De la valeur du pseudonymat aux dangers d’une identité réelle unifiée

Disqus est une plateforme de commentaires installée sur plus de 400 000 sites (dont CNN, Engadget, ou Time) et bien évidemment, ceux qui sont à la tête de cette start-up s’interrogent pour savoir comment améliorer la qualité des commentaires. Ils ont récemment fait part d’une infographie en guise d’étude sur leur base de données révélant que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les gens qui utilisent des pseudonymes sont responsables de commentaires de meilleure qualité que les autres.

Le pseudonymat n’est pas forcément toxique pour les commentaires

En analysant plus de 500 000 commentaires, l’étude révèle que les commentateurs utilisent majoritairement des pseudonymes : 61 % utilisent un pseudo, 35 % sont anonymes et seulement 4 % utilisent leur identité réelle. Le commentateur moyen qui utilise un pseudonyme contribue 6,5 fois plus que le commentateur anonyme et 4,7 fois plus qu’un commentateur identifié via Facebook (qui est est devenu le concurrent direct de Disqus). Mais la différence ne se fait pas seulement dans la quantité, elle se fait également dans la qualité. En attribuant un signal positif à ceux dont les commentaires sont évalués positivement et aux commentaires qui ont entraîné des réponses, Disqus estime que 61 % des commentaires sous pseudonymes sont positifs contre 34 % des commentaires anonymes et 51 % des commentaires établis sous une identité réelle. A l’inverse, les commentaires négatifs (c’est-à-dire ceux qui sont signalés par les autres commentateurs, marqués comme spams ou effacés) proviennent à 11 % de commentateurs utilisant un pseudonyme ou étant anonymes et 9 % de gens signant sous leur vrai nom. Hormis l’effet volumétrique (les commentateurs signant sous pseudonymes ou sous anonymat étant plus nombreux), la politique du vrai nom protège finalement peu du mauvais commentaire.

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Pour Disqus, le caractère positif d’un commentaire demeure assez limité : l’évaluation positive ou le nombre de réponses à un commentaire n’est pas nécessairement un gage de qualité. Il affiche des chiffres qui plaident pour sa plateforme qui permet justement aux commentateurs d’utiliser une grande variété d’identités pour commenter. Néanmoins, ces quelques chiffres permettent de bousculer quelques idées reçues et remettre en perspective la guerre contre les pseudonymes (Nymwars) lancés par Facebook et Google, comme étant le meilleur moyen à la fois d’améliorer l’interaction et de combattre le spam. Initiée par le lancement des réseaux sociaux sous noms réels (comme Friendster puis Facebook), poursuivis par Amazon en 2004 avec le lancement de sa politique des « noms réels » des commentateurs, cette « guerre » contre les pseudonymes a été en effet relancée l’été dernier Google a décidé de renforcer sa politique favorisant l’usage de vrais noms pour son réseau social Google+, interdisant l’usage de pseudonymes afin d’obtenir des données personnelles plus facilement monétisables ou indexables.

De quoi la politique des « vrais noms » est-elle le symptôme ?

Pourtant, il y a de nombreuses bonnes raisons à l’usage d’un pseudonyme, comme le rapportait Geek Feminism qui recensait toutes les nécessités à l’usage d’un pseudonyme et de l’anonymat ou plus encore danah boyd en réagissant à la politique des vrais noms de Google+ et qui rappelle que nombre d’inscrits sur Facebook ou Google n’utilisent pas leurs vrais noms, malgré les apparences.

« Les individus qui se fient le plus aux pseudonymes dans les espaces virtuels sont ceux qui sont le plus marginalisés par les systèmes de pouvoir. Les règlements de type “vrais noms” ne sont pas émancipateurs ; ils constituent une affirmation du pouvoir sur les individus vulnérables. (…) Pendant ce temps-là, ce dont beaucoup ne se sont pas rendu compte, c’est que de nombreux jeunes noirs et latinos se sont inscrits sur le réseau en utilisant des pseudonymes. La plupart des gens ne remarquent pas ce que font les jeunes noirs et les jeunes latinos sur le Web.

De la même façon, des individus situés en dehors des États-Unis ont commencé à s’inscrire en utilisant des pseudonymes. Là encore, personne ne l’a remarqué puisque les noms traduits de l’arabe ou du malaisien, ou contenant des phrases en portugais, n’étaient pas particulièrement remarquables pour ceux chargés de faire respecter la règle des “vrais noms”. Les “vrais noms” ne sont en aucun cas universels sur Facebook, mais l’importance des “vrais noms” est un mythe que Facebook aime à faire valoir. Et, pour la plupart d’entre eux, les Américains privilégiés utilisent leurs vrais noms sur Facebook. Donc, ça “a l’air” correct. »

Reste que la question est de savoir si l’usage de vrais noms apporte un effet qualitatif aux échanges. Si l’étude de Disqus semble prouver le contraire, ce n’est pas le cas d’une récente étude (.pdf) signée Frank Mungeam de la Gonzaga University de Spokane constate que si les flamwars des forums de journaux et de télévisions de Portland sont plus fréquents chez les commentateurs anonymes et que l’usage de vrais noms ne diminue pas vraiment le taux de participation aux forums. Certes, mais encore faut-il s’interroger pour savoir quels commentateurs la politique des vrais noms éloigne-t-elle des discussions ?

Comme le disait Jeff Jarvis, le problème des commentaires ne vient pas des commentaires, mais de l’animation de la communauté. C’est exactement ce que souligne Amber MacArthur : c’est la façon dont l’hôte accueille, gère et modère les commentaires qui a le plus d’influence sur la qualité de ceux-ci. Mais on peut également poser la même question. Quels commentateurs la modération et la régulation éloignent-elles ? Qui éloigne-t-on du commentaire en introduisant des formes procédurales, des règles de bienséance ?

Comme le soulignait encore danah boyd :

« Tout le monde n’est pas plus en sécurité en donnant son vrai nom. Au contraire. Beaucoup de gens sont beaucoup MOINS en sécurité en étant identifiables. Et ceux qui sont le moins en sécurité sont souvent ceux qui sont le plus vulnérables. (…) Vous ne garantissez pas la sécurité en empêchant les gens d’utiliser des pseudonymes, vous sapez leur sécurité.

De mon point de vue, mettre en place des politiques visant à ce que les gens utilisent leurs vrais noms au sein des espaces en ligne est donc un abus de pouvoir. »

De la politique du vrai nom à la fin de la confidentialité

Aujourd’hui, même si Google+ semble vouloir assouplir l’interdiction du pseudonymat sur son réseau social (d’une manière vraiment très limitée, souligne Clubic), force est de constater qu’il le fait surtout pour tenter d’alléger les critiques reçues à l’annonce de la personnalisation des résultats de recherche, comme l’expliquait très bien Rue89 ou Farhad Manjoo pour Slate. Une ouverture qui ne remet pas en question la politique des vrais noms que prônent les réseaux sociaux des grands acteurs du net.

Cet allégement de façade masque un vrai tournant dans la politique de confidentialité que Google vient d’annoncer : à savoir que Google pourra regrouper les informations provenant de plusieurs de ses services, autrefois séparés, et disposer ainsi d’une vision globale des utilisateurs. Sous prétexte de confort d’utilisation, Google nous traitera comme un utilisateur unique à travers tous ses produits, explique Alma Whitten en charge de questions de confidentialité chez Google, afin de fourbir des résultats de requêtes (et des publicités) plus « performantes » et mettre en avant sa propre solution sociale (Google+) concurrente de Facebook ou Twitter.

« Cela signifie que les choses que vous pouviez faire avec un relatif anonymat aujourd’hui, seront explicitement associées à votre nom, votre visage, votre numéro de téléphone dès le 1er mars. Si vous utilisez les services de Google, vous aurez à accepter cette nouvelle politique de confidentialité. Pourtant, une réelle préoccupation des variétés de nos vies privées devrait reconnaitre que je pourrais ne pas souhaiter que Google associe deux éléments d’information personnelle », explique Mat Honan pour Gizmodo dans un article où il explique que cette nouvelle politique brise la règle du « Don’t be evil » que se fixait jusqu’alors Google (voir la traduction du Framablog).

En réponse à un billet de Bradley Horowitz, l’un des responsables de Google+, qui vantait la nouvelle politique de nommage de Google, un commentateur – sous pseudonyme – rappelle que la solution d’acceptation de pseudo sous Google+ nécessite d’enregistrer un vrai nom chez Google et de prouver l’usage du pseudo. Pire, la liaison de tous les comptes utilisateur d’un même utilisateur « signifie que lorsque la loi demandera à Google des détails sur une personne donnée, Google devra donner tout ce qu’il sait dont la véritable identité de cette personne. Sans compter ce qu’il se passer si ces bases de données sont piratés. »

« Je ne demande pas à Google de nous protéger des terroristes, des pirates ou d’autres « monstres » du 21e siècle, je vous demande de protéger tout le monde.

La liberté est un concept binaire, vous êtes libre ou non, un poisson qui nage dans son bocal n’est pas libre. Il en est de même pour la liberté de parole, soit vous la défendez, soit vous ne la défendez pas. Vous ne pouvez pas dire que vous défendez la liberté d’expression si vous configurez des frontières sur certains sujets ou pour certaines personnes. Dans certains pays, la liberté d’expression s’arrête lorsque votre identité est connue. Ironiquement c’est dans ces pays que la liberté d’expression est la plus importante.

La liberté d’expression est quelque chose dont il faut se préoccuper. C’est une belle idée qui a été écrite dans la constitution de nombreux pays tout autour de la planète pendant des décennies, mais qui n’est devenue réalité qu’avec l’internet. C’est seulement avec le Net que les gens ont pu utiliser leur droit à la libre expression d’une manière significative, et que leurs idées ont pu atteindre d’autres personnes.

(…) Utiliser un pseudonyme en ligne n’a pas pour fonction de paraître cool. Il s’agit de sauver votre vie quand vous êtes un militant, un journaliste ou un simple citoyen d’un pays où la liberté d’expression est opprimée.

Et la meilleure façon de protéger l’identité de quelqu’un est de ne pas le demander en premier lieu.

Je ne comprends pas pourquoi Google+ a besoin de connaître l’identité réelle de chaque utilisateur, mais je sais que la protection de la liberté d’expression vaut beaucoup plus que cela. »

A la conférence South by Southwest 2011, Christopher Poole, le fondateur du forum anonyme 4chan, avait défendu l’authenticité de l’anonymat après que nombre des plus importants sites médiatiques aient mis en place l’identification des commentaires via Facebook Connect. L’introduction de Facebook Connect dans les commentaires de TechCrunch par exemple avait donné lieu à l’époque à de vastes discussions. Si l’on en croit Brook Ellingwood dans son article « Privacy, Propriety, Performance, and Pseudonymity », le consensus qui s’en dégageait était que la quantité et la qualité des commentaires de TechCrunch avaient plutôt souffert de l’introduction de l’authentification via Facebook. Comme le soulignait Steve Cheney, l’introduction de Facebook a rendu les commentaires stériles. Les promesses virales de Facebook l’ont emporté sur le volume et la communauté. Là où un relatif anonymat pouvait parfois libérer les commentateurs de la bienséance et favoriser leur créativité.

Il faudrait arriver à mieux mesurer la différence de comportement des commentateurs selon qu’ils sont anonymes ou que leurs commentaires sont associés à leur vrai nom, sans préjugés. C’est en tout cas ce à quoi nous invite Disqus – le problème c’est que cela arrive peut-être un peu (trop) tard.

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0 commentaires

  1. s/fourbir/fournir/ encore que, le lapsus est intéressant, surtout en ce moment 🙂

    Le problème du pseudonymat c’est que ça ne permet pas de consolider une identité et donc rend le profilage plus difficile (et la publicité associée moins pertinente…)

  2. Tout ce discours me paraît assez inutile. Le sujet est en fait très simple: soit on accepte de se faire traquer, fliquer, profiler, marketer et harceler par la pub, soit on le refuse. Soit on accepte de voir ses données personnelles stockées on ne sait où et utilisées pour on ne sait quels usages par on ne sait qui, soit on le refuse.
    Personnellement je me situe très clairement dans la première catégorie. Cela m’oblige à jongler avec mes pseudos, d’accord, mais j’estime que le jeu en vaut la chandelle. Et puis je m’intéresse à l’histoire… ce qui m’a créé quelques hashtags dans la mémoire.
    Pour info: j’ai un compte sur Diaspora (un pseudo de plus, bien sûr), et j’apprécie de voir qu’aucun moteur de recherche ne me trouve actuellement.

  3. Dans toutes les démocraties le vote est anonyme.

    Protéger les personnes des éventuelles représailles et pressions de tout type est nécessaire à l’expression de leur opinion sincère.

  4. Il est assez probable que ceux qui laissent leur vrai nom sont également ceux qui se conforment le plus au système à l’intérieur duquel ils s’expriment, et inversement. Cela joue donc nécessairement sur l’originalité du point de vue, et par là sur la pertinence des idées qui font avancer le débat…
    …Au fait, pourquoi demandez-vous vous-mêmes d’inscrire un E-mail pour pouvoir commenter ? 😉

  5. « les gens qui utilisent des pseudonymes sont responsables de commentaires de meilleure qualité que les autres. »
    C’est étonnant ! Je n’aurais jamais cru une telle chose…
    Il serait pourtant logique que lorsque l’on signe son nom, d’apporter une attention particulière à la qualité du message.

  6. Une étude coréenne, mise en avant par RSLN Mag, a montré qu’une mesure obligeant les principaux sites du pays à enregistrer l’identité de chacun de leur membres au moment de l’inscription afin qu’ils agissent de façon plus responsable lors de la publication de leurs messages, a montré que les commentaires malveillants n’ont diminué que de 0,9 % en un an. Cela a plus dissuadé les contributeurs occasionnels. La politique des vrais noms n’améliore pas les commentaires, conclu TechCrunch.