer sur le rôle d’une activité commerciale dans la société (et c’est une association qui le dit…).

Notre position

Monsieur F. nous a envoyé un email hier en nous demandant quelles étaient nos sources de financement et à demi-mot : quels intérêts défendons-nous et pour quel lobby travaillons- nous ?

Libertic est une association nantaise de loi 1901 animée par des bénévoles. Nous n’avons pas de salariés, mais nous espérons créer un emploi en 2011.

Nous avons fonctionné sur un budget de 5 000 € en 2010. 80 % de ce budget a servi à financer l’animation d’un collectif d’acteurs du numérique social, la création de leurs supports de communication, la duplication de CD de logiciels libres, etc. 20 % ont été consacrés à nos déplacements aux conférences Opendata.

Effectivement, Libertic ne fait pas uniquement de l’Opendata mais nous ne parlons que de cette thématique sur ce blog, voilà pourquoi certains d’entre-vous étiez peut-être passés à côté. Mais si vous pensez toujours que notre objet est de défendre des intérêts privés, la description de nos activités annexes risque de vous surprendre.

Nous précisons également que si cet article s’est basé sur des arguments exclusivement financiers (alors que l’Opendata comporte évidemment un volet social), c’est tout simplement parce qu’il s’agissait de répondre à une question financière. Mais notre action au quotidien reste transversale : favoriser le déploiement de l’Opendata, vecteur de développement technologique, économique, démocratique et social.

Aujourd’hui Libertic fédère plus d’une centaine d’acteurs et sympathisants de l’Opendata, des citoyens, des développeurs, des entreprises, des associations, des écoles…

Nous sommes issus de l’économie sociale et solidaire et c’est d’ailleurs ce service de Nantes Métropole qui nous a financé sur un appel à projets. Nous sommes tombés assez tôt et un peu par erreur sur le mouvement Opendata qui nous a passionnés parce qu’il touche tous les acteurs du territoire, parce qu’il est riche de promesses sociales et économiques et parce qu’il représente un changement de paradigmes. C’est ce mouvement-là, dans sa globalité (acteurs économiques et acteurs sociaux), que nous soutenons par nos actions en défendant l’intérêt de toutes les parties prenantes et en incitant notre territoire à s’engager dans ce mouvement d’envergure qui est en marche.

Le Sputnik Moment

Henri Verdier, président du Pôle de compétitivité Cap Digital, a publié un article dans lequel il rappelle que le mouvement Opendata a été lancé aux Etats-Unis par Barack Obama à partir de son discours du Sputnik Moment.

”Le “Sputnik Moment”, c’est ce moment où l’Amérique de Kennedy (sic) traumatisée par le premier succès spatial soviétique, décida de lancer à son tour un vaste programme spatial, avec la création notamment de la NASA et l’enclenchement d’une course aux étoiles qui allait culminer avec la conquête de la Lune. Mais ce Sputnik Moment allait également inaugurer un cycle d’innovation sans précédent, à l’origine, entre autres, du développement accéléré de la Silicon Valley.”

Cet investissement dans les sciences a généré la création de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques, de nouvelles technologies, de nouvelles pratiques, dont ont tire encore des découvertes et de nouvelles applications 40 ans plus tard.

A l’heure actuelle, nous sommes dans un nouveau moment Sputnik.

Nous entrons dans l’ère des données, du web 3.0, de la sémantique. Des services, des techniques, des usages autour des données sont à découvrir dont nous avons encore peine à imaginer la nature et l’ampleur ainsi que les répercussions sur nos modes de vie des quarante prochaines années.

Bien sûr des questions restent en suspens, bien sûr que le tableau n’est pas idyllique, mais avançons déjà et gardons ces objectifs en tête pour lancer des initiatives ambitieuses.

Ne ratons pas ce tournant et levons les freins financiers. Pour mettre toutes les chances de notre côté, les licences gratuites y compris à des fins commerciales s’imposent.

LiberTIC

Cet article a été originellement publié sur le blog de LiberTIC. Une suite abordant le volet social de l’ouverture des données, doit lui être ajouté très prochainement, à surveiller sur le blog de LiberTIC.

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Merci pour la diffusion.
    A noter que la conference PSI n etait pas celle de Rennes mais bien celle de Berlin tel qu indique dans la version originale 😉

  2. À noter que vos liens hypertexte ne fonctionnent pas !
    Ils renvoient vers une page d’erreur.

    En fait ils répètent l’URL de l’article + l’URL de destination

    Donc ca ne fonctionne pas 🙁

  3. La question n’est pas simple. Oui, les données publiques doivent être mises gratuitement à la disposition du public. Cela étant dit, une utilisation à des fins commerciales suppose un détournement de la vocation initiale de ces données publiques. Si une société privée entend exploiter des données publiques à des fins de bénéfices, il semble normal qu’une partie de ces bénéfices revienne au public.

  4. Je réagis à la question du service public payant qui étonne les étrangers.

    En France, la conception du service public a été à partir de 1945 de considérer que le service fourni donne lieu à une tarification par péréquation de l’usage, l’investissement est public (impôts et taxes) mais l’usage couvre les frais de fonctionnement.

    C’est cette conception particulièrement efficace qui est remise en cause par les politiques néolibérales et monétaristes.

    Particulièrement efficace par exemple pour le service postal qui fonctionnait sans apport financier public, les activités bénéficiaires finançant les activités déficitaires. L’équilibre étant obtenu par la tarification adaptée selon les usages et les utilisateurs.

    Je ne vois rien d’absurde dans ce type de fonctionnement, à condition de lui permettre de s’équilibrer. EDF, GDF ont eu le même type de fonctionnement, ce qui a permis en plus de financer l’équipement par une part d’investissement incluse dans la tarification. Cette logique est cassée actuellement par un appel à des financements d’actionnaires privés qui retirent en 3 ou 4 ans des dividendes supérieurs à l’investissement fourni. Situation catastrophique et absurde, elle, qui conduit à l’incapacité de plus en plus grande de financer les investissements et à des augmentations de tarifs que nous payons actuellement.

    Voilà, il me semble que si l’on ne veut pas dériver dans la discussion, il est nécessaire d’en revenir aux fondamentaux.

    Alors effectivement, il y a un choix à faire : 1/ gratuité des données et retour sur investissement par le surplus d’activité économique et par les impôts… à condition qu’ils existent et que les impôts soient payés dans le pays. Avec internet il n’y en a aucune preuve : les entreprises installées dans les paradis fiscaux profiteront d’une rente de situation au désavantage des entreprises installées en France. Concurrence faussée, bien entendu as usual ; 2/ paiement pour les activités à but lucratif, ce qui permet de payer le fonctionnement qui ne pèse pas en permanence sur les budgets publics et libère les fonds publics pour les développement de services nouveaux…

    Ainsi il est clair que les solutions les plus « libérales » ne sont pas forcément les plus innovantes ou les plus justes. C’est cela que certains de manière délibérée et d’autres naïvement tentent de masquer par des arguties et des paralogismes.