Travailleurs quittant le complexe Google

La lecture de la semaine est proprement incroyable. Il s’agit d’un texte que l’on trouve sur le blog d’un artiste du nom d’Andrew Norman Wilson. Texte qui accompagne des images et qui s’intitule « Workers leaving the Googleplex », « Travailleurs quittant le complexe Google ». Je ne sais pas exactement quand il a été mis en ligne, mais il est daté de 2011. Il se présente comme un témoignage.

« En septembre 2007, raconte Wilson, j’ai eté engagé conjointement par les studios Transvideo et Google, deux entreprises sises à Mountain View en Californie. Transvideo prenait en charge 100 % des vidéos de Google produites à Mountain View, et parfois celles qui étaient produites ailleurs. J’ai été détaché à Google à temps plein. J’ai eu ainsi accès à un niveau sans précédent de privilèges personnels, mais n’avais pas droit au séjour au ski, aux aventures à Disneyland, aux stocks options et bonus de vacances offerts en cash par les Pères Noël temporaires de Google. Des milliers de gens avec des badges rouges (comme moi, mon équipe et d’autres contractuels) travaillaient au milieu de milliers de gens avec des badges blancs (les employés de plein droit de Google). Les stagiaires avaient des badges verts. Il existe cependant une quatrième classe à Google qui regroupe exclusivement ceux qui travaillent aux données ou, pour être plus précis, à la numérisation. Ces employés sont reconnaissables à leurs badges jaunes et ils opèrent en équipe qu’on appelle des ScanOps. Ils scannent des livres, page par page, pour Google Book Search. Ces employés aux badges jaunes ne bénéficient d’aucun des privilèges auxquels j’avais droit : utiliser un vélo Google, rentrer chez eux dans les luxueuses navettes limousines Google, déguster gratuitement les repas gourmets Google, suivre les conférences Authors@Google et recevoir gratuitement les livres dédicacés, ou même se rendre tout simplement dans n’importe quel lieu du campus autre que leur bâtiment. Par ailleurs, on ne leur fait cadeau d’aucun sac à dos, d’aucun téléphone mobile, et ils n’ont jamais l’occasion d’entrer en relation avec d’autres employés de Google. La plupart des employés de Google ne connaissent même pas l’existence de la classe des badges jaunes. Leur bâtiment, le 3.14159~, se trouvait près du mien et je les voyais le quitter chaque jour à 14h15 précises, comme les ouvriers quittent l’usine. Ils avaient commencé à 4h du matin.

googlecomplexe
La vidéo d’Andrew Wilson.

J’ai trouvé cette organisation sociale tout à fait intéressante, continue Wilson, au point que j’ai décidé d’enquêter sur les raisons justifiant la décision de Google d’exclure la classe des badges jaunes de la plupart des privilèges offerts par l’entreprise, bien que leur travail s’effectue dans un bâtiment de Google avec une façade portant le sigle Google, et que ce travail soit confié sous contrat à Google par d’autres entreprises, comme le mien, comme celui d’autres gens, les équipes des cuisines, les conducteurs de navette, les gardiens, et d’autres encore.

Andrew Wilson raconte ensuite comment il a demandé à son chef d’équipe s’il pouvait emprunter une caméra pour filmer ce sous-prolétariat Google, comment il a filmé le débauchage de ces badges jaunes, comment il a décidé de les aborder pour qu’ils puissent faire part de leur opinion dans le film, comment il a commencé à le faire quand un homme potelé doté d’un badge rouge s’interpose, lui demande de montrer son badge, de donner le nom de son supérieur et lui explique que les travailleurs dotés de badges jaunes sont des gens « extrêmement confidentiels », qui font un travail « extrêmement confidentiel » et qu’il se trouve dans une zone « extrêmement confidentielle ». Andrew Wilson comprend alors que l’homme au badge au rouge n’est pas là par hasard, mais parce qu’un des interlocuteurs au badge jaune qu’il a abordé quelques minutes auparavant a respecté les instructions inscrites au dos de son badge, à savoir prévenir immédiatement un chef au cas où quelqu’un poserait des questions au sujet du travail des badges jaunes. Wilson raconte ensuite comment il est emmené dans le bureau de la sécurité du bâtiment des badges jaunes, et comment un gardien lui dit qu’il en référera à son supérieur avant de le raccompagner.

La suite est encore plus incroyable, le lendemain, un manager de Google l’appelle, lui explique qu’il faut vite régler cette affaire, l’écoute exposer ses raisons et raccroche. Quelques minutes après, ce manager rappelle et explique à Wilson qu’il va devoir s’entretenir avec le PDG de Transvideo. Celui-ci appelle quelques minutes après et explique à Wilson que le cas est grave et risque de mettre en péril le contrat avec Google et par conséquent l’emploi de 60 personnes, et qu’il doit écrire une lettre d’explication à la sécurité de Google. Ce que fait Wilson et il reproduit cette lettre sur son blog. Une heure passe après l’envoi de cette lettre quand le manager le rappelle sur un ton frénétique et lui explique en gros, que le service juridique de Google est sur le coup et qu’on lui demande la restitution des bandes. Wilson ne trouve qu’une des deux bandes qu’il a utilisée. Il la donne immédiatement. Les services de Google (juridique et de la sécurité) réitèrent leur demande. Pensant qu’il a laissé la seconde bande chez lui, Wilson emprunte une voiture, va jusque chez lui, fouille son appartement, ne trouve rien. Il l’explique au manager de Google, qui en réfère à sa hiérarchie, avant de lui rappeler et lui demande de quitter son bureau dans les locaux de Google pour rallier le bâtiment de Transvideo.

Je vous passe les péripéties de l’entretien qui s’ensuit. En gros, on présente à Andrew Wilson un document dans lequel on explique qu’il allait être mis fin à son contrat sur les bases de l’utilisation d’un matériel vidéo de Google pendant les heures de travail, sans l’approbation de la direction de Transvideo. Mais il lui est expliqué pendant cet entretien que c’est Google qui met la pression à Transvideo pour qu’il soit mis dehors à cause de sa petite enquête sur le bâtiment 3. 1459 ~ et les gens qui y travaillent. Un des interlocuteurs tient absolument à le raccompagner jusqu’au train. A 8 heures le soir, Andrew Wilson est chez lui, sans emploi. »

Cette histoire est hallucinante. Je ne sais pas si elle est vraie. Je ne sais pas pourquoi elle émerge aujourd’hui. Peut-être une histoire de clause de confidentialité… Est-ce un témoignage ou une provocation artistique pour nous inviter à réfléchir sur le management d’aujourd’hui ? Dans les deux cas, en tout cas, il y parvient très bien. Vous pouvez regarder le film qu’en a tiré Andrew Wilson et vous faire votre avis.

Workers Leaving the Googleplex from Andrew Norman Wilson on Vimeo.

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 8 mai était consacrée à la Philosophie des jeux vidéo, en compagnie de Mathieu Triclot, maître de conférences en philosophie des sciences à l’université de technologie de Belfort-Montbéliard et auteur d’un livre éponyme. Ainsi qu’à Bill, un texte de l’écrivain Daniel Foucard autour de la figure de Bill Gates.

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0 commentaires

  1. Google est une grosse société qui brasse des milliards, elle développe dès projets dans le plus grand secret, et lorsqu’un type venant d’une société extérieure se met à fouiner, il est logique que Google pense à un espion, ou pire, un journaliste ! et fasse en sorte de faire virer le bonhomme pour éliminer toute fuite d’informations. Je ne vois là rien d’anormal.

  2. +1 Misutsu
    Les mesures prises sont radicales mais bien fondées.

  3. Je sais pas si c’est fais exprés mais wilson et l’un des proganistes du bouqin 1984, et à lecture de l’article on retrouve vraiment l’ambience du livre…..

  4. Ces histoires de badges me font pensé aussi aux différentes classes d’Alpha à Gamma du « meilleur des mondes » d’Huxley.

  5. « ou pire, un journaliste ! »

    Si tu vois rien d’anormal à ce que des gens soient traités comme des sous-employés au sein de la même entreprise, et si tu trouve normal que quelqu’un se fasse virer parce que, mon dieu, c’est peut être un journaliste, ba mon gars j’espère que y’en a pas beaucoup des comme toi, parce qu’on srait mal barrés..

  6. Mitsutu > si cette personne se met a poser des questions sur le travail que font ces « badges jaunes », la reaction de Google est justifiee.
    Si cette personne a pose des questions, comme l’article semble l’indique, sur les _conditions de travail_ et leur opinion quand a leur status de sous-travailleurs alors la reaction de Google est totalement injustifiable, et la votre aussi.

  7. C’est Winston et non Wilson mais on retrouve definitivement un arriere gout de 1984 de George Orwell

  8. Après avoir travaillé comme « rater » (évaluatrice de la pertinence des résultats de recherche par rapport aux requêtes) pour le compte de la société Lionbridge (sous-traitant pour Google), cet article ne m’étonne pas. Leurs pratiques de management sont à la limite de l’esclavage : objectifs contradictoires impossibles à tenir, obligation de se former en dehors du temps de travail, interdiction de parler du travail « ultra confidentiel » réalisé (et donc de combattre les abus), contrats abusifs avec résiliation sans préavis, salaire réel au dessous du minimum légal, et j’en passe… Google est une entreprise tout ce qu’il y a de plus « Big Brother » qui en plus se fait passer par une « boîte sympa ». Effrayant lorsque l’on sait tout ce qu’ils savent sur nous. De plus la technique d’évaluation est on ne peut plus industrielle et ne prend pas du tout en compte la qualité des sites.

  9. 1/ Je connais des entreprises ou il y a un système de sécurité très stricte avec exactement le même gendre de badge avec des couleurs distinctes pour les différentes catégories de personnel (Employé, Stagiaire, Prestataire, etc.) et des un système d’accès par bâtiment, étage, bureau, etc.
    -> Tout cela est assez répandu dans les grosses structures ou particulièrement il y a beaucoup de R&D ou développement produit.

    2/ Je connais des boites ou tu as pour la même entreprise des sous sociétés avec des personnels avec des avantages, des statuts et des organisations différenciés de sorte que pour un même projet à un instant T, tu te retrouves avec les « Consultants » qui viennent le la société A, les « Managers » de la A’, les « Ingénieurs » de la A », etc. des castes quoi à l’indienne.
    -> C’est courant dans les SSII mais plus aussi chez les anglo-saxons.

    3/ Je connais des boites qui se déchire avec leur sous-traitants ou partenaires pour le moindre cheveux sur la soupe mais tout fini par rentrer dans l’ordre avec des compensation financières car au final si tu as retenu une autre boite pour travailler avec elle c’est pour que cela fonctionne… sauf si le travail est vraiment mauvais…. Si tu es aux E.U.A, ou l’utilisation du droit et des avocats est poussé assez loin, alors cela peu aussi vite caser entre les entreprises.

    Mais finalement, j’ai jamais vu un cas comme celui là. Par contre, je pense que la culture entourant Google mais aussi FaceBook, Apple, Motorola etc. , rend je genre de chose possible. Cet exemple est reproductible dans plein de structure, ou le droit des affaires, la sécurité et une organisation très atomisée sont appliqués brutalement.

  10. Confidentialité mon oeil. Il s’agit de contrôler l’image de la marque, de ne pas laisser à quiconque la chance de laisser développer un buzz (voire même réaliser un documentaire, qui sait) sur la ségrégation sociale chez les gentils nounours de Google.
    Comme si donner à ces êtres inférieurs un mini-statut (avec un petit sac à dos à 5 cents et une cantine avec des sandwiches Google, que sais-je) allait nuire à leurs profits monstrueux. Non, pour moi c’est plus fort que ça, c’est ce vers quoi on s’achemine dans le monde entier : corporate tyranny (désolé mais je suis anglophone et je ne vois pas d’expression française aussi précise), avec sa police de vigile privés faisant régnéer un ordre arbitraire.
    Heureusement qu’à côté des biens heureux bisounours qui boivent l’explication corporate comme du petit lait, certains y voient comme moi des relents de totalitarisme. Reste-t-il de l’espoir ?

    Bonne nuit les bisounours

  11. bonjour,
    aussi hallucinant soit ce reportage/article, c’est malgré tout une tendance lourde qu’on peut retrouver dans pas mal de très grandes entreprises.
    C’est même un standard de management.
    A la lecture de l’article ça m’a rappelé mes huit années dans une grande banque internationale. Même principe des badges avec accès et privilèges différents, perte de grade à la moindre incartade, et système de notation semestriel. Formations obligatoires pour vous enfoncer les « valeurs » de l’entreprise dans le crâne, que vous soyez bien convaincu de travailler pour « le meilleur employeur du monde » même si en 8 ans vous en êtes déjà à votre troisième restructuration, ordres contradictoires, et des RH qui se félicitent qu’ils n’y ait eu que deux suicides cette année au siège de l’entreprise.
    France télécom, google, Renault etc, ce ne sont pas des accidents, c’est un mode de management, parce que dorénavant vous ne devez plus vous contenter de vendre votre force de travail contre salaire, mais en plus aimer votre entreprise, être convaincu qu’elle est la plus éthique écologique, morale , et en faire la promotion, autour de vous. Vous devez porter les valeurs de l’entreprise car vous êtes l’entreprise. Sauf quand il s’agit de partager les bénéfices évidemment.

  12. @Félix / Fred : Je ne parle pas des conditions de travail, je parle du licenciement du fouineur.

  13. @Misutsu: Je parle des conditions de travail et SURTOUT du licenciement du fouineur!

  14. allez voir l’organisation du travail pour les employés d’amazon en france, c’est exactement le même systeme et j’imagine que l’aiteur aurait eu le meme traitement !

  15. Ça fait bizarre de voir des choses comme ça. Mais je le vois dans la société dans laquelle je travaille, nous sommes 35 salariés et certains n’ont pas accès à tous ce que certains savent … Encore heureux, tout dépend du travail que l’on fait. Ça me fait penser à un site web : il y a l’admin serveur, les modérateurs et puis les pauvres utilisateurs qui ne voient pas la même chose et pourtant sont « au même endroit ».