Comment les métaphores programment notre esprit

Encore un coup dur porté à l’idée de l’homme « animal rationnel » et une brique de plus à l’édifice de l’économie comportementale. Notre vision du monde – et par conséquent nos décisions – seraient en grande partie modelées par notre système de métaphores, lesquelles n’appartiennent décidément pas qu’aux poètes.

C’est ce qui ressort de l’expérience menée par Paul Thibodeau et Lera Boroditsky, à l’université de Stanford, relatée par un article de Discover magazine.

boroditsky

Nos réactions dépendent de comment on en parle

Ces deux chercheurs ont proposé à leurs sujets deux rapports sur le crime dans la ville d’Addison, chacun des cobayes n’en lisant bien sûr qu’un seul. Dans le premier texte, le crime était décrit comme une bête sauvage, un dangereux prédateur. Résultat, 75 % des lecteurs de ce rapport ont préconisé des mesures punitives, comme la construction de nouvelles prisons, par exemple. Seulement 25 % ont suggéré la mise en œuvre de mesures économiques, sociales, éducatives ou sanitaires.

La seconde version reprenait exactement les mêmes éléments que la première, statistiques comprises. A ceci près que le crime y était montré comme un virus infectant la ville et contaminant son environnement. Cette fois, les lecteurs n’étaient plus que 56 % à se prononcer pour le renforcement des sanctions et des moyens d’action de la police ; 44 % d’entre eux suggéraient des réformes sociales.

En bref, lorsque la criminalité est considérée comme une « maladie », on est plus disposé à chercher à « soigner » plutôt qu’à « combattre » et « punir ».

Interrogés sur leurs choix, seulement 3 % des sujets semblent avoir eu conscience de l’influence de la rhétorique sur leurs recommandations. La plupart étaient persuadés que ces dernières étaient dictées par les statistiques du rapport. En clair, ils se croyaient « objectifs ».

Poursuivant plus avant leurs expériences, les chercheurs ont également pu faire d’autres observations intéressantes. Ainsi, inutile de « filer la métaphore » en poursuivant la comparaison de manière trop pesante. Mentionner une seule fois la notion de « bête sauvage » ou de « virus » sans insister plus avant suffit à modifier les résultats. En revanche, placer la métaphore à la fin du rapport, et donc ne pas la laisser imprégner le contexte, tend à annuler son effet.

Évidemment, il faut aussi prendre en compte les opinions préétablies des sujets. On sait qu’aux Etats-Unis les Républicains sont plus prompts à réclamer des sanctions plus sévères, tandis que les Démocrates sont plus favorables aux mesures sociales ou que les femmes sont en général plus compatissantes que les hommes. Mais, surprise encore, les différences d’opinions générées par ces critères ne semblent jouer que dans 9 % des cas, alors que les métaphores seraient responsables de 18 à 22 % de l’élaboration des opinions.

Dont think of an elephantDans ces travaux, les chercheurs se sont probablement inspirés des travaux de George Lakoff (dont ils citent d’ailleurs les textes dès l’introduction de leur article). Selon ce linguiste cognitif, l’ensemble de la pensée est basé sur la métaphore. Lakoff est devenu pendant un temps le « gourou » des Démocrates. Dans son livre Don’t think of an elephant (Ne pensez pas à un éléphant, cet animal étant le symbole du parti Républicain) il a conseillé à ces derniers de mettre au point un système cohérent de métaphores, art dans lequel, selon lui, les Républicains excellent, au lieu de se contenter de « listes de blanchisserie », c’est-à-dire de séries de mesures individuellement attractives, mais sans assise métaphorique, sans storytelling, pour employer un mot à la mode.

De l’importance du storytelling

Il cite ainsi un questionnaire datant de l’époque où Arnold Schwarzenegger s’opposait à Gray Davis pour le poste de gouverneur de Californie. La plupart du temps les personnes interrogées marquaient leur préférence pour les mesures annoncées par le candidat Démocrate. Mais lorsqu’on leur demandait finalement pour qui ils allaient voter, bien trop souvent, et en contradiction avec leurs propres réponses, il répondaient : « Arnold Schwarzenegger ».

Pour Lakoff, toute notre pensée est basée sur des métaphores, y compris pour ses formes les plus abstraites, comme les mathématiques. Ed Yong, l’auteur de l’article de Discover va lui aussi dans le sens de Lakoff, en mentionnant le rôle important de la métaphore en science, ne manquant pas de signaler par exemple le fait bien connu qu’une comparaison trop simple entre le cerveau et l’ordinateur peut bloquer la réflexion. Yong mentionne également un travail universitaire (.pdf) qui montre comment le fait d’envisager les réseaux électriques comme des systèmes de plomberie ou des foules en mouvement peut influencer la compréhension d’étudiants en ingénierie.

Le dernier élément intéressant de cette étude ne porte pas sur son contenu, mais sur sa forme. En effet, si certaines expériences ont été menées de manière « classique » sur des étudiants, d’autres ont fait appel à des sujets recrutés via le service du « turc mécanique » d’Amazon. Il s’agit donc d’une étude en psychologie en partie « crowdsourcée ». Mais savoir si de telles méthodes révolutionneront les recherches psychologiques ou seront critiquées pour leur manque de fiabilité… c’est une autre question.

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0 commentaires

  1. En quoi est-ce étonnant ? N’y a t’il pas longtemps que l’on sait que la rhétorique influence les opinions de leur auditeurs ? Au moins depuis les sophistes.

    Pas besoin de métaphore informatique. 🙂

  2. Je ne peut m’empêcher de faire le rapprochement avec les hommes politiques et leurs discours respectifs.

  3. Les neuroscientifiques avaient mis en évidence bien des biais liées à la formulation de questions et problèmes, montrant que les gens avaient tendance à prendre des options différentes selon la représentation qu’ils avaient des risques formulés par un énoncé. C’est d’ailleurs ainsi qu’on a découvert le concept « d’aversion aux pertes », comme l’explique très clairement Jonah Lehrer (toujours lui) dans How We Decide, disponible en français sous le titre Faire le bon choix.

  4. Même si on se doute de ces résultats, cette étude permet de confirmer ce que l’on savait, à savoir que la façon dont les informations nous sont communiquées influence l’opinion qu’on aura à leur propos.
    Là où c’est perfide, c’est qu’on a beau le savoir, on peut difficilement se rendre compte de la façon dont on est influencé.
    De la même façon qu’une simple métaphore bien placée va emporter notre adhésion ou notre opposition, le rythme des images, leur ordre, le fond sonore, le ton de la voix du commentateur, les mots qu’il utilise ont probablement plus d’impact que l’information elle-même.
    Où l’on retrouve le glissement entre informations et propagande ou conditionnement.
    Très difficile dans ces conditions de résister pour réagir objectivement à l’information seule.
    D’où l’intérêt de sites de décryptage, tel que Arrêt sur images ou Acrimed, par exemple ou encore les mouvements d’auto-défense intellectuelle.

  5. “animal rationnel”. En fait une telle idée n’a jamais existé, car l’expression est une fausse traduction d’une expression ancienne qui définit l’homme comme « homme raisonnable », ce qui est totalement différent.

  6. J’espère que cette note et un accident de parcours… C’est la première fois que je vous découvre naïf.