La technologie la plus libérale peut-elle être mise au service des services publics ?

« Un site internet américain, une espèce d’eBay pour les courses, pourrait fournir une riche inspiration aux organismes d’entraides et entreprises sociales du Royaume-Uni, en les aidant à affronter les réductions drastiques des dépenses publiques », estime Adil Abrar, directeur de Sidekick Studios, dans une tribune publiée sur le site du Guardian. « TaskRabbit, le service en question est assez simple. Les gens publient les petits boulots dont ils ont en fait besoin, mais pas le temps d’accomplir – de la lessive au soin des animaux – et d’autres internautes répondent pour remplir ces tâches contre rémunération. » C’est une bourse aux petits boulots.

taskrabbit
Image : sur TaskRabbit, vous pouvez employer Chris contre 45 $ pour qu’il assemble votre matériel Ikea à votre place.

« Le service est un réel succès. Depuis 1998, il a généré un bénéfice de 10,4 millions de dollars pour sa communauté de « taskrabbits », dont 70 % sont au chômage ou sous-employés. Comme le service prend une part de chaque transaction (en moyenne 15 %), il est probable que les revenus de l’entreprise soient de l’ordre du million, ce qui explique probablement que le service soit désormais accessible dans six grandes villes américaines et ait reçu 5 millions de dollars d’investissement.

Qu’est-ce que cela a à voir avec les organismes d’économie sociale du Royaume-Uni ? A l’heure où les subventions et les contrats gouvernementaux ou locaux disparaissent, de nombreuses organisations sont à la recherche d’autres sources de revenus pour ne pas périr. TaskRabbit montre comment il est possible de transformer son environnement, tout en générant des revenus (qui ne soient pas des subventions) qui puissent à la fois aider le service original et asseoir de manière durable son impact social.

Le coeur de la réussite de TaskRabbit est lié à la technologie numérique qui lui fournit un auditoire à qui vendre ses services, des outils pour gérer des transactions financières, la capacité à croitre rapidement grâce à la réplication de l’infrastructure logicielle, et d’innombrables autres possibilités qui n’existeraient pas dans un monde analogique.

Si le tiers secteur est à la recherche des moyens d’innover pour résoudre ses difficultés actuelles, il pourrait faire pire qu’exploiter le potentiel d’internet, non pas comme un canal de communication, mais comme un moyen d’offrir des services. Les services fournis normalement en face à face pourraient être livrés en ligne. Il existe déjà en Angleterre des initiatives pour proposer une thérapie comportementale à distance, en aidant les associations à économiser de l’argent en réduisant leurs temps de déplacement par exemple. Pourrions-nous aller plus loin et ouvrir des marchés pour des conseils en ligne, en offrant des services aux clients les plus aisés, pour subventionner la fourniture de services de ceux qui sont le moins capables de payer ?

Ces dernières années, Groupon a connu une croissance phénoménale, avec un chiffre d’affaires de 8 milliards de livres en moins de cinq ans. Il s’est construit sur la capacité unique de l’internet à rassembler rapidement des foules de gens avec des objectifs en communs, dans ce cas, au service du groupement d’achat. Pourriez-vous imaginer qu’un organisme de soins fournissant un service d’aide aux personnes âgées pour une meilleure utilisation de leurs budgets, créée un groupement d’achat de soins afin d’économiser l’argent des utilisateurs finaux tout en générant des revenus pour l’intermédiaire ?

Il y a une énorme énergie en ce moment dans ces nouveaux types de services numériques financiers. Quelles sont les possibilités génératrices de revenus pour les coopératives de crédits (credit unions), si elles explorent la façon dont les mobiles, les médias sociaux, les applications et les widgets peuvent être utilisées pour développer des systèmes de crowdfounding (financement par la foule), de microcrédit, de groupement de d’achat ou de gestion d’achats de produits et de services ?

« Il faut savoir profiter d’une bonne crise », dit le dicton. Certes, le tiers secteur subit une pression financière sans précédent à un moment où la demande sur les services qu’il délivre est croissante. Mais nous avons à notre disposition un outil – internet – qui peut permettre de construire de nouveaux types de services et créer de nouvelles formes de valeur sociale et commerciale et qui offre de véritables moyens pour transformer la façon dont nous traitons les problèmes sociaux.

A l’école Siderick, nous essayons de faire notre part. Aujourd’hui, nous ouvrons nos portes, soutenus par Nominet Trust. Notre ambitieux programme permettra à quatre organisations sociales de créer chacune un produit ou un service numérique innovant pour les aider à s’attaquer à la crise de financement qu’elles traversent et améliorer l’impact social de leurs services. Les portes de l’école sont désormais ouvertes. »

Cette tribune publiée à l’occasion de la création d’un service d’accompagnement des associations nous a semblé intéressante à plus d’un titre. Non pas pour faire la promotion de l’école d’Adil Abrar, mais pour la vision qu’elle porte. Une vision pourtant férocement ambivalente, quand on la regarde de ce côté-ci de la Manche.

Tout d’abord, elle paraîtra pour beaucoup d’entre nous, choquante. Le service mis en exergue ressemble aux pires formes du libéralisme. TaskRabbit est une plateforme de micro-emplois domestiques, qui paraîtra à certains d’entre nous comme le comble de la flexibilité et du libéralisme. TaskRabbit, à l’image du Mechanical Turk d’Amazon, propose au moins offrant une forme de travail la plus dégradée qui soit (car limitée dans le temps, en durée, et éminemment flexible). Mais certainement que TaskRabbit, tout comme le Mechanical Turk, quand on observe attentivement la démographie et les motivations des utilisateurs, ne se résume pas à une image déformée des excès de la mondialisation et de l’automatisation.

Pour autant, le propos d’Adil Abrar n’est pas celui d’un des pires libéraux qu’il soit. Au contraire. Ce qu’il évoque, c’est comment les associations et les services sociaux peuvent s’emparer d’internet pour y créer des services. Comment le capitalisme exacerbé, incarné dans son propos par Groupon – et certains petits commerçants qui y ont eu recours, savent que l’expérience Groupon peut s’avérer très négative pour eux -, peut aussi être un modèle pour innover, en utilisant ses techniques pour en détourner les effets. Ce que nous dit Adil Abrar c’est qu’un même service proposé par une société privée et un organisme social n’est intrinsèquement pas le même. Si TaskRabbit était opéré par un organisme d’aide social, il pourrait apporter des réponses supplémentaires à ceux qui utilisent ce moyen pour trouver des revenus complémentaires. Ce peut-être, pour un service social, un moyen d’être un intermédiaire de confiance et surtout d’accompagner ceux qui sont à la recherche de revenus complémentaires en leur apportant une aide personnalisée. C’est un moyen d’identifier les utilisateurs dans le besoin, pour les amener vers d’autres formes d’aides. La flexibilité peut alors être un moyen d’apporter de la remédiation. Un même service peut-être ainsi, selon qui l’entreprend, une dérive du libéralisme ou un moyen d’essayer de contrer ses effets. Dit autrement, un service n’est pas qu’une réponse à des besoins ou des pratiques. Quand il transforme ses fonctionnalités en valeurs, il faut qu’il se positionne.

Bien sûr, la tribune d’Adil Abrar s’adresse avant tout aux Anglo-saxons qui pratiquent des formes d’aides sociales assez différentes de la nôtre et qui subissent une crise des dépenses publiques qui n’est pas (encore) au niveau de la nôtre.

Mais la proposition d’Adil Abrar n’est pas aussi simple à résoudre qu’il le semble. Elle mérite en tout cas un peu d’attention, pour savoir si l’on désire un monde dirigé par l’offre ou par la demande. On peut bien sûr rejeter du revers de la main ces propositions en les taxant du pire libéralisme.

Un groupement d’achat local de chômeurs leur permettant de négocier des tarifs de gros pour leurs besoins essentiels est-il sans fondement parce qu’il exacerbe le jeu de l’offre et de la demande ? Toute la question que pose Adil Abrar est de savoir qui le fait. Faut-il le laisser au seul marché ? Est-ce le rôle des chômeurs eux-mêmes ou des associations qui les accompagnent de prendre une place dans ce jeu économique ? On devine pourtant que l’offre ne sera pas la même. Un opérateur privé aura certainement tendance à proposer des offres bradées de produits toujours moins chers, mais pas forcément adaptés, là ou un opérateur du tiers secteur pourrait inscrire des valeurs sociales dans la proposition. Les services ne sont pas interchangeables. Qui les propose, comment, avec quel objectifs et en poursuivant quels buts… sont des questions qui ne sont pas annexes, mais centrales, même si les services web ont tendances à tous les lisser, dans des propositions d’ergonomie et de services qui semblent toutes se valoir.

Ce qui pose encore une autre question : comment les différencier les unes des autres ? Tous les clônes d’un même services ne s’équivalent pas nécessairement. Mais les critères dont nous usons pour les différencier (ergonomie, facilité d’accès, etc.), ne sont peut-être pas toujours pertinents. Si c’était le cas, nous serions bien plus nombreux à soutenir Diaspora qu’à utiliser Facebook.

Hubert Guillaud

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Il me semble que nous pouvons – et devons encore – rêver que les services publics s’ouvrent à une coopération raisonnable avec les micros structures de l’économie numérique. S’ils ne le font pas, ce sont eux, les services publics, qui seront progressivement condamnés à la pauvreté et à la paralysie. La crise peut faire que le rêve devienne (un peu) réalité.

  2. Je ferais remarquer que le titre n’est pas le reflet de l’article. Les services publics ne se résument pas à l’aide social, à moins de considérer que les ministères de la défense ou des finances soient des services sociaux.
    Le problème, ici, c’est que tout est mélangé : coopératives d’achats, échanges de services et aides sociales. Or, on ne peut pas tout mettre dans le même panier. Quel est le rapport entre Groupon, site d’offres promotionnelles qui n’a aucun vertu sociale, si ce n’est de faire acheter au gens ce dont ils n’ont pas besoin (c’est le propre des systèmes promotionnels) et l’aide sociale ?
    Mais pour en revenir à l’exemple de de TaskRabbit, il est parfaitement applicable dans le contexte de l’auto-entrepreneuriat. De plus, il faut remarquer l’abondance de site français qui proposent des échanges de services entre particuliers, mais qui sont des services gratuits pour la plupart. En France, c’est surtout le système D qui fonctionne.
    Dernière chose : vous semblez ignorer totalement l’existence (depuis au moins 20 ans) de ce que l’on appelle les associations dites « intermédiaires » et que l’on trouve dans toute la France et qui consistent justement à permettre aux chômeurs de proposer des prestations à des gens prêts à les payer. Ces associations ont en plus l’avantage de rédiger des contrats de travail, ce qui permet de se débarrasser de l’aspect juridique et administratif et d’être à jour de ses cotisations. Il existe aussi le CESU.
    Bref, tous les outils sont là depuis longtemps et les britanniques, si libéraux qu’ils soient (encore faudrait-il s’en assurer auprès de la population ?), n’ont rien inventé.
    La question reste : que ces associations ont-elles à gagner à passer sur le Web quand elles sont souvent très locales et qu’un simple coup de fil suffit ?