Les nouveaux médias sociaux ne sont peut-être pas si nouveaux que ça

La lecture de la semaine, il s’agit d’un post du blog que Cynthia Haven, critique littéraire, tient sur le site de l’université de Stanford, en Californie. Le titre du post : « Les nouveaux médias sociaux ne sont peut-être pas si nouveaux que ça ».

« Si vous vous sentez submergés par les médias sociaux », commence Cynthia Haven, « sachez que vous n’êtes pas les premiers dans l’Histoire. Une avalanche de nouvelles formes de communication s’est abattue aussi sur les Européens des 17e et 18e siècles.

« Le 17e siècle a vu la conversation exploser », explique Anaïs Saint-Jude, directrice du programme BiblioTech de Stanford, « c’était la version moderne de la surcharge d’information ». La révolution copernicienne, l’invention de l’imprimerie, l’exploration du Nouveau-Monde… tout cela devait être digéré au fur et à mesure que cela se produisait.

Et le service public des postes a été pour nos ancêtres l’équivalent de ce que sont pour nous Facebook, Twitter, Google + et les smartphones. Des lettres par milliers traversaient Paris chaque jour. Voltaire en écrivait entre 10 et 15 dans la journée. Racine se plaignait de ne pas pouvoir suivre le rythme du courrier qui lui arrivait. Sa boite était pleine, dirait-on aujourd’hui.

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Image : La cartographie des la République des Lettres qui permet de suivre la correspondance des grands penseurs du siècle des Lumières.

Que ces gens se racontaient-ils ? Eh bien, pas forcément grand-chose. Un peu comme dans les mails d’aujourd’hui. « C’était l’équivalent d’un coup de fil, pour inviter quelqu’un à dîner ou lui dire mon Dieu, vous saviez ce qui est arrivé au Duc ? », explique Dan Edelstein, un des directeurs du projet Mapping the Republic of Letters de Stanford. Quelque chose avait changé à cette époque : les services de la poste commerciale étaient en plein essor. Ils existaient depuis des siècles, certes, mais avaient d’abord servi à l’Etat, puis (grâce aux Médicis notamment), aux commerçants et aux banquiers. Soudain, ils se sont mis à transporter les correspondances privées. Plus de gens écrivaient, et plus de gens pouvaient répondre rapidement, pas seulement à leurs amis et leur famille, mais, à travers de longues distances, à des gens qu’ils n’avaient jamais rencontrés et ne rencontreraient jamais. Un peu comme certains de nos amis Facebook.

Selon Anaïs Saint-Jude, ce fut une époque, comme la nôtre, d' »hyper-écriture », et même d’addiction à l’écriture. Madame de Sévigné a écrit 1120 lettres à sa fille qui vivait en Bretagne, entre 1670 et sa mort en 1696. A cette époque, les rues de Paris étaient jonchées de morceaux de papier : les billets (ou libelles) sur lesquels quelques phrases scabreuses ou politiquement diffamatoires étaient jetées au public. Ca ne vous fait pas penser à Twitter ? demande Haven.

Ces petits morceaux de papier dans votre poche pouvaient vous attirer de gros problèmes. Voltaire a été jeté en prison à cause d’un de ces billets. Néanmoins, ces affichettes anonymes permettaient de contourner la censure et elles étaient aussi un moyen d’organiser des manifestations. Comme dans les révolutions arabes, note Edlestein.

Qu’est-ce qui est public ? Qu’est-ce qui est privé ? Autre question que l’on s’est posée à l’époque. Plus de correspondance signifiait que des lettres pouvaient tomber dans de mauvaises mains. Les Liaisons dangereuses, le roman épistolaire de Laclos, ont montré les dangers et disgrâces encourues par les auteurs d’une correspondance rebelle. A notre époque, est-il nécessaire de rappeler le triste sort d’Anthony Weiner (le représentant démocrate obligé de démissionner après avoir envoyé à tous ses followers des photos suggestives à la suite d’une mauvaise manipulation) ?


Vidéo : Interview d’Anaïs Saint-Jude.

Au même moment encore naissait le journalisme moderne, via un précurseur du blog. Les nobles, comme le Cardinal Mazarin, embauchaient leurs propres journalistes pour rapporter ce que la ville comptait de scandales et d’histoires de sexe. Ces plumitifs installaient des bureaux dans tout Paris pour recueillir les nouvelles les plus savoureuses, ils les écrivaient, les recopiaient et les distribuaient à des souscripteurs. Les revues littéraires et les journaux ont bientôt fleuri, avec tout un nouvel environnement de critique littéraire et culturelle. Sans parler des affiches, placardées dans les rues, invitant à des événements de plus en plus ouverts au public.

Les nouveaux espaces que nous avons créés à notre époque sont virtuels, pas physiques. Mais les espaces physiques du 17e siècle et des Lumières ont aussi causé des perturbations psychologiques – l’Académie française, l’Académie des sciences, les Salons. Ces groupes de gens qui se réunissaient pour discuter de littérature, de découvertes, d’idées, de révolution ou simplement pour assister à un spectacle, étaient un changement par rapport au public soigneusement choisi de la Cour, où l’essentiel du travail consistait à flatter les puissants. Ces nouveaux espaces ont posé de nouvelles questions : comment s’y conduire ? Comment y apparaître aux yeux des autres ? Soigner son apparence publique y est devenu vital. Quel en fut le résultat ? Une nouvelle conscience de soi est née, et aussi une nouvelle nervosité sociale. Les acteurs de l’époque se posaient les mêmes questions que nous nous posons aujourd’hui, dit Anaïs Saint-Jude : « comment organiser toute cette information ? »

Restons calmes, conclut-elle, nous sommes en bonne compagnie. Rien de nouveau sous le soleil. »

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 19 novembre 2011 était consacrée aux 10 ans de Framasoft, pionnier de la diffusion du logiciel libre en France, en compagnie d’Alexis Kauffmann le fondateur de l’association, de Christophe Masutti, coordinateur de la collection Framabook, de Frédéric Couchet, fondateur de l’April et également Adrienne Alix, directrice des programmes de Wikimédia France.

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0 commentaires

  1. A ceci près que les services postaux ne récupéraient pas les informations qu’ils faisaient transiter pour leur propre compte. A ceci près que les services postaux ont toujours été soumis à une autorité souveraine, plus ou moins garante de leur neutralité. Le capitalisme cognitif est passé par là, et les « nouveaux services » voire la « surcharge d’informations » se fait au seul bénéfice de quelques corporations, contrairement à ce que des analogies limitées peuvent faire croire.

    Il faudrait arrêter avec les approches superficielles des réseaux sociaux, et regarder de près à quel modèle économique ils correspondent.

  2. Vous êtes dans mon flux RSS
    Le bon article que voilà !
    Je voudrais le lier à mon propre blog, en mentionnant évidemment les sources, dans ma rubrique à lire et voir ailleurs.
    Un problème pour vous ?

    Bonne nuit

  3. En réponse à UHM qui affirme que « les services postaux ne récupéraient pas les informations » : ne pas oublier le fameux « cabinet noir » où les lettres étaient ouvertes subrepticement…

  4. Certes, c’était une révolution à l’époque.

    Mais prenons un peu sérieusement ces 10 lettres par jour pour un correspondant comme Voltaire, ces milliers de lettres dans Paris, ce n’est pas exactement la situation actuelle. Ni le même contenu, ni la même population.

    Donc oui il y a une analogie, on peut surement observer la même progression dans la quantité, des questions se sont posées, similaires aux nôtres aujourd’hui, mais par exemple, peut-on vraiment déclarer que « ce fut une époque, comme la nôtre, d’”hyper-écriture”, et même d’addiction à l’écriture » ? Madame de Sévigné serait une blogueuse, mais aurait-elle participé à ces nouveaux médias sociaux, ces « Facebook, Twitter, Google + et les smartphones » ?

    Le fond de l’article est très bon, et nous dévoile une partie intéressante du XVII° siècle, mais je pense qu’il n’était pas forcément nécessaire d’avoir ce point de vue éditorial accrocheur.

  5. @UHM, en fait vous n’avez pas vraiment raison…
    Le courrier était distribué par des groupes privés « transnationaux » (le plus fameux étant l’entreprise de transport qui a donné naissance au mot courant « taxi ») qui s’octroyait les marchés selon leur influence politique.
    Et pour des raisons techniques, le destinataire devait signer une sorte d’accusé de réception auprès du service postale, accusé qui était étudié par les « services politiques » des gouvernements.
    D’où le déploiement de réseaux informels de courriers diplomatiques pour les informations les plus sensibles (17e – 18e)

  6. Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui sont nouveaux, c’est leur taille, leur mouvance, leur fébrilité, qui l’est. Les réseaux sociaux nous régissent pas leur appels incessant. Ils nous donnent la validation constante que nous avons maintenant besoin pour survivre. Elle nous dit, voyez, les gens savent que vous existez donc votre existence a une valeur… Oui, c’est cynique, mais cette validation par l’oeil de l’autre elle aussi date de l’antiquité. Mais, l’ère moderne a transformé nos insécurités en névroses.