Voyage dans l’innovation sociale espagnole (1/3) : Des modèles économiques à la question économique

Pour son troisième voyage d’études annuel (voir le compte rendu du premier en Angleterre et du second en Scandinavie), la 27e Région nous a emmenés découvrir l’innovation sociale Ibérique, autour du thème de la jeunesse, nouvel axe de travail de la 27e Région. Quelles relations inventer avec les jeunes et/ou les structures qui travaillent avec eux ? Comment encourager leurs projets, répondre à leurs besoins, trouver de nouvelles façons de les accompagner ?…

Nous étions restés, lors du précédent voyage, sur une question relative à l’articulation de deux modèles politiques de participation des citoyens finalement relativement différents : celui de l’innovation sociale (définition) et celui de l’action politique, sans être sûr de pouvoir les faire se rejoindre.

Les précédents voyages ont illustré pourtant comment l’innovation politique et citoyenne cherchaient à se relier, via des projets et des méthodes qui avaient pour but de transformer l’action publique. Mais la crise est passée par là. En Grande-Bretagne, les coupes budgétaires massives dans les services publics britanniques mettent en difficultés certaines agences d’innovations (ces consultants de la transformation méthodologique et sociale). Celles qui demeurent doivent faire moins de projets avec moins d’argent. Comme nous le confie l’anthropologue et vidéaste Ivo Gormley, consultant chez Think Public, « les coupes budgétaires sont un test pour l’innovation sociale, qui n’est plus un plus à avoir, mais s’avère maintenant nécessaire ».

Reste que la Big Society de David Cameron en s’inspirant de l’innovation sociale souhaitait développer la participation des Anglais aux services publics pour améliorer l’efficacité de ceux-ci. La brutalité et la force des coupes budgétaire a réduit le projet à sa pire expression : le simple démantèlement des services publics. Un démantèlement qui provoque d’ailleurs une réaction assez vive des Britanniques, souligne Basta !, notamment via le collectif citoyen UK Uncut et la Coalition de résistance et leurs nombreuses déclinaisons locales (Save our services à Lambeth, Leeds against the Cuts…) ou internationales. Des manifestations qui utilisent fortement les méthodes créatives et les réseaux sociaux pour communiquer, faciliter et organiser la mobilisation.

Pourrions-nous trouver un peu d’espoir chez notre voisin espagnol ? Pas si sûr. La crise économique et la défiance politique des citoyens envers leurs élus (liés à de nombreuses affaires de corruption qui gangrènent la démocratie espagnole, comme le rappelait déjà Arte en 2009) a plutôt tendance à prolonger et amplifier les à-coups budgétaires britanniques qu’autre chose. Les promesses de l’innovation sociale pour nous sortir de la crise n’ont pas été couronnées de succès, tant s’en faut.

Politiques de transformation participatives : Où sont les réussites ?

Asier Perez est à la tête d’une agence de design établie à Bilbao et Madrid qui s’est lancée dans le design de services ces dernières années, en suivant les principes établis par ses pairs (processus d’observation ethnographique des usagers, ateliers de cocréations, développement de prototypes conceptuels…). Mais après avoir lancé quelques projets, aujourd’hui, l’agence Funky Projects n’a plus aucun projet avec les services publics : et pour cause, tous les financements publics ont disparu, nous confie Asier, à l’écho de ce que nous répèterons bien d’autres.

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Image : Asier Perez de l’agence Funky Projects présente Magik Politik, photographié par Xavier Figuerola pour la 27e Région.

S’inspirant de la réussite de Chris Hugues, cofondateur de Facebook et organisateur de la campagne d’Obama My.BarackObama.com en 2008, et cherchant à lever la désaffection des plus jeunes envers la politique, en 2010, l’agence d’innovation du Pays Basque lui a passé commande d’un système pour faire participer les jeunes à la vie politique municipale. Restait à comprendre pourquoi les jeunes devaient participer ? Quel dialogue instaurer ?

En se référant aux 9 principes de l’engagement délibératif public, émis par Involve, l’un des cabinets de design britannique spécialiste de l’engagement citoyen, Asier Perez souligne les limites de l’exercice. Bien souvent, les processus d’implications des gens visent plus à faire de la communication qu’à écouter vraiment les gens. Quelle place reste-t-il aux gens pour influer sur la décision ? Qui initie les initiatives de crowdsourcing et dans quel but ? Les services ? Les citoyens ? Dans quel but ?…

L’agence d’Asier Perez a créé un premier prototype constitué d’un formulaire d’enquête que les jeunes devaient faire tourner entre eux pour comprendre ce qui les démotivait, de kits et d’espaces de jeux pour animer les ateliers (voir les livrables sur le site Magik Politik). Les ateliers ont montré la difficulté qu’avaient les élus à discuter sans prendre leur casquette d’élus. Le retour des jeunes s’est avéré assez banal finalement : pour eux, les élus ne prêtent pas attention à leurs propositions. Asier Perez évoque cette expérience avec amertume. Son commanditaire avait peur de ces discussions avec les plus jeunes… la municipalité a préféré mettre de côté beaucoup des idées avancées par l’agence (comme celle de vouloir construire des métriques pour mesurer la distance entre citoyens et élus). Asier se demande si en fait, il n’a pas été instrumentalisé (sans succès), juste parce que son agence était « cool ». Finalement, conclut-il, peut-être qu’une part de l’échec de ce projet est lié au fait qu’on ne sait finalement pas très bien comment fonctionne une mairie. Le besoin exprimé par l’institution est certainement mal formulé.

Cet échec n’est finalement pas le seul. De nombreux projets d’innovation sociale dans le champ de la participation ont du mal à dépasser les prototypes. Ils peinent à se transformer, à devenir des instances et des formes de participations. Ils demeurent des microprojets, certes souvent stimulants, mais dont les effets demeurent trop limités pour avoir un impact. Les nombreux projets britanniques ou scandinaves dont nous avons pu parler sont un peu du même acabit. On a l’impression bien souvent d’une intervention et puis s’en va.

Modèles économiques : l’innovation sociale en ses limites

La raison est peut-être à chercher dans le modèle économique même de l’intervention sociale. Comme nous le confiait Asier Perez, son agence a pris le projet tel qu’il était spécifié par le cahier des charges. « On a toujours une relation faible avec le client, car elle est économique », se désole le consultant. Comment remettre en cause un cahier des charges proposé par le commanditaire parce qu’il est mal fichu, mal pensé, mal organisé ? La prestation est-elle compatible avec l’innovation par le design ? On voit bien qu’il faudrait être partenaire de la collectivité plutôt que prestataire, ou que la question de l’innovation soit intégrée au dispositif même d’intervention des services publics comme le propose le laboratoire du Silk, le laboratoire d’innovation du comté de Kent, le MindLab du ministère danois de l’économie ou, à leur mesure, la 27eRégion ou l’Iniciativa Joven du gouvernement d’Estrémadure. Quand l’innovation sociale n’est qu’une prestation de service de consultants, force est de constater qu’elle conduit plus souvent à l’échec.

Changer les termes économiques de la relation semble primordial. Mais cela nécessite de trouver des modèles économiques plus hybrides, construire un terrain neutre permettant de chercher et d’apporter des financements multiples. De proposer plutôt que de répondre à des commandes. Dans le design classique, il n’est pas rare que le maître d’oeuvre retenu soit celui qui ait le mieux réinterrogé la question posée. Le prestataire doit souvent remettre en question la commande qui lui est faite, car le plus souvent la réponse à la question dépend plus des paramètres du problème que de sa solution. Comme le soulignait récemment Adil Abrar, la question du modèle économique de l’innovation sociale explique en grande partie son relatif échec, son absence de passage à l’échelle. Tant qu’elle sera cantonnée à des microcommandes, à des prestations spécifiques, elle ne pourra certainement pas engendrer de transformation à grande échelle, comme elle en fait la promesse.

Comme le disait Asier, ce n’est pas le design du projet qui est difficile, c’est son « espace réel », c’est-à-dire sa mise en oeuvre, sa pérennité… Le risque est sinon d’avoir toujours une dissonance entre le commanditaire et le maître d’oeuvre, sans savoir toujours lequel des deux préside à la sauvegarde de l’intérêt général, dont ils se revendiquent.

Ce qui semble certain, c’est que pour obtenir des changements de comportements, il est nécessaire d’engager les gens sur le long terme, ce qui est parfois peu compatible avec des budgets épisodiques. L’avenir de l’innovation sociale ne se joue pas uniquement sur les méthodes, mais également sur les modèles économiques. Les méthodes innovantes, le design, les prototypes peuvent produire les mêmes échecs que les méthodes traditionnelles. Avec un risque de surenchère dans les méthodes : chaque agence produit ses jeux et ses kits, ses prototypes, bénéficiant finalement assez peu des enseignements précédents.

Ce qui est sûr, c’est que le modèle du conseil, de la prestation, de l’appel d’offres peine à créer de la stabilité, des programmes sur le long terme, de l’identification des acteurs… et au final, peine à instaurer un cadre de confiance suffisant. Alors même « qu’il faudrait pouvoir aller là où les gens ne vous attendent pas. Alors même qu’il faudrait faire des expérimentations sur le développement durable là où il n’y a pas les moyens d’en faire », estime Stéphane Vincent, directeur de la 27e Région.

Des modèles à la question économique : « Nous ne sommes pas contre le système, c’est le système qui est contre nous »

En Espagne, la crise économique est bien là. Tous les acteurs nous font le même récit de la disparition des financements publics. Le Social Media Lab du CitiLab de Barcelone se tourne désormais uniquement vers les financements privés. Même l’Iniciativa Joven, l’agence régionale dédiée à l’innovation sociale créée par le gouvernement autonome d’Estrémadure, ne sait pas quel sera son avenir à trois mois.

Dans ce contexte de crise économique, il était important d’entendre ceux qui, depuis le 15 mai 2011, s’opposent au système sur la place Puerta del Sol à Madrid : les Indignés ! Quatre d’entre eux sont venus à notre rencontre dans les locaux d’Utopic_Us, un espace de coworking madrilène : Raimond Garcia, Oscar Rivas coauteur de Nous les indignés, Marga Padilla et Stéphane Grueso, journaliste et vidéaste auteur de Copyright ou le droit de copier, qui depuis plusieurs mois raconte sur son blog ce qu’il se passe sur la place de la Puerta del Sol à Madrid.

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Image : de gauche à droite, Raimond Garcia, Oscar Rivas, Stéphane Grueso et Margo Padilla, 4 indignés, photographié par la 27e Région.

Le mouvement du 15 mai (Wikipédia) est né suite à un appel à manifester dans 58 villes espagnoles lancé par l’organisation citoyenne ¡Democracia Real Ya !, pour réclamer un changement dans la politique espagnole, gangrénée par la corruption locale. Ceux qui se rassemblent ont en commun un désaveu envers la classe politique, le bipartisme espagnol et la corruption. Suite à cette journée, des manifestants décident de rester sur place et, à Madrid, s’installent à la Puerta del Sol. Soutenus par les réseaux sociaux, les citoyens s’auto-organisent et assurent la logistique pour la petite ville en train de naître à la Puerta del Sol. Comme nous le confie Raimond Garcia : « Je ne savais pas quoi faire pour aider. J’ai nettoyé la place avec un balai, alors que je ne nettoie jamais chez moi ! »

« Longtemps, j’ai pensé qu’il n’y avait pas de recettes pour changer les choses », explique Marga Padilla. « Les faits m’ont montré que j’avais tort ». Le mouvement des Indignés est né d’un grand éventail de revendications dont il faut aller chercher l’origine dans le soutien espagnol à la guerre en Irak et les attentats du 11 mars 2004, estime celle qui a tenté d’en dresser la carte. « La politique détruit la vie et la vie a besoin de créer une politique capable de changer la vie entière ». Les causes, il faut d’abord les trouver dans la situation économique et sociale que traverse le pays, explique-t-elle. Les motifs de la protestation sont à chercher chez les 5 millions de chômeurs espagnols, dans une situation immobilière qui rend le logement impossible.

Les Indignés n’ont pas de revendications : ils veulent des changements. Nous ne sommes pas au XVIIIe siècle, nous n’avons pas de doléances précises à présenter, expliquent-ils. « Quand un bébé a mal et qu’il ne parle pas, il faut comprendre de quoi il souffre. Nos élus doivent faire pareil. Le peuple a mal et pleure. » Le problème du logement en Espagne, la corruption politique ou le chômage sont complexes et ne peuvent pas être résolus d’un coup de baguette magique. Pour autant « on a le droit d’exiger un changement sans avoir de solutions », clament les Indignés.

A la Puerta del Sol, les citoyens ont cherché à formuler un consensus à minima comme point de départ de leurs revendications. Parmi celles-ci, on trouve une demande de révision de la loi électorale qui favorise la représentation des grands partis au détriment des petits, ainsi qu’une demande de séparation des pouvoirs judiciaire et politique, qui n’est pas actée en Espagne. « Etre indigné, c’est une revendication globale contre les problèmes sociaux dont nous souffrons tous. Le système capitaliste est au-dessus des personnes. Or, nous n’arrivons plus à vivre dans ce système en Europe. » Les Indignés Espagnols réclament une démocratie plus participative, plus de transparence politique afin que ceux qui fassent les lois les respectent. « Nous ne sommes pas contre le système, c’est le système qui est contre nous » Le système nous appauvrit, nous fait souffrir psychologiquement et physiquement, explique encore Marga Padilla. « Le mouvement du 15M n’est contre rien. Il souhaite jusque un système qui fonctionne pour les personnes plutôt que contre elles. »

Et les Indignés de souligner que les politiciens espagnols n’ont fait aucun effort pour les comprendre et dialoguer avec eux, alors que les Indignés le font quotidiennement sur l’internet, entre eux. Les médias espagnols n’ont évoqué le mouvement seulement une fois que le New York Times en a parlé.

« Le fait que notre réaction soit émotionnelle est très important pour ce mouvement », explique Oscar Rivas. « Jusqu’au mouvement du 15M, beaucoup de réponses sociales s’appuyaient sur la conscience et l’idéologie. Mais aucune n’a été efficace pour résoudre les catastrophes éthiques, planétaires, écologiques et économiques auxquelles nous sommes confrontés. Le mouvement du 15M peut-être vu comme une dépolitisation de ce que nous sommes vraiment. Car nous sommes aussi et avant tout des personnes, avant que d’être des idées ou un raisonnement. Nous sommes les 99 %. Nous ne sommes pas des idées, sur les idées nous serions forcément tous en désaccords. Nous sommes l’expression d’une émotion et notre lien émotionnel a acquis une dimension transformatrice très importante. »

Hubert Guillaud

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