La programmation du monde : où nous mène la convergence technologique ?

Notre collègue et ami, Rémi Sussan était invité à délivrer une masterclass sur la scène de Lift. Une occasion pour lui, de synthétiser bien des propos qu’il tient dans ses articles et ses livres. Assurément, une autre manière de lire Rémi Sussan.

Sur la scène de Lift, le journaliste Rémi Sussan avait pour défi de dresser l’état des lieux des technologies émergentes. Pas si simple. Pour cela, il nous a rappelé ce qu’était « la convergence NBIC ». « La convergence NBIC a été employée la première fois par un rapport envoyé à la NSF américaine (l’équivalent de notre CNRS) intitulé La convergence des technologies pour l’amélioration des performances humaines (.pdf) et signé Mihail C. Roco et William Sims Bainbridge. Il s’agissait de faire le point sur un ensemble de technologies (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives) qui allaient changer la nature humaine. » Le rapport n’est pas sorti de rien, estime Rémi Sussan. Il est la conséquence d’idées qui datent au moins des années 70 et qui ont été le fruit de divers mouvements underground allant des communautés cyber aux transhumanistes qui ont cherché à dépasser les limites humaines comme la mort ou l’intelligence…

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Image : Rémi Sussan sur la scène de Lift par Pierre Metivier.

L’acronyme NBIC désigne 4 technologies. La nanotechnologie est la technologie qui permet de travailler au niveau moléculaire. La biotechnologie correspond à l’ensemble des sciences du vivant. Les sciences de l’information désignent la science informatique. La cognition correspond aux sciences du cerveau, qui vont de la psychologie aux neurosciences jusqu’à l’intelligence artificielle. « C’est à la fois l’outil et le but de cette transformation technologique. Le but de l’amélioration n’est pas tant de créer un super sportif que de modifier nos capacités cérébrales. »

Pourquoi rassemble-t-on ces technologies et parle-t-on de convergence ? Quel est le rapport entre ces technologies ? « Pour Benbridge, l’un des auteurs du rapport, la convergence est celle de l’échelle : tout se termine (ou commence) au niveau moléculaire. Pour ma part, je pense que ce sont plutôt les sciences de l’information qui font tenir l’ensemble. On est passé de la convergence mathématique de Newton (on a tenté de comprendre le monde par les équations, mais cela n’a pas marché pour tout, comme l’ont montré les sciences humaines), à un nouveau domaine qui tente de définir le monde sous la forme d’un programme informatique. Pour ma part, je préférerais parler de IBNC, car il me semble bien que c’est l’informatique qui domine l’ensemble et la cognition le but ultime. Il s’agit donc de passer de la pensée mathématique à la pensée informaticienne ! »

L’idée que le monde soit fait de programme n’est pas neuve. C’est la théorie que défend notamment Stephen Wolfram (Wikipédia) dans son livre A New Kind of Science. Sa théorie est que le monde est fait de petits programmes qui en se répétant à l’infini vont créer tout ce que nous connaissons. L’univers pourrait ainsi être décrit par un programme de quelques lignes. Pour lui, la science informatique permettrait de tout expliquer. D’où le slogan des informaticiens quantiques It from bit, qui explique que tout ce qui existe c’est de l’information avant toute chose. Pour eux, l’univers est né d’échange d’information. Tout s’y résume et s’y redéfinit : une pomme n’est que l’ensemble des bits d’informations qui la compose.

« Cette conception à un intérêt sur le plan culturel : si l’univers entier est un programme, il peut alors être hacké ! c’est-à-dire copié, décodé, mais aussi bidouillé ! D’où la prédominance de la figure du hacker, celui qui manipule le code, qu’il soit informatique, génétique ou demain, que ce soit le code de la structure de l’univers. Le hacker devient plus proche du magicien et du sorcier, qui, à coups de charmes et d’incantations, vont changer la réalité du monde. Nous ne sommes pas loin du technopaganisme. D’ailleurs, nombreux sont les penseurs de l’informatique qui ont des croyances spirituelles très fortes. Marc Pesce fondateur du VRML, un langage de description d’univers virtuels en 3D, a tracé un cercle magique et a fait une cérémonie pour que le lancement de ce format de fichier se fasse sous de bons auspices ! »

La science de la programmation est donc l’un des principes de base de cette convergence. D’ailleurs, on étudie déjà de petits programmes qui pourraient être à l’origine de l’univers entier. Comme les automates cellulaires que l’on trouve dans le jeu de la vie, qui au début sont aléatoires avant de revenir à des structures toujours semblables. « On étudie beaucoup ces petits programmes qui peuvent créer des choses horriblement complexes, avec très peu de ligne de code. On a découvert, par exemple, qu’elles étaient une machine de Turing universelle, donc un ordinateur virtuel. La vie artificielle explore beaucoup ces domaines. On ne sait plus prédire ce que ces programmes vont donner, tant et si bien qu’on utilise la sélection naturelle pour les mettre en concurrence et sélectionner les meilleurs… »

Reste à savoir jusqu’où cela va aller ? Va-t-on créer une intelligence artificielle qui va nous dépasser ? Une « Singularité » pour reprendre le concept lancé par l’auteur de science-fiction Vernor Vinge dans les années 90 et repris notamment par Ray Kurzweil, qui prévoyait qu’une intelligence artificielle dépasserait l’intelligence humaine d’ici 30 ans. « On est presque au terme de la prédiction, et la Singularité n’a pas eu lieu. A moins qu’on ne l’ait pas vu. On a peut-être déjà donné naissance à l’intelligence artificielle (IA) sans s’en rendre compte. Kevin Kelly pense que le web a déjà donné naissance à une IA. On pourrait faire un programme de recherche type Seti pour observer l’IA qui émergera naturellement du web plutôt que de scruter les étoiles… D’autres pensent que l’IA c’est simplement la quantité d’information dont nous disposons : c’est la culture humaine elle-même qui est délocalisée dans l’ensemble des machines. »

Depuis 2 ans, le monde des hackers est en train d’entrer dans le domaine des biosciences. Les biopunks et biohackers souhaitent arriver à créer leurs propres formes de vies dans leurs cuisines, grâce à du matériel d’analyse open source dont les prix deviennent dérisoires. « Certes, ils ne fabriqueront pas demain le virus ebola dans leurs cuisines, mais ils ont l’espoir de participer à la recherche et de créer des médicaments. On peut dès à présent commander son génome ou faire analyser son ADN avec des sociétés comme 23andMe. Des systèmes de jeux comme Foldit permettent aux gens de manipuler des protéines via les écrans : les meilleures manipulations sont observées par des scientifiques pour faire de la recherche fondamentale sur les molécules. A terme, Freeman Dyson imagine que tout le monde sera capable de faire de la biotechnologie et que nos enfants sauront créer leurs propres créatures. Rien de moins ! »

La nanotechnologie a suscité beaucoup d’intérêt, mais elle est désormais plus proche de la chimie qu’autre chose, estime Rémi Sussan. « A la base, le but était de créer des nanorobots répondants à des programmes. Le rêve d’Eric Drexler (Wikipédia) était de créer l’assembleur universel : une espèce de four à micro-ondes qui créerait n’importe quoi depuis les atomes… Le cauchemar étant la prolifération d’assembleurs d’assembleurs… Reste que la nanotechnologie « sèche » ne marche pas si bien. Au niveau moléculaire, de nombreux problèmes font que les molécules ne s’assemblent pas facilement – et notamment parce qu’elles bougent ! Mais on commence à imaginer des nanorobots faits de matériel vivant, comme l’origami ADN… « 

Reste la cognition. « Le problème c’est que le cerveau n’est pas du tout un ordinateur, même si on a cru le créer à partir du modèle du cerveau, qui est bien plus chaotique. Dans le domaine de la cognition, l’attitude est plus intéressante que les résultats. Peut-on penser mieux ? Peut-on adopter des façons de parler qui augmentent l’intellect ? Le manuel de la CIA par exemple conseille à ses agents de ne pas chercher des preuves qui vont confirmer ce qu’ils pensent, mais de chercher des éléments qui pour prouver que vous avez tort. D’autres proposent de supprimer le verbe « être » de son vocabulaire pour ne pas figer le monde que l’on observe, ne pas le compartimenter… » Quant à savoir si la cognition est-elle influencé par le langage, la question est ouverte…

Mais il s’avère qu’il n’est pas si simple d’entraîner notre cerveau comme un muscle. Peu de jeux semblent vraiment y parvenir.

Les recherches sur la cognition vont loin. Certains se demandent si l’extase mystique ne serait pas également un phénomène cognitif. Et si l’on pouvait activer une zone du cerveau pour développer son enthousiasme, ses croyances ? « Y-a-t-il une zone Dieu ? William Sims Bainbridge a développé l’idée de l' »ingénierie religieuse » pour développer des croyances compatibles avec le monde moderne… Pour lui cela passe par le développement de nouvelles religions, rien de moins ! William Sims Bainbridge, tiens, celui-là même qui a écrit le rapport NBIC pour la NSF. »

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. héhé, Kevin kelly dixit : « On pourrait faire un programme de recherche type Seti pour observer l’IA qui émergera naturellement du web plutôt que de scruter les étoiles… »

    Il n’est vraiment pas bien informé, ça existe 😉

    http://poietic-generator.net

  2. Depuis longtemps il était clair que la voie prise par les chercheurs en IA ou les mécaniciens pour créer de la vie (passer par le mort, l’inanimé) était une impasse.
    Seul moyen pour faire illusion,
    prendre du vivant
    et le contraindre (on dit aussi joliment « l’asservir » – mot qui nous revient après un passage par la commande numérique)

    Ainsi un tel nous dira qu’il a créé un gène, une cellule, un être vivant
    alors qu’il n’a fait que jouer au docteur Frankenstein
    découper et coller
    (l’activité du siècle)

  3. Faut-il chercher à contacter les extraterrestres et les éventuelles IA? Si elles préférent qu’on les laisse tranquilles, elles peuvent mal prendre qu’on les contacte de force et réagir aggressivement. D’un côté je trouve fascinant qu’on tende à créer une IA sans doute supérieure à nous, de l’autre je préférerais nettement que nous nous concentrions sur l’augmentation des capacités humaines, et vous ?