#Lift12 : Pourquoi jouons-nous ?

Chaque année à Lift, il y a une session sur le jeu. Alors qu’elle paraît souvent la plus spécifique, elle est toujours l’occasion d’éclairer bien plus que les seules tendances d’un secteur industriel spécifique. Elle est toujours une explication du monde d’aujourd’hui.

Les jeux peuvent-ils nous permettre d’agir sur le monde ?

Le designer Kars Alfring (@kaeru) est le fondateur de Hubbub un studio de design hollandais en réseau spécialisé dans les jeux pervasifs dans l’espace public. Il est professeur en Game Design à l’école d’art d’Utrecht et est l’initiateur de « This Happened », une conférence dédiée aux histoires interactives. Sa présentation, intitulée « Le contrat social mis en jeu » (.pdf), s’intéressait au jeu à l’heure des « publics en réseau ».

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Image : Kars Alfrink sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin pour LiftConference.

Mais qu’est-ce que le « public en réseau » ? Par ce concept, le concepteur de jeu fait clairement référence à un article (.pdf) de danah boyd, qui expliquait qu’il se référait à un réseau d’interaction entre membres médiaté par le réseau, ce qui lui confère quatre propriétés : la persistance (l’archivage des propos), la cherchabilité, la réplicabilité et les audiences invisibles (c’est-à-dire l’impossibilité de vérifier tous ceux qui accèdent à vos propos). Mais pour Kars Alfrink, ce qui rend les publics en réseau différents des publics ordinaires repose plutôt sur les 4 modes de régulation décrits par Lawrence Lessig dans Code et autres lois du Cyberespace : à savoir la loi, le marché, les normes sociales et l’architecture. En ligne, bien sûr, c’est l’architecture, le code, le logiciel qui contraint le comportement. Quand la technologie se répand dans le monde physique, l’architecture s’entremêle au code. Ce qui signifie, pour le concepteur de jeu, que le marché, la loi, les normes sociales et plus encore l’architecture nous rendent responsables des comportements de ces publics en réseau.

Dans la vie réelle, nous avons tendance, naturellement à nous séparer les uns des autres, à nous distinguer. En Hollande, un rapport récent montrait que le choix de l’école reposait principalement sur les classes sociales perçues. Les gens ont tendance à envoyer leurs enfants dans une école qui « leur semble socialement proche d’eux ». Pire, nous choisissons l’école des enfants sur une classe sociale perçue et celle-ci est déterminée par l’école où nous-mêmes sommes allés. La diversification de la stratification sociale se réduit.

Cela pourrait être un problème important s’il n’y avait le réseau. En puisant dans les travaux du sociologue Niklas Luhmann et notamment le concept de clôture opérationnelle issue de sa théorie des systèmes sociaux (Wikipédia), Kars Alfring nous présente le monde d’aujourd’hui comme un monde qui influence nos vies sans qu’on puisse exercer de contrôle sur lui. « L’expérience des gens devient kafkaïenne et ressemble de plus en plus à l’univers du monde du travail. On joue de mauvais tours à ses collègues, comme des rituels nous permettant de reprendre du pouvoir sur un monde qui nous l’enlève. » Pour lui, les émeutes sont une forme de piratage de l’économie d’intention dans laquelle nous vivons. La façon dont le réseau traite nos opinions par exemple est très différente de façon dont elles sont prises en compte par la société et nos élus. La frustration que cela produit conduit à développer des formes de contournement parfois violentes… « Mais il doit y avoir des façons plus productrices, des rituels plus adaptés nous permettant de retrouver notre pouvoir d’agir et dépasser notre sentiment d’absence de pouvoir sur le monde », estime le designer.

C’est ce que tente de faire Hubbub : utiliser les jeux pour transformer la société. « Pourquoi les jeux ? Parce qu’ils sont natifs aux « publics en réseaux » et qu’ils ont la puissance d’être les rituels culturels du XXIe siècle » (ils sont même de « nouvelles cultures », comme nous le précisait Frank Beau il y a déjà 5 ans – NDE). Comme le disait Don Handelman dans son livre Modèles et miroirs : vers une anthropologie des évènements publics, il nous faut regarder les évènements publics par le design, à la fois comme le miroir et le modèle de l’ordre social, permettant une transformation des systèmes sociaux.

Or le jeu permet facilement de transformer les systèmes sociaux, parce que justement, les joueurs interagissent avec les règles d’une manière plus autonome qu’ils ne le peuvent dans la vie quotidienne. Ils permettent d’expérimenter des comportements qu’il n’est pas possible d’expérimenter autrement. Ils permettent de simuler comment la réalité physique peut accroître notre capacité à agir.

Kars Alfring donne l’exemple de plusieurs réalisations, comme le Harbor Laboratory (vidéo) du collectif danois Parfyme. Ce laboratoire installé dans le port de Copenhague a proposé pendant plusieurs mois un terrain de jeu modulaire pour permettre aux gens d’imaginer comment se réapproprier le port et avoir une influence concrète sur la transformation architecturale de cet espace.

Vidéo : The Harbor Laboratory from parfyme on Vimeo.

Comme l’explique le théoricien du jeu Ian Boogost dans son livre Opérations unitaires : une approche critique des jeux vidéo, les jeux sont des simulations subjectives de la réalité. La fièvre de la simulation nous permet de dépasser le jeu pour changer notre propre perception de la réalité physique. C’est ce que proposait le jeu de rôle grandeur nature System DanMarc (bande-annonce du jeu), en proposant une simulation de l’injustice sociale dans une rue du Danemark en octobre 2005.

Les jeux « performatifs » qu’évoque Boogost dans Comment faire des choses avec les jeux vidéo permettent également de changer notre perception de la réalité physique. Les jeux performatifs sont des jeux où les choses que font les joueurs quand ils jouent prennent un sens dans le jeu, mais ont aussi une action au-delà du jeu. C’est le cas par exemple des ESP Game (les jeux basés sur la « perception extrasensorielle »), qui utilisent les techniques de jeu pour améliorer des résultats de recherche, à l’image de celui-ci qui permet de générer des mots clefs pour des banques d’images. Autre exemple avec Cruel to be Kind (vidéo), imaginé par Jane McGonigal et Ian Bogost, qui consiste en des actes de gentillesse réalisés dans les rues, bénéficiant à des gens qui ne jouent pas nécessairement, mais qui sont autant d’actions de jeux qui servent à éliminer les autres joueurs. Jeu performatif par excellence, Cruel to be Kind est un jeu qui rend réellement les gens gentils, au-delà du jeu lui-même, puisque c’est celle-ci qui est récompensée.


Vidéo : les principes de Cruel to be Kind.

Autre exemple avec Pig Chase (vidéo), un jeu imaginé par Kars Alfring pour transformer l’interaction entre les humains et les cochons. L’idée de départ de ce jeu était de trouver un système pour éviter l’ennui et les conflits entre les porcs élevés de manière intensive. L’idée était de les amuser en utilisant pour cela une application sur iPad pour les humaines et un mur de couleur interactif placé dans un élevage, permettant aux humains d’amuser les cochons et inversement.

Vidéo : Playing with Pigs : Pig Chase from Utrecht School of the Arts on Vimeo.

« Les jeux peuvent transformer le monde, d’une façon qu’il n’instrumentalise ni les joueurs, ni les jeux. Pour cela, ils doivent être centrés sur le joueur. Ceux-ci doivent savoir dans quel but ils jouent, afin de leur rendre du pouvoir d’action et apporter de la confiance dans le système », estime le concepteur de jeux. Lors du festival hollandais STRP 2011 consacré à la Jouabilité à l’ère de la culture post-numérique, l’auteur de science-fiction, Bruce Sterling, a fait une présentation (vidéo) où il démonte « ce monde civilisé fait d’un internet civilisé » et regrette que le moins logique des scénarios de notre avenir numérique soit le plus fructueux, à savoir celui d’un internet conçu comme une boutique d’Apple.

« Pourrions-nous envisager un monde où les jeux font le bien social, où les jeux participent à l’amélioration de notre société plutôt que le contraire ? » Les jeux sont un moteur d’invention culturel, conclut Kars Alfring qui nous rend du pouvoir d’agir sur nos sociétés… Enfin, si nous le voulons bien.

Les jeux pour comprendre la complexité du monde

Tom Armitage (@infovore) est lui aussi concepteur de jeu, mais pour la société de jeux londonienne Hide&Seek.

En 1889, la bourse de New York était un lieu très animé et très bruyant. Les opérations de marché, désormais sont plus silencieuses, explique-t-il en évoquant les algorithmes de Nanex qu’évoquait brillamment Kevin Slavin l’année précédente à Lift. « Quel jeu pourrions-nous donner à un enfant pour lui expliquer le monde d’aujourd’hui et sa complexité intrinsèque ? » Assurément, ce serait un jeu, car ils sont devenus des « médias systémiques dans un âge systémique » (.pdf), comme le propose le titre de sa présentation.

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Image : Tom Armitage sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin pour LiftConference.

Tom Armitage s’intéresse à toutes les formes de jeux. Pour le concepteur de jeux Greg Costikyan, « le jeu est une forme d’art dans laquelle les participants, appelés joueurs, prennent des décisions dans le but de gérer des ressources par le biais de jetons servant à la poursuite d’un objectif ». Pour lui, un jeu change avec l’action d’un joueur, il a un but, il n’est pas linéaire et nécessite la participation. Pour Eric Zimmerman, autre concepteur de jeux, « les jeux sont un média systémique » ce qui signifie qu’ils changent les choses, comme le fait la poésie ou la littérature. Ils sont les plus systémiques des médias.

Pour comprendre ce concept, il faut dérouler celui de système, explique Armitage. Les systèmes sont fondés sur des règles, c’est-à-dire des morceaux de logiques qui forment des mécanismes. « Si j’appuie sur un bouton, Mario saute, si j’appuie sur un autre bouton, il avance. Dans un jeu vidéo, il y a des groupes de mécaniques (l’action de nager, de sauter…) et l’action du jeu se situe dans la friction entre ces règles et ces mécanismes. C’est là que le jeu a lieu. » D’un point de vue de concepteur, les systèmes sont donc le fondement des jeux.

Mais pour l’utilisateur, le jeu se joue. Le jeu, c’est le mouvement qu’il est possible d’une pièce, comme quand on dit qu’un « volant de voiture a du jeu ». C’est une manière de ressentir ce qu’on peut faire. « Jouer est notre manière d’explorer et de comprendre les jeux. C’est en jouant qu’on se construit un modèle mental de celui-ci, que ce soit par erreurs ou réussites successives. Quand le joueur joue, il a une action sur le système et le jeu envoie un retour pour chacune de ses actions. »

Ce qui est étrange avec les jeux, c’est qu’ils ne fonctionnent qu’avec des joueurs, ironise Tom Armitage. Cela nécessite de leur laisser de l’espace, car c’est dans cet espace, entre les règles et la mécanique, qu’ils peuvent être joués.

Pour Alan Kay, le célèbre informaticien américain, la « literacy » (qu’on traduira par Littératie plutôt qu’alphabétisation) est « la capacité à « lire » un médium, ce qui signifie pouvoir accéder à des matériaux et outils créés par d’autres. La capacité à « écrire » dans un médium signifie que vous pouvez générer des matériaux et des outils pour d’autres. Il faut les deux pour être « littéré ». »

Quel jeu pouvons-nous proposer à un enfant pour qu’il soit « littéré », pour qu’il apprenne à lire et écrire dans le monde des systèmes ?, interroge Armitage. Les jeux sont un moyen idéal pour apprendre à lire et écrire dans un monde systémique. Pour jouer, il faut vouloir jouer, être prêt à apprendre de ses erreurs et recommencer le cycle.

Concevoir un jeu commence en jouant. C’est souvent à mesure qu’on joue qu’on imagine les règles et les mécanismes. La conception de jeu consiste à concevoir l’interaction, à comprendre ce que les gens veulent faire, à comprendre ce que les jeux révèlent et comment ils veulent être joués. Les concepteurs sont souvent de bons joueurs de jeux, mais les joueurs y passent souvent plus de temps encore et finissent par le comprendre mieux que les concepteurs.

« Les jeux sont le média interactif le plus important que nous ayons. Ils font partie de notre culture. Ils nous apprennent qu’on ne peut pas comprendre les systèmes qui nous entourent sans essayer, sans explorer. Comme à la bourse, les gens jouent pour comprendre ce qu’il se passe. Les jeux nous donnent des outils conceptuels pour comprendre plein d’autres choses comme les programmes d’ordinateur, le fonctionnement des marchés, la politique… Ils nous permettent de comprendre les systèmes. La littératie des systèmes est la littératie du XXIe siècle. Nous avons besoin de systèmes pour comprendre les systèmes. Tout n’est pas jeu, mais les jeux sont désormais le centre de formation dont nous avons besoin pour nous rappeler comment fonctionne le monde. »

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. Ce qui est intéressant concernant les joueurs sur PC, c’est que même si dans la vie réelle ils semblent individualistes, dans le monde virtuel ils créent des alliances assez puissantes et durables.