La vallée de l’étrange comme méthode d’analyse politique

Dans nos colonnes, nous avons souvent parlé de la fascinante « vallée de l’étrange ». Ce concept inventé par le roboticien japonais Masahiro Mori postule qu’un robot affectant une apparence humanoïde augmente son capital de sympathie jusqu’au point mystérieux où, subitement il en devient effrayant. Cela s’explique assez aisément : c’est précisément au moment ou l’artefact se met à ressembler et à se comporter le plus comme un être humain que ses imperfections prennent l’aspect le plus bizarre, mettent le plus mal à l’aise. Car, qu’est-ce qui ressemble le plus à un être humain sans pour autant être vivant ? Le zombie, répondrait le premier geek venu.

Initialement prévu pour la robotique, le concept a déjà été étendu à d’autres domaines notamment celui des jeux vidéos et de la réalité virtuelle, mais c’est la première fois qu’on l’utilise pour… analyser un candidat à l’élection présidentielle !

Dans les colonnes de The Atlantic, Brian Fung, membre du bureau directorial des labos d’innovation d’Atlantic Media (une position qui en dit peut être un peu sur l’angle de l’article) utilise en effet cette idée comme grille d’analyse pour comprendre le phénomène Mitt Romney, qui fait (du moins pour l’instant) course en tête lors des primaires républicaines, mais avec beaucoup de difficultés et sans susciter un grand enthousiasme.

Selon le journaliste : « Beaucoup de gens sont rebutés et gênés par les automates qui imitent les humains avec réalisme, mais imparfaitement. Romney, décourage inexplicablement des électeurs malgré la ressemblance à l’image de manuel d’un président américain. Les roboticiens appellent cet effet troublant « la vallée de l’étrange » – et Romney est coincé au fond de cette vallée ».

mitt-romney_timeA première vue, Romney a tout pour plaire, du moins aux républicains. Son visage respire la compétence, son discours est policé. En fait, explique Fung, en citant un article de Robert Reich, analyste politique bien connu et ancien ministre de Bill Clinton, Romney a toutes les caractéristiques du président potentiel d’après les recherches contemporaines en psychologie et sciences cognitives. D’abord, il est grand : et il a été établi que les personnes de haute taille réussissent mieux que leurs congénères plus petits (mais, me direz-vous, en politique il existe de fameux contre-exemples !). Ensuite, continue Reich, il a une belle voix de basse, qui réussit mieux aux candidats, enfin sa posture et sa dentition sont parfaites (sic), et surtout, il respire l’optimisme et l’assurance. Évidemment, note Reich, son programme n’est pas très clair, mais la plupart des études laissent à penser que les électeurs choisissent plus un président pour son côté rassurant que pour ses idées (une thèse à rapprocher sans doute de celles de George Lakoff), et Romney, tant par son apparence que par la maitrise de son comportement, possède toutes les qualités nécessaires à la victoire.

Certes, il fait partie de la minorité richissime responsable de la crise, mais c’est le cas aussi de l’autre candidat, Newt Gingrich, et la plupart des candidats républicains ne se signalent pas par leur fibre sociale de toute façon. De plus Romney est mormon, ce qui pourrait aussi en rebuter certains, dans un pays où l’obédience religieuse a longtemps été déterminante. Mais son incapacité à mobiliser les électeurs serait, selon Fung, d’un tout autre ordre. Alors que Reich est convaincu que Romney constitue un vrai danger pour Obama, le journaliste d’Atlantic, lui est plus sceptique. Il y aurait quelque chose d’artificiel dans son incapacité à se comporter comme quelqu’un de normal : il fait par exemple des plaisanteries ringardes qui tombent complètement à plat, explique-t-il, se reportant à un article particulièrement cruel du Washington Post (la plupart des blagues en questions sont liées au contexte américain, et j’avoue personnellement ne pas les avoir comprises du tout, ringardes ou pas).

uncannyvalley« Tout comme dans la version robotique de la vallée de l’étrange, plus Romney devient réel pour l’électeur, plus son potentiel de sympathie décline. A la télévision et à distance, l’ancien gouverneur respire les qualités présidentielles par tous les pores de sa peau patricienne.(…) Mais en personne son attitude policée laisse la place à un personnage étonnamment fabriqué et inauthentique. »
Autrement dit, continue-t-il : « La plupart des politiciens sont des gens ordinaires qui passent leur temps à convaincre des électeurs qu’ils sont bâtis avec un matériau de premier choix. Romney part dans l’autre sens : c’est un parfait candidat pour le casting politique qui s’effondre dans une audition pour un rôle d’homme normal. »

Article ironique, sans le moindre doute. Cela dit, il est intéressant de voir que l’on convoque des concepts pointus issus des technologies les plus futuristes dans des publications « mainstream » et sur des sujets très très grand public…

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0 commentaires

  1. Petite explication de la « blague »

    « there’s no plates like chrome for the hollandaise » s’apparente à « there’s no place like home for the holidays » lorsqu’on le dit avec un bon accent (du Michigan des années 70 semble-t-il)

  2. Ah merci! Effectivement je comprend la réaction effarée du journaliste 🙂