Voyage dans l’innovation sociale espagnole (3/3) : De l’innovation sociale à la transformation des politiques publiques

Suite et fin de notre voyage dans l’innovation sociale espagnole en compagnie de la 27e Région. L’occasion de nous poser des questions sur l’évolution de l’innovation par les usagers et par les services publics et de nous interroger pour savoir comment les faire se rejoindre…

Transformer les politiques publiques !

« Iniciativa Joven est un modèle pour penser l’administration autrement (voir la seconde partie du dossier). On retrouve d’ailleurs des éléments marquants de l’innovation sociale : l’importance du design, de la marque, du rôle de l’animation… Rien n’est improvisé ici. Les boîtes à outils sont nombreuses et toute initiative repose sur un énorme travail de préparation. Mais fait-on suffisamment ce travail de préparation dans l’action publique ? S’interroge-t-on suffisamment sur le processus, sur la façon de faire ? », questionne Stéphane Vincent, directeur de la 27e Région. « Trop souvent, la sphère publique est sous-équipée en terme de méthodologie, alors qu’ici, on porte une attention très forte sur ce que les gens vont percevoir, sur la narration des projets, leur scénographie, les traces qu’ils laissent, l’accessibilité à la documentation… L’iniciativa Joven montre qu’il faut parfois changer de processus pour changer de politique. »

Des initiatives pour transformer la ville

Longtemps dédiée aux entrepreneurs, l’agence pour l’initiative jeune, a décidé, en 2010 de transformer le Coffee Break en un processus de participation plus relié à son territoire. Le Coffee Break 2010 initié avec la ville de Badajoz a consisté à transformer l’évènement (des rencontres créatives pour entrepreneurs) en un processus plus ouvert (associant également des commerçants et des personnalités de la vie locale comme de simples citoyens) pour réfléchir à l’avenir du centre ancien de Badajoz, qui se vide de commerces et d’entreprises.

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Image : A Badajoz, séance de travail pour les participants du Coffee Break, qui avait pris la couleur rouge pour sa scénographie urbaine, comme l’illustre les photos de l’évènement.

De juin à octobre, l’agence a investi un local commercial de la vieille ville pour le transformer en vitrine ouverte afin de recueillir les questionnements de la population. Mi-octobre, l’espace a aussi servi à animer des ateliers pour identifier les défis que la ville avait à relever, tout en offrant via ses vitrines un espace d’exposition pour assurer la transparence nécessaire au processus. Le collectif PKMN a donné une unité graphique à l’espace, pour favoriser le processus d’identification des participants. Au final, ces rencontres ont produit plusieurs scénarios recensant des pistes pour redynamiser le lien social portant sur l’innovation ouverte, le financement collectif, l’identité collective, la responsabilité sociale collaborative ou le conseil par les pairs. Elles s’articulaient autour de plusieurs grandes lignes : notamment, promouvoir la participation citoyenne, améliorer l’image de la ville, dynamiser l’emploi et le commerce local.

Ces pistes paraissent d’autant plus fructueuses qu’elles sont illustrées d’expériences prises ailleurs, permettant d’apporter un catalogue de bonnes pratiques auxquelles se référer pour construire des solutions. Par exemple, le scénario sur la responsabilité sociale collaborative rappelle combien le citoyen doit être un acteur primordial de la construction identitaire de la ville. D’où de multiples références à des initiatives très différentes comme les petits déjeuners avec les piétons de Valence (pour reconstruire du lien social), les villes abeilles américaines (qui proposent aux citadins d’accueillir des ruches de façon distribuée dans la ville), les telemadre (qui permet à des femmes sans emplois de cuisiner pour ceux qui n’en ont pas le temps)…

Les scénarios sur l’innovation ouverte se sont inspirés des travaux de Youcoop, un laboratoire de R&D de Platoniq, un groupe de producteurs culturels, qui s’est lancé, via des problématiques de diffusion libre de la culture, dans des projets de plus en plus éloignés de la production culturelle traditionnelle, notamment en lançant le projet de Banque de connaissances communes (explications) fondé en 2006 comme un laboratoire de l’enseignement citoyens à citoyen. Goteo, un autre de leurs projets (explications) est une plateforme de financement participatif appliquée à l’entrepreneuriat social.

Comme l’a rapporté la presse, les participants à cette « pause café pour Badajoz » ont fait plusieurs propositions pour revitaliser le centre-ville, notamment en le transformant en centre de création pour les jeunes et les artistes ou en trouvant les moyens de créer une plateforme de financement collectif destiné exclusivement aux initiatives citoyennes qui y prendront place. Les suites à donner au projet sont encore en discussion.

« Trop souvent, la manière dont les services publics se racontent est liée au rapport d’autorité », explique encore Stéphane Vincent. « Les projets d’Iniciativa Joven, en changeant la narration ont pour effet de briser le rapport d’autorité. On raconte aux gens pour les gens et non plus pour l’autorité publique. Ici, on raconte, on narre, on documente, on trace les productions de l’action publique autrement… A l’heure où les codes de compréhension du public sont basés sur ceux de la téléréalité, qui est une approche très particulière de la communication, on voit ici des approches qui passent d’abord par la narration vidéo avant le texte. A l’heure où les gens veulent vivre des expériences, les Régions doivent-elles proposer aux gens d’en vivre ? Comment ? L’action publique se vit via les objets qu’elle produit, à savoir des rapports et des notes, plutôt que des goodies ou des installations. Ici on voit bien que le but est de construire des lieux, d’offrir des objets identitaires autour desquels les gens vont pouvoir se rassembler et discuter, avant que de produire du rapport.

Au final, il se dégage d’Iniciativa Joven une cohérence d’ensemble. L’équipe ressemble à sa manière de communiquer. Les actions menées ressemblent à ce qu’ils font. La seule chose qu’Initiativa Joven n’atteint pas, c’est l’autonomie dans le financement. La sempiternelle question des modèles économiques ! »

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Image : Des casques et des sacs plutôt que des rapports pour discuter et refaire la société ? lors du Coffee Break de Badajoz.

Pour autant, l’initiative pour les jeunes risque de se refermer en décembre prochain. L’alternance politique régionale s’apprête à mettre fin au programme Iniciativa Joven ou a profondément le transformer. Pourtant, dire qu’une région s’occupe de l’imaginaire de ses jeunes est une idée ambitieuse, voire même déroutante, pour une politique publique. Peut-être l’a-t-elle trop été ? L’inciativa Joven ne peut d’ailleurs pas être qualifié d’échec, même par l’alternance politique.

La limite du programme n’est pas à chercher dans ses résultats. Peut-être que son échec est lié à autre chose. « Iniciativa Joven, finalement, n’a peut-être pas su suffisamment essaimer », estime encore Stéphane Vincent. Après huit ans d’expérimentation, l’initiative semble être restée unique. Elle n’a certainement pas assez travaillé avec les fonctionnaires, est restée trop autonome, trop distante du reste de l’administration dont elle était pourtant un pilote. L’absence de travail avec les autres départements régionaux explique peut-être aussi l’isolement de l’agence. Finalement, elle a peu travaillé à renouveler la vision des politiques publiques, en dehors de son propre exemple.

Innovation sociale ou innovation publique ?

« Bien souvent », estime François Jégou, animateur de Sustainable Everyday et du réseau Desis, directeur de l’agence Solution Design spécialisée dans la conception sociale du développement durable, « le social n’est pas pris en compte par l’acteur public : le social est confié à la société civile. L’innovation sociale consiste à faire travailler les communautés créatives citoyennes pour monter des initiatives de rues, de quartiers, des circuits courts, redonner corps au lien social. Ce qui donne lieu à des projets pleinement autonomes des politiques publiques. Ils ne sont pas à la recherche de financements publics et n’attendent pas après l’action publique. Les groupements d’achats solidaires, les monnaies locales, n’ont pas besoin de l’action publique pour se créer et se multiplier. »

Ne sommes-nous pas passés finalement de l’observation de l’innovation sociale à celle de l’innovation publique ? Iniciativa Joven parle-t-il plus de la transformation de la société ou de la transformation des politiques publiques ? Les deux formes se sont-elles disjointes – pour autant qu’elles se soient un jour rejointes ? Au-delà des méthodes et des processus communs, y’a-t-il un dialogue entre la transformation des politiques publiques et celles des initiatives citoyennes ?
Le système public est tellement établi qu’au final, il a tendance à rejeter l’innovation plutôt que l’intégrer, à la fois pour perdurer et à la fois parce que nous avons naturellement tendance à repousser la créativité. Le jeu politique et administratif a tendance à saper l’innovation plutôt que d’être mis en difficulté par elle (un constat que nous faisions également récemment dans le domaine de la démocratie représentative). Finalement, il est étonnant de voir que l’Inciativa Joven s’est détournée des fonctionnaires pour faire bouger les choses (leur préférant des psychologues, des architectes, des designers). La mission d’intérêt général est confiée à d’autres… D’ailleurs, bien souvent l’administration a du mal avec ceux qui n’ont pas « l’esprit fonctionnaire ». Est-ce à croire que l’innovation est antinomique avec le service public ? Le moule du management public, notamment via l’Institut supérieur des études territoriales (Wikipédia), développe un fort sens de la hiérarchie et laisse peu de place au collaboratif. Elle a du mal à créer des processus différents, des espaces de confiance…

Mais à l’heure où la crise gèle les budgets publics, il va pourtant falloir, structurellement trouver de nouvelles façons de travailler. Il va falloir que les acteurs publics deviennent ingénieux, et pour cela, savoir sortir des instruments publics traditionnels comme la commande ou les marchés publics qui sont inadaptés à la coopération, puisqu’ils sont, par essence, des processus de compétition.

On comprend alors que ce qu’il reste de l’innovation publique, ce sont des projets. Des projets capables de stimuler la société en lui posant des questions de fond, plutôt que de réussir à transformer les gens…

Transformer les comportements ?

« A l’origine, l’iniciativa Joven est un projet politique fondé sur des valeurs liées à la créativité, l’imagination et l’adaptabilité des individus, comme le raconte bien le « manifeste de l’imagination« . Puis le projet s’est tourné vers l’innovation appliquée à l’entrepreneuriat : peut-être que cette option se discute. Devons-nous tous être entrepreneurs ? Le monde doit-il être innovant ? Le modèle de l’entrepreneur n’est-il pas trop univoque ? », interroge Stéphane Vincent, directeur de la 27e Région. Certainement. En même temps, il faut prendre en compte le contexte social et économique de la région Estrémadure, et voir que celle-ci part de loin.

Le programme européen Jeunesse en action avait au départ pour objectif la citoyenneté européenne. Il promeut désormais le leadership et l’entrepreneuriat, rappelle Clément Dupuis de Kaleido-scop, un consultant spécialisé dans l’accompagnement à la participation. « Or n’y a-t-il pas d’autres manières, d’autres logiques pour favoriser l’autonomisation des jeunes ? Nous sommes plus dans une logique de compétition que de coopération. Le risque est d’entrer dans une logique d’intervention sociale qui risque surtout de déstructurer le tissu social comme on l’a fait en Afrique. Va-t-on faire pareil avec les pauvres d’Europe ? Ne sommes-nous pas là, face à une politique de réassurance pour endiguer la crise par le développement personnel ? Est-ce là les capacités que l’on attend pour faire demain des individus durables ? »

Comme on l’a vu, il n’est pas si sûr que l’Iniciativa Joven privilégie le leadership et l’entreprenariat. Les projets qui nous ont été présentés étaient sociaux avant que d’être économiques, et les travaux auprès des plus jeunes montraient que ceux-ci étaient encore bien loin d’être tous devenus de jeunes cadres supérieurs aux dents longues. Donner envie de prendre des initiatives, d’agir sur son existence, ne signifie pas pour autant transformer chaque individu en agent de la mondialisation et du capitalisme. En Estrémadure, changer l’état d’esprit de la société, comme le propose l’Inciativa Joven, revient d’abord à combattre le fatalisme d’une société fermée sur elle-même, en crise et sans grand espoir.

Enfin, il faudrait parvenir à mesurer l’impact de cette politique sur les mentalités et sur l’ensemble de la population. Vu le nombre de projets soutenus, la difficulté à convaincre les étudiants… il n’est pas sûr que la transformation amorcée ait suffi à convaincre.

Des projets pour interroger le monde

C’est peut-être finalement bien cela qu’il faut retenir de l’innovation publique : sa capacité à créer des projets pour interroger le monde. Une fois encore, nous n’en sommes pas encore à des transformations systémiques pour le changer, mais à des projets qui l’interrogent et le remettent en question.

David Pérez est architecte et travaille pour le cabinet PKMN (prononcez PacMan) qui s’est établi voici 5 ans à Madrid. Le cabinet suit des projets d’architecture traditionnelle, mais a également une ligne de projets plus originaux qui interrogent la participation active des citoyens à l’identité collective (voir sa présentation).

En 2007, quand Madrid s’est déclarée candidate comme ville olympique pour les Olympiades de 2016 (finalement remportée par Rio de Janeiro), le service de communication de la ville a développé une identité sous forme de logo et de marque : « Madrid 2016, ville inspirante ». Pouvait-on utiliser ces marques de prestiges urbaines pour développer un autre regard sur d’autres villes ? D’où l’idée du collectif PKMN de détourner cette identité collective pour l’appliquer à d’autres villes, d’autres régions.

Mais ces détournements n’étaient pas suffisants, car ils avaient du mal à se distinguer de la réalité : les expositions universelles, capitales européennes de la culture, évènements sportifs d’ampleur mondiale disputent l’attention de l’image des villes. Ils manquaient l’essentiel, c’est-à-dire réussir à impliquer l’identité personnelle dans l’identité collective. D’où l’idée du Madrilène de l’année (blog) qui a consisté à organiser un concours à l’occasion de l’édition 2010 des Nuits blanches Madrilènes pour élire le Madrilène de l’année. Ici, la participation se résumait à un sentiment d’appartenance, à construire l’identité d’une ville indépendamment de la célébrité. L’idée était de transformer un citoyen lambda en représentant de sa ville. Après avoir traversé différents quartiers de la ville avec un système de prise de vues, les Madrilènes étaient invités à voter sur un site web pour élire celui qui allait représenter l’image de leur ville. Après la victoire d’un citoyen comme les autres, le collectif PKMN a chercher à utiliser le masque de ce Madrilène de l’année, pour permettre à chacun de le devenir un peu et générer un nouveau paysage urbain par la répétition d’une identité unique, celui d’un protagoniste citoyen anonyme pour nous représenter tous. Un Guy Fawkes du quotidien.

PKMN Presentation
L’excellente présentation de David Pérez de PKMN, pour mettre des images sur les projets.

Le collectif PKMN travaille depuis longtemps à ce qui fait l’identité des villes. Dans leur projet les villes créent les villes, qui s’est décliné dans plusieurs municipalités de la péninsule ibérique, l’idée est de chercher des formes d’implications citoyennes. Caceres, une petite ville historique d’Estrémadure, était candidate comme ville européenne de la culture. A cette occasion, le collectif PKMN a proposé aux citoyens de participer à un vaste casting photo qui a permis de créer un catalogue d’identités (blog). L’idée était de démultiplier les identités en installant des portraits géants d’habitants sur les immeubles classés ou des portraits grandeur nature dans les espaces publics, pour générer de la réappropriation. Le temps d’une fête, tous les habitants de Caceres sont revenus dans le centre historique déserté pour se retrouver eux-mêmes et par là même, retrouver les autres.

Autre projet encore toujours autour de l’identité, celui du Plan E[xtinction] qui vise à faire vivre l’identité des derniers habitants ruraux des Asturies, en voie d’extinction. Le projet consiste à prendre en photo les derniers habitants des villages pour les afficher à leur entrée et faire réfléchir celui qui n’y passe que l’été, au processus de dépeuplement et de désertification de la campagne ibérique, où des villages qui ont compté jusqu’à 80 maisons ne sont plus habitées que par deux familles.

Le projet ExtremaduRA (Estrémadure en Réalité augmentée) prolonge le fil de la réflexion du cabinet PKMN. Lors de la fête de l’internet, le 17 mai dernier, le collectif a invité les habitants du village de Benquerencia (74 habitants) à venir se faire prendre en photo. Là encore, l’idée était d’établir un registre des habitants de la ville. Chacun a été transformé en avatar et à chacun a été associé un code 3D permettant de télécharger l’avatar des habitants en réalité augmentée. Les habitants et leur famille pouvaient ainsi se démultiplier dans la ville, jouer avec leurs avatars et convoquer ainsi leurs identités dans d’autres réalités (blog).

Bien sûr, les projets de PKMN proposent une vision plus artistique que celle qu’expose l’innovation sociale généralement, en travaillant plus la participation identitaire que la participation citoyenne. Mais comme l’explique David Pérez, les changements éphémères, évènementiels, nous invitent à nous poser la question de comment réaliser un travail plus spécifique que symbolique. Pour David Pérez, ces formes de participation permettent aux gens d’être acteurs de leur ville, de se dire à la fois que la ville fait partie de leur vie et que leur vie fait aussi partis de la ville. C’est aussi une manière de prendre conscience de sa mémoire, de son passé et donc également du temps présent et du futur.

Ces projets montrent bien ce que l’innovation publique et sociale peuvent interroger. Ca ne fait pas système certes, ça ne fait pas solution… Mais peut-être que cela participe d’un monde meilleur.

Hubert Guillaud

Le dossier « Voyage dans l’innovation sociale espagnole »
– 1e partie : Des modèles économiques à la question économique
– 2e partie : Stimuler et accompagner l’esprit d’initiative
– 3e partie : De l’innovation sociale à la transformation des politiques publiques

Pour ceux qui voudraient aller plus loin sur le sujet de l’innovation sociale, rappelons la parution récente de Comprendre l’innovation sociale dans la collection « Washing Machine » d’InternetActu.net chez Publie.net.

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0 commentaires

  1. Bravo et merci pour cette belle série.
    Participer à l’amélioration du monde, c’est aussi l’objectif de Google : to make the world a better place…
    Il existe donc plusieurs façons de s’y prendre et on a le droit de préférer celles présentées dans ces articles, même si elles ne font pas encore système ni solution. Mais peut-être ne leur manque-t-il pas tant que cela pour pouvoir y prétendre..