« L’Internet, c’est fini » : la technologie est devenue le soubassement de nos vies

La lecture de la semaine, il s’agit d’un article paru cette semaine dans le quotidien britannique The Guardian, article qui donne une interprétation tout à fait personnelle d’un événement qui a eu lieu aussi cette semaine à Austin, au Texas, la South By SouthWest Interactive Conference. On doit ce papier à Oliver Burkeman et il s’intitule : « The internet is over »« L’Internet, c’est fini ».

« Si mes petits enfants me demandent un jour où j’ai compris que l’Internet, c’était terminé, écrit Oliver Burkeman, je serai en mesure de leur apporter une réponse assez précise : c’était dans un restaurant mexicain, en face du cimetière d’Austin, au Texas, alors que j’avais déjà avalé la moitié d’un Tacos. Cela faisait deux jours que j’assistais à la South By Southwest Interactive, avec comme ligne de conduite de demander à chaque personne que je rencontrais, de manière peut-être un peu trop agressive, ce qu’elle faisait exactement. Qu’est-ce que « l’expérience utilisateur », vraiment ? Qu’est-ce que c’est que la « gamification de la santé », vraiment ? Qu’est-ce que c’est que la « stratégie du contenu » ? Mais qu’est-ce que c’est vraiment ? Le spécialiste de la stratégie des contenus qui était assis en face de moi à table a pris une gorgée de cocktail orange. Il m’a regardé légèrement exaspéré et il a dit : « eh ben, je crois qu’on peut dire que ça englobe à peu près tout. »

C’est là, selon le journaliste, l’obstacle fondamental qui empêche les néophytes de comprendre vers où regarde la culture technologique : de plus en plus, elle regarde dans toutes les directions. Tout ce que fabriquent ces gens dans les couloirs de la conférence, ce ne sont plus seulement des contenus qui transforment uniquement la part de notre vie que nous passons devant nos ordinateurs ou avec nos smartphones. On peut le voir sous l’angle technologique, mais aussi philosophique : tous ces gens annoncent la disparition de la frontière entre la vie en ligne et la vie réelle. Pour le dire avec une hyperbole journalistique, explique Burkeman, c’est la fin de l’époque où Internet était une chose à part et identifiable. « C’est ce que j’ai compris quand j’ai compris que cette conférence traitait d’à peu près tout. »

Depuis 1988 au moins on entend parler de ce moment de l’histoire numérique, dit le journaliste, depuis le jour où l’ingénieur de Xerox Mark Weiser a employé l’expression d’« informatique ubiquitaire » en faisant référence au moment où les outils et les systèmes seraient à ce point nombreux et invasifs que « la technologie deviendrait le soubassement de nos vies ». Et cela fait presque dix ans maintenant, ajoute Burkeman, que les épuisants marchands de technologies emploient le terme abstrait de « mobile » pour se référer à la fin d’une informatique qui se limiterait à nos bureaux. Mais l’arrivée d’un Internet vraiment ubiquitaire est quelque chose de nouveau, avec des implications qui sont à la fois exaltantes et sinistres – et d’une certaine manière, cela rend presque absurdes toutes les questions que l’on s’est posées à propos des technologies ces dernières années. Les réseaux sociaux ont-ils été la cause des révoltes arabes ? Le web nous distrait-il de la vie ? Les amitiés en ligne sont-elles aussi riches que celles qui ont lieu dans la vie réelle ? Quand les limites entre la réalité et le virtuel ont disparu, les défenseurs de l’une et l’autre thèse deviennent parfaitement anachroniques.

sxsw2011Images provenant du flux FlickR du SXSW… Signalons que nombreux étaient les participants français à SXSW dont vous trouverez des comptes rendus par exemple sur le blog du Monde créé pour l’occasion, le FrenchSXSW, ou sur le blog de Marie-Catherine Beuth du Figaro

Et le journaliste du Guardian de faire un petit tour d’horizon de sur quoi il serait plus utile de s’interroger.

Le Web 3.0. L’expression est celle de Tim O’Reilly [en fait, celui-ci a plutôt parlé de web²], déjà à l’origine du web 2.0. Si le web 2.0 était le moment où les promesses collaboratives de l’Internet ont été remplies – à savoir quand les usagers ordinaires ne se sont plus contenté de consommer, mais qu’ils se sont mis à créer, avec des sites comme Flickr, Facebook ou Wikipédia -, le web 3.0, c’est le moment où ils oublient qu’ils sont en train de le faire. Quand le GPS, dans votre téléphone, relaie votre localisation à tous les services que vous aimez, quand Facebook utilise la reconnaissance faciale sur les photos qu’on y poste, quand vos transactions financières sont pistées. Là, quelque chose a changé qualitativement. Vous continuez à créer le web, mais vous n’en êtes plus conscients. « Le web devient le monde, explique Tim O’Reilly. Toute chose, et tout être humain deviennent des ombres informationnelles, projettent des données qui, si elles sont bien captées et intelligemment agencées, offrent d’extraordinaires possibilités. » Possibilités que le journaliste du Guardian trouve inquiétantes dans la mesure où l’on ne sait pas toujours avec qui on partage ces informations.

La « gamification ». Par ce mot, explique Burkeman, on désigne l’utilisation de procédés ludiques, provenant du jeu vidéo, pour garder l’attention et l’engagement de l’usager. Mais dans des secteurs qui n’ont plus rien à voir avec le jeu : l’éducation ou la santé par exemple. Si on comprend bien le principe, les choses deviennent très floues quand on entre dans le détail. Néanmoins, le journaliste cite quelques exemples qui le convainquent que cette tendance est une autre preuve du symptôme identifié : la fin d’une séparation entre la vie réelle et la vie en ligne.

Le dilemme du dictateur. Burkeman reprend là une expression de Clay Shirky, un des gourous d’Internet. Que veut dire Shirky avec cette expression « le dilemme du dictateur » ? Les régimes autoritaires, tout autant que leurs opposants, peuvent exploiter le pouvoir d’Internet concède Shirky, mais l’asymétrie est cruciale. L’Internet est une part à ce point envahissante de la vie des gens que bloquer certains sites – ou carrément fermer Internet comme ont récemment essayé de le faire les gouvernements de l’Egypte ou du Bahrein -peut se révéler parfaitement contre-productif, en augmentant la colère des opposants et en empirant la situation. « L’état ultime de la connectivité, explique Shirky, est ce qui fournit aux citoyens un plus grand pouvoir. »

Le biomimétisme arrive. Le biomimétisme, c’est chercher dans la nature les solutions qu’elle a trouvées à certains problèmes. L’idée n’est pas neuve, explique le journaliste, des architectes et des designers industriels l’ont eue depuis longtemps. Mais à Austin, Burkeman en a vu de multiples exemples : AskNAture, un moteur de recherche qui donne une solution naturelle à un problème (Comment flotter dans l’eau ? Comment se déplacer sur un sol instable ?…) ou Nissan, qui essaie de comprendre le système qui permet aux poissons de ne jamais se percuter pour l’appliquer aux ordinateurs de bord des voitures, ou encore Bank of England qui consulte des biologistes pour appliquer aux systèmes financiers les mécanismes d’immunité dont sont dotés les organismes.

Nous sommes faits pour l’impulsion. Jusqu’à très récemment explique le journaliste, le débat sur la distraction numérique était l’un des plus intéressants : il opposait des nostalgiques de la lecture des livres aux zélotes de la technologie. Mais la fusion du monde virtuel et du monde réel l’a rendu caduque et apporte une réponse simple : l’Internet nous distraie s’il nous empêche de faire ce que nous voulons vraiment faire. Si tel n’est pas le cas, il ne nous distrait pas.

En guise de conclusion, Burkeman explique qu’il y a malgré tout un danger à ce mélange de la vie en ligne et de la vie hors ligne, et il cite là Tony Schwartz, l’auteur de La façon dont nous travaillons ne marche pas : ce danger, c’est la tendance que nous avons à nous considérer comme des ordinateurs, en travaillant des heures d’affilée, sans pause et à grand renfort de café. Mais « nous ne sommes pas faits pour fonctionner comme des ordinateurs, dit Schwartz, nous sommes faits pour l’impulsion. En ce qui concerne la manière de gérer notre énergie, nous devons remplacer la perspective linéaire par une perspective cyclique. Nous vivons sur le mythe que la meilleure façon de travailler est de travailler des heures durant. » Or les recherches de Schwartz montrent que nous ne devrions pas travailler plus de 90 minutes d’affilée avant de nous reposer. Conclusion du journaliste du Guardian : « Quoique vous étiez imaginé de l’infiltration de la culture numérique dans tous les aspects de nos vies, au final, nous ne sommes pas des ordinateurs. »

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

A l’occasion du Salon du livre, l’émission du 20 mars était consacrée au livre et à la littérature en compagnie d’Etienne Mineur et Bertrand Duplat des Editions Volumiques (voir la présentation d’Etienne Mineur à Lift), de Célia Houdart, auteure chez POL, et André Baldinger, concepteur visuel et typographe. Tous deux, avec d’autres, ont créé « Fréquences », texte d’un genre nouveau à lire, regarder, écouter via une application pour iPhone, le « smartphone » développé par Apple.

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  1. Vision très intéressante que celle de ce journaliste, je partage sa vision et les angoisses existentielles qui en découlent.

    ce nouveau monde est fascinant, mais comme dans tout outil de production si des valeurs fortes n’encadrent pas son évolution, cela risque en effet de nous faire ressembler à des ouvriers du fordisme.
    De plus l’intelligence artificielle avec les développements autour de la sémantique ne vont pas si facilement que cela répondre à nos réels besoins et seront peut être parfois le penchant négatif de cette facilité et liberté d’action gagnés…

  2. Adam Greenfield en précurseur dans son ouvrage Every[ware] nous annonçait ce monde hybride avec l’internet ubiquitaire, qu’il a décrit comme « la révolution de l’ubimédia ». Des opérateurs du marketing dont je fais (encore) parti s’appuient sur ce paradigme pour décoder autrement la relation au client et à la marque. Mais, se faisant, le marketing peut contribuer à construire (et dénoncer du coup 😉 un monde qu’au fond nous ne désirons pas. La promesse consistant à dire que la technologie nous veut du bien, en facilitant les actions personnalisées in situ dans tous les champs de la vraie vie, tant oisive que professionnelle, en poussant du service au point de besoin mais en contre partie d’un don de ses données personnelles, peut être un leurre. Un leurre qui, au-delà de la préoccupation de l’intégrité des données personnelles (devenues marchandes), nous transforme en simple capteur-opérateur-consommateur. Et c’est la aussi tout aussi préoccupant. Un leurre qui nous transforme « en homme augmenté » comme  » un slot réagissant » à des signaux pour en soutirer une satisfaction, un « bon plan » , un gain de temps, de précision ou d’efficacité. En réaction à , dans un monde devenu immédiat. Une augmentation de l’usage censé nous libérer pour mieux nous concentrer sur autre chose, plus essentiel. « De plus essentiel ? » Mais quoi donc ? Et dans ce cadre, je m’interroge sur le risque de perdre notre capacité d’anticipation, de calcul, de création et co-creation que l’on délègue à notre « double techno », ombre de nous même ( ou l’inverse, plus exactement) . L’esprit du web 2.0 remplacé par celui du web 3.0 qui nous obligerait pour paraphraser ci-dessus « à oublier ce que nous sommes en train de faire » renverse la perception de l’individu en tant que projet, en tant qu’acteur de son existence façonnée par le style intime de ses expériences de vie… Et c’est précisément la que ca coince. Car ce qui est « le plus essentiel » sont nos expériences de vie, c’est ce qui nous grandit, nous forge, nous construit, c’est ce qui nous rend moins cons, plus inventifs et créatifs, plus sociables et plus heureux. C’est ce qui nous fait de nous des humains. Nous gagnons en facilité et rapidité d’action et réaction mais nous perdons en capacité d’anticipation et création. Tout ce débat me fait penser à une anecdote, en prenant un taxi , le chauffeur avait éteint son GPS parce qu’il voulait garder la cartographie en mémoire…et ne l’utiliser qu’en territoire inconnu exclusivement, afin de ne pas désapprendre la carte…et rester acteur-moteur de son métier et de son outil, la voiture. Alors, sommes-nous tous ce chauffeur de taxi dans un monde ubimédia ?

  3. Mon grand-père qui parlait peu et qui est décédé à 80 ans en 1969 avait dit quelques année plus tôt: « quand le règne de l’ordinateur arrivera, ce sera la fin de tout ». Je pense souvent à lui.