danah boyd : pourquoi avons-nous peur des médias sociaux ?

A l’occasion de la conférence SXSW qui se tenait mi-mars à Austin, Texas, la sociologue de Microsoft, danah boyd, a donné une très intéressante conférence sur « le pouvoir de la peur chez les publics en réseaux » dont elle a publié le transcript sur son site. Son intérêt pour cette question, comme elle l’explique, vient du fait qu’elle travaille particulièrement sur les cultures adolescentes et les rapports des jeunes aux nouvelles technologies (voir les nombreux articles que nous avons consacré aux travaux de cette chercheuse). Dans ce cadre, elle observe notamment l’intimidation en ligne et est souvent confrontée aux problèmes que les jeunes rencontrent via les réseaux sociaux. L’occasion de revenir avec elle sur comment les médias en réseaux favorisent nos angoisses et comment pouvons-nous les combattre.

Pour danah boyd, si l’on suit une suite de causes à effets, les choses sont assez simples. Nous vivons dans une culture de la peur. L’économie de l’attention constitue un terrain fertile pour cette culture et les médias sociaux amplifient l’économie de l’attention. Cette logique peut-elle nous permettre de comprendre comment la peur se répand dans les médias sociaux ? Quels sont ces coûts sociaux ? Quelle est notre part de responsabilité ? Et comment la technologie peut-elle nous aider à lutter contre la peur qu’elle participe à répandre ?

sxswDanah Boyd Talks
Image : l’annonce de l’intervention de danah boyd sur le site de SXSW.

« La technologie peut être un outil très puissant, mais il nous incombe de ne pas penser qu’elle puisse être neutre. Il serait irresponsable de penser que les outils que nous construisons se promènent simplement dans le monde uniquement avec des effets positifs. Ce que nous concevons et la manière dont le concevons importe. Ainsi, bien sûr que la manière dont nos systèmes sont utilisés, quand bien même ces utilisations ne seraient pas toujours celles dont nous avions l’intention. Les systèmes ont du pouvoir et les décisions que nous prenons pour concevoir ces systèmes ont des conséquences. »

Notre peur est impossible à rassurer

Pour danah boyd, la « culture de la peur » se réfère à la façon dont la peur est employée par les commerçants, les politiciens, les concepteurs de technologies [notamment ceux de la sécurité informatique] et les médias afin de « réguler » le public. La peur n’est pas seulement un produit des forces naturelles. « Elle peut être systématiquement générée pour attirer, motiver et réprimer le peuple. Les personnes au pouvoir ont longtemps utilisé la peur pour contrôler le peuple. Le « Terrorisme » – par exemple – est l’utilisation systématique de la peur pour atteindre des objectifs politiques. La culture de la peur est ce qui émerge quand la peur est utilisée à un niveau tel qu’il façonne largement la vision du monde des gens. »

La peur est une émotion importante, rappelle la chercheuse. C’est une réaction psychologique raisonnable face à une incertitude et de menace. « Il s’agit d’un mécanisme de survie. C’est ce qui nous permet d’évaluer une situation à risque et de déterminer une réponse. » On peut apprendre la peur par l’expérience : quand vous vous brûler, vous développez une crainte respectueuse du feu par exemple. Et elle peut également être séduisante comme quand on pratique des sports extrêmes.

« Pourtant, la peur peut aussi être un outil de contrôle. Le 11 septembre fut une journée traumatisante pour beaucoup de gens. Dans les jours qui suivirent, les gens s’affairaient à comprendre ce qui se passait et pour comprendre la menace potentielle à laquelle faisait face leur communauté. Ce n’est pas la première fois que l’Amérique a ressenti une telle confusion et un tel chaos. Lisez les comptes rendus de ce qui s’est passé autour de la crise des missiles cubains et vous entendrez un ensemble similaire de craintes et d’incertitude. Mais là où les évènements post 9 septembre se sont écartés de la crise des missiles cubains repose dans la façon dont la peur a été employée par le complexe militaro-industriel et le Congrès. Aux États-Unis, nous sommes en état d’alerte orange depuis plus d’une décennie maintenant. La peur est utilisée pour justifier le théâtre de sécurité que nous voyons dans nos aéroports. »

Pourquoi avons-nous peur de la technologie ?

En quoi la peur est-elle utile ? « En fait, elle prédispose l’attention des gens et les incite à suivre les commandements qu’on leur donne. Une des raisons qui font que la peur fonctionne est que les gens ont du mal à évaluer les risques et à répondre intellectuellement à la peur. La peur fonctionne sur une réaction émotionnelle plus que rationnelle. » Nombre de livres ont été écrits sur l’incapacité des gens à évaluer des risques raisonnables, comme Freakonomics de Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner ou Culture de la peur de Barry Glassner. Barry Glassner met en évidence le rôle des médias dans l’écosystème de la peur. Il raconte par exemple que dans les années 90, après qu’une série de femmes âgées aient été agressées, les médias ont commencé à distiller des messages sur le risque à sortir dans la rue. Les informations communiquées étaient très effrayantes, insistant sur toutes les choses terribles qu’elles risquaient. Dans les mois qui suivirent, plus de personnes âgées sont mortes de faim, de peur de quitter leurs maisons, qu’il n’y a eu de victimes d’agressions. « La peur, conjuguée à de mauvaises évaluations des risques, peut avoir des conséquences mortelles. »

« L’évaluation du risque est souvent plus terre-à-terre, mais cela permet de mettre en évidence l’hypocrisie des gens face aux processus décisionnels. En tant que scientifique qui étudie la culture des jeunes, les parents viennent régulièrement me voir pour me demander quelle est la première chose qu’ils doivent faire pour assurer la sécurité de leurs enfants. Ils veulent vraiment entendre quelque chose comme « ne pas les laisser sur Facebook » ou « ne pas leur donner un téléphone cellulaire. » Personne n’est préparé à ma réponse : « Ne les laissez pas monter dans une voiture avec vous. » Invariablement, leur visage exprime une grande confusion. Pourtant, statistiquement, les enfants courent plus de risques dans une voiture que dans tout autre contexte. Or, pour un parent, la voiture semble un espace de sécurité, notamment parce qu’ils pensent en avoir le contrôle. Alors que ce n’est pas le cas de l’internet, à la fois parce qu’ils n’en ont pas le contrôle et qu’ils ne savent pas comment les choses y fonctionnent. La peur est une question de perception. Elle n’est pas fondée sur l’évaluation des risques, mais sur la perception du risque.

Nous craignons plus les choses – et les personnes – que nous ne comprenons pas que les choses que nous faisons, même si celles-ci sont beaucoup plus risquées. Il n’est pas surprenant que les gens craignent la technologie. Sa nouveauté est source de confusion et personne n’est tout à fait certain des promesses qu’elle offre. En outre, la technologie nous permet d’accéder à des gens qui sont différents de nous, ceux-là mêmes que nous sommes susceptibles de craindre. Nous craignons l’inconnu. Et la technologie est à la fois un inconnu et un véhicule pour nous connecter à de plus grandes inconnues.

Nos craintes sont amplifiées quand elles croisent notre incapacité à être en contrôle. Et nulle part cette sensation n’est plus palpable que quand il s’agit de la volonté d’un parent de protéger son enfant. À ma grande frustration, la peur est l’émotion dominante qui tisse la relation que notre société a envers les jeunes. Nous avons peur pour eux. Et nous avons peur d’eux. Nous avons peur de tous les moyens par lesquels nos enfants pourraient être touchés. Et nous avons peur de toutes les choses que les enfants pourraient faire pour perturber le statu quo. »

Inutile de le dire, mais si vous mettez ensemble dans la même phrase technologie et enfants, vous obtenez immédiatement un déluge de peurs paniques. « Bienvenue dans mon monde », ironise la chercheuse. « Celui des prédateurs sexuels en ligne. De l’intimidation. De la pornographie. Du partage de fichiers. Du Sexting… »

Le croisement de la jeunesse et de la technologie peut être très universellement décrit comme une panique morale. « Les paniques morales émergent à chaque fois quelque chose de nouveau arrive qui perturbe l’ordre social d’une manière qui rend les gens anxieux et effrayés. Chaque nouvelle technologie a suscité une panique morale (…). De nouveaux genres de contenu ont également déclenché des paniques morales, comme la consommation de bandes dessinées. Il n’est pas étonnant que les gens soient pris de panique face aux médias sociaux, qui sont à la fois une nouvelle technologie et un nouveau genre de contenu. »

La difficulté avec les craintes à caractère social, c’est qu’il est impossible de les combattre au moyen de données, explique encore danah boyd. Cette tendance est bien étudiée en psychologie sociale, mais son existence ne rend pas cette lutte plus facile. « Même les plus instruits des parents ne trouvent aucun soulagement dans les statistiques. Pourtant, racontez une histoire effrayante – aussi « anormale » soit-elle – et vous allez rendre tout le monde hystérique. Pourquoi ? Parce qu’il est extraordinairement facile de générer de la peur. Et c’est un enfer beaucoup plus difficile à calmer. »

L’économie de l’attention, un terrain fertile pour la culture de la peur

Le fait que les gens soient sensibles à une campagne de peur est ce qui les rend vulnérables à la manipulation par ceux qui veulent générer de la peur. Pour comprendre de plus près cette dynamique, il faut observer le rôle de l’attention, estime la chercheuse, car l’économie de l’attention constitue un terrain fertile pour la culture de la peur. Dans les années 1970, l’économiste et sociologue Herbert Simon a fait valoir que « dans un monde riche en informations, la richesse de l’information signifie un manque de quelque chose d’autre. Une pénurie de ce que l’information consomme. Ce que l’information consomme est assez évident : elle consomme l’attention de ses bénéficiaires. »

Ses arguments ont donné lieu à la fois à la notion de « surcharge d’information » mais aussi à l' »économie de l’attention », rappelle danah boyd. « Dans l’économie d’attention, la volonté des gens pour distribuer leur attention à des stimuli d’information divers crée de la valeur pour lesdits stimuli. L’importance économique de la publicité repose sur l’idée qu’amener les gens à prêter attention à quelque chose a une valeur. »

L’information est étroitement liée à l’économie de l’attention. Les journaux tentent de capturer l’attention des gens par leurs manchettes. Les stations de télévision et de radio tentent d’inciter les gens à ne pas changer de chaîne. Et, en effet, il y a une longue histoire des médias d’information tirant parti de la peur pour attirer l’attention, que ce soit en utilisant des titres effrayants pour générer des ventes ou en faisant de la propagande pour façonner l’opinion publique.

« Les médias sociaux apportent avec eux des quantités massives d’informations – non scénarisées, inédites et non filtrées. Travailler en ligne, c’est comme nager dans un océan d’informations. La notion même d’être en mesure de consommer tout est risible, bien que beaucoup de gens aient encore du mal à se réconcilier avec la question de la « surcharge d’information ». Certains réagissent en évitant des environnements où ils vont être exposés à trop d’informations. D’autres essaient de développer des tactiques compliquées pour atteindre l’équilibre. D’autres encore sont malheureux de ne pas trouver un moyen de traiter l’information qui est les intéresse.

La quantité d’informations produite dépasse de très loin la quantité d’informations à laquelle vous pouvez prêter attention. Ma réponse préférée à cette question est ce que l’informaticien Michael Bernstein a décrit comme le « Twitter zen ». C’est l’état heureux que les gens atteignent quand ils lâchent prise et se contentent d’embrasser le flux de l’information. (…) Et pourtant, les gens pensent toujours qu’ils doivent lire tous les messages de blog dans leurs lecteurs de flux, tous les tweets de leurs flux Twitter. En fait, la plupart de nos outils sont conçus pour nous faire nous sentir coupables quand nous avons laissé des choses « non lues ».

Peu importe comment nous nous sentons face aux énormes quantités d’informations auxquelles nous sommes confrontés, une chose est claire : la quantité d’information ne va pas diminuer dans un proche avenir. Compte tenu de l’augmentation de l’information et des médias, ceux qui souhaitent que les gens consomment leur matériel vont devoir se livrer à une bataille difficile pour obtenir leur attention. Toute personne qui s’occupe de marketing des médias sociaux sait combien il est difficile de capter l’attention des gens dans ce nouvel écosystème. »

La peur : premier capteur d’attention

« Le problème est que plus les stimuli sont en compétition pour votre attention et plus les demandeurs d’attention vont se battre pour capter la votre. Et cette guerre psychologique va se traduire par le fait que les demandeurs d’attention vont avoir tendance à toujours plus utiliser l’émotion pour attirer votre attention. Et c’est là que la peur entre à nouveau en scène. Parce qu’elle est un mécanisme biologique simple et efficace pour obtenir l’attention des gens, nombre de demandeurs d’attention se tournent vers elle. La peur est particulièrement puissante dans un environnement où l’attention disponible est limitée. »

Si vous prêtez attention aux stimuli menaçants, la peur émerge. Dans le même temps, la présence de la peur attire votre attention. Les deux – la peur et l’attention – travaillent main dans la main. C’est pourquoi l’économie de l’attention fournit un terreau fertile pour la culture de la peur, explique la sociologue.

« Nous prêtons attention à l’émotion liée à la peur, car elle nous aide à nous protéger et protéger ceux qui nous entourent. Notre volonté d’accorder une attention aux stimuli effrayants, c’est précisément pourquoi il est possible de créer une culture de la peur. Nous sommes disposés à consommer de l’information qui nous fait peur parce que nous voudrions que cette information nous protège.

Avec les médias sociaux, notre quête de l’attention se déroule dans un monde où les contenus sont générés par les utilisateurs. Ce qui créé un écosystème où l’hystérie ne vient pas nécessairement d’en haut, mais est plutôt tout autour de nous. »

En fait, nous sommes nous-mêmes le premier vecteur de nos peurs. A l’heure des réseaux sociaux, les peurs ne proviennent plus tant des commerçants, des experts ou des politiciens. Elle est de plus en plus utilisée par tout le monde.

« Mon travail se concentre sur la culture adolescente et je regarde souvent le monde à travers cette lentille. Je regarde comment les parents utilisent la peur, dans un effort pour que leurs enfants prêtent attention à eux. Je regarde comment les adolescents utilisent la peur pour obtenir l’attention de leurs pairs. Adolescents et parents développent un sens aigu de ce qui va attirer l’attention de leur interlocuteur. L’attention est la devise de la société contemporaine. Bon nombre de pratiques adolescentes que les adultes déplorent visent à capter l’attention dans une économie de l’attention. Et les adultes ne sont pas innocents eux non plus ! Ils utilisent la peur pour attirer l’attention. Pouvons-nous donc vraiment blâmer les adolescents d’essayer de maîtriser ce paysage défini par les adultes ?

Les limites de la transparence radicale

Maintenant que nous avons une base pour comprendre la culture de la peur et son rôle dans l’économie de l’attention, il est nécessaire de comprendre l’idéologie de l’écosystème des médias sociaux et ce que cela signifie dans cette culture de la peur, estime la chercheuse. Pour cela, danah boyd fait un détour par la transparence radicale, « une notion qui estime que tout mettre sur la place publique va rendre les gens plus honnêtes » (voir également notre article sur « la transparence a-t-elle des limites ? »). Elle est souvent présentée comme une forme extrême de responsabilisation, mais il est nécessaire de la comprendre également dans un contexte social. Dans cette optique, la transparence radicale est utilisée pour forcer les gens à faire leur outing. La logique repose ici sur l’idée que les gens cachent des choses en privé qu’ils ne pourraient pas admettre si elles étaient publiques. « En théorie, ce qui est public est plus honnête que ce qui est privé. La plupart des technologues obsédés par la transparence estiment que ceux qui sont au pouvoir doivent faire preuve de transparence. Les partisans de la transparence radicale pensent que forcer les gens puissants à être transparents permettra de réduire la corruption, de produire de l’honnêteté et d’induire de la tolérance. Les promoteurs de la transparence radicale tendent à s’engager dans des actes d’exposition, pensant que ce qu’il en sortira sera bon pour la société.é

La pratique de faire un outing pour une cause n’est pas nouvelle. Pour illustrer sa démonstration, danah boyd rappelle l’histoire d’Oliver Sipple. En 1975, une femme a tenté d’assassiner le président américain Ford. Un marin, Oliver Sipple, l’en a empêché. Les médias l’ont immédiatement consacré en héros… Harvey Milk, célèbre militant gay, a profité de l’évènement pour révéler qu’Oliver Sipple était gay, afin que le public sache que les homosexuels étaient aussi capables de gestes héroïques. L’impact sur Sipple a été dévastateur. Sa famille l’a rejeté. Il est devenu paranoïaque, alcoolique et suicidaire et est mort à l’âge de 47 ans en déclarant plusieurs fois regretter son acte d’héroïsme. « Est-ce que les avantages de l’outing de Sipple pour la société l’ont emporté sur les conséquences personnelles que cette déclaration publique a eues pour lui ? C’est une question morale difficile à poser. Pourtant, c’est la question que nous devrions nous poser à chaque fois que nous prônons des actes de transparence radicale. De nombreux partisans de la transparence radicale pensent que les gains à long terme l’emportent sur les inconvénients et la souffrance à court terme. (…) Pourtant, comme le montre la montée d’Anonymous, il y a une réelle tension au sein des communautés geeks à savoir qui des valeurs de la vie privée ou de la transparence radicale vient en tête. »

Considérons cela à la lumière de Facebook. David Kirkpatrick, l’auteur de L’Effet Facebook a fait valoir que l’approche de la vie privée par Facebook reposait sur la croyance de Mark Zuckerberg en la transparence radicale. « Je suis d’accord avec cette évaluation. Dans de nombreux cas, Zuckerberg a fait valoir que les gens sont plus responsables s’ils ne se cachent pas derrière des pseudonymes et des paramètres de confidentialité. Pourtant, la modification des paramètres de confidentialité qui a eu lieu il y a quelques années a eu des conséquences graves pour certains individus, exposés à de vrais outing. La question reste de savoir : est-ce que la société va mieux si toutes les informations disponibles sur nos profils Facebook sont accessibles à tout le monde, à l’air libre ? »

Dans l’économie de l’attention toutes les informations ne sont pas égales

« L’idée que forcer les gens à ouvrir leurs informations va les obliger à se comporter civilement, définie la civilité en terme hégémonique », explique boyd. « Nous pouvons bien sûr entendre cette discussion en terme de trolls, comme si l’anonymat et le pseudonymat ne pouvaient produire que de la bassesse et de la cruauté. Encore une fois, en tant que scientifique spécialiste de la culture jeune, je trouve cela exaspérant, en particulier parce que la plupart des gens qui reçoivent des messages de haines savent exactement qui est le messager. » En fait, estime la chercheuse, accuser le pseudonymat et l’anonymat comme étant un obstacle à la transparence radicale nous empêche de nous poser la question de l’hégémonie de la civilité. Pourtant, le débat est vif entre les tenants de la transparence et les tenants de la vie privée.

« La transparence radicale est particulièrement délicate si on l’observe à la lumière de l’économie de l’attention. Toutes les informations ne sont pas créées égales. Les gens sont beaucoup plus susceptibles de prêter attention à certains types d’informations qu’à d’autres. Et, dans l’ensemble, ils sont plus susceptibles de prêter attention à l’information qui provoque des réactions émotionnelles. En outre, les gens sont plus susceptibles de prêter attention à certaines personnes. Une personne à la vie ennuyeuse va beaucoup moins attirer l’attention qu’une autre. Ce qui attire l’attention – et ce qui subit les conséquences de l’attention – n’est pas réparti uniformément. »

Malheureusement, les populations opprimées et marginalisées qui sont déjà sous le microscope ont tendance à souffrir beaucoup plus de la hausse de la transparence radicale que ceux qui ont déjà des privilèges, estime la chercheuse. « Dans nos sociétés occidentales, le coût de la transparence radicale pour quelqu’un qui est gay ou noir ou pour une femme est très différent que pour un mâle blanc hétéro. »

La transparence radicale présume que l’outing des gens permettra de lutter contre la peur et d’augmenter la tolérance.

« Mais est-ce que ça le fait ? Les personnes marginalisées sont-elles « mieux » en tant que groupes quand elles sont exposées ? Sincèrement, je n’ai pas la réponse à cette question, mais mon intuition est que les choses ne fonctionnent pas sur l’intention des gens. La tolérance est une valeur dans laquelle je suis complètement engagé. Mais elle est souvent prônée comme si elle était neutre. Elle ne l’est pas. Le fait est que les gens tolèrent certaines choses et pas d’autres – et cela change la tolérance sur les personnes, sur les enjeux, sur les risques d’être tolérant. Nos décisions concernant ce qui est acceptable de tolérer plongent dans nos valeurs et nos croyances au sujet de ce qui est juste et ce qui est faux. Il y a certainement des gens qui embrassent la différence quand ils y sont exposés, mais il y a aussi des gens qui la redoutent plus encore. L’exposition à de nouvelles personnes ne produit pas automatiquement de la tolérance. Lorsque les premiers explorateurs ont traversé la terre, ils ont pillé et dépouillé ceux qu’ils ont rencontrés avant même d’avoir commencé à les coloniser. L’exposition à d’autres personnes, au cours des grandes explorations, n’a pas magiquement produit de la tolérance. Elle a produit plutôt de la colère, de la méfiance et de la haine.

Grâce aux technologies en réseau, chacun est exposé à plus de choses que jamais auparavant dans l’histoire. Grâce à l’internet, vous pouvez obtenir une ouverture sur la vie de chacun à travers le monde. Vous ne pouvez pas nécessairement comprendre ce qu’ils disent, ni peut-être partager beaucoup avec eux, mais l’internet vous donne accès à plus de peuples que même les plus grands explorateurs de l’histoire n’ont jamais rencontrés. Mais que faites-vous de cette opportunité ? L’utilisez-vous vraiment pour comprendre nos différences ? Où l’utilisez-vous plutôt pour trouver des similitudes et éviter les gens qui ne partagent pas ce que vous aimez ?

L’internet rend visible les choses que nous voulons voir et rend aussi visible les choses que nous ne voulons pas voir. Il nous expose à des gens très différents. Et c’est là la source d’une grande quantité de peur. »

L’intimidation en ligne est plus visible que l’intimidation hors ligne

Considérons les diverses paniques morales qui entourent les interactions des jeunes en ligne. La panique actuelle est centrée sur la « cyber-intimidation », estime la chercheuse qui connait bien le sujet.

« Chaque jour, je découvre des reportages sur la « peste » de la cyber-intimidation. Si vous n’avez pas de données, vous serez convaincu qu’elle est déjà hors de contrôle. Pourtant, nous avons beaucoup de données sur ce sujet. En fait, quand on y regarde précisément, l’intimidation n’est pas à la hausse et n’a pas augmenté de façon spectaculaire avec l’apparition de l’internet. Lorsqu’on interroge les enfants et les adolescents, ils continuent de signaler que l’école est le lieu où les actes d’intimidation les plus graves se produisent, où ils se produisent le plus souvent et où ils en éprouvent le plus les conséquences. Cela ne veut pas dire que les jeunes ne soient pas victimes d’intimidation en ligne, bien sûr. Mais l’essentiel du problème se déroule dans des espaces contrôlés par des adultes, à l’école.

Ce qui est différent, c’est la visibilité. Si votre fils rentre à la maison avec un oeil au beurre noir, vous savez qu’il lui est arrivé quelque chose là-bas. S’il revient grincheux à la maison, vous pouvez le deviner. Mais la plupart du temps, les différentes rencontres que les jeunes entretiennent avec leurs pairs passent inaperçues aux adultes, même quand ils ont des effets émotionnels dévastateurs.

Or, en ligne, les interactions laissent des traces. D’un coup, non seulement les adultes sont les témoins de combats vraiment horribles, mais ils peuvent également voir les taquineries, les railleries, et les drames. Et, plus souvent qu’autrement, ils trouvent ces derniers hors de proportion. Je ne peux pas vous dire combien d’appels je reçois de parents et de journalistes qui sont absolument convaincus qu’il y a une épidémie qui doit être arrêtée. Pourquoi ? Parce que l’échelle de visibilité apportée par l’internet signifie que la peur est amplifiée. Le phénomène n’est pourtant pas nouveau. Au temps de nos grands-parents, la peur était alimentée par le bouche-à-oreille. Au temps de nos parents, par les médias traditionnels et aujourd’hui, elle l’est pas les médias sociaux. Les parents pensent que les enfants d’aujourd’hui courent plus de risques que jamais, alors qu’ils vivent à un moment de l’histoire où le monde dont ils participent n’a certainement jamais été aussi sécuritaire et sécurisé. »

En fait, explique donc danah boyd, notre crainte des médias sociaux nait du fait qu’ils font apparaître aux yeux de tous des choses et des phénomènes qui n’étaient pas nécessairement très visibles. Nous avons peur parce que ce qui nous fait peur est d’un coup plus visible et non pas parce qu’ils engendrent de nouveaux phénomènes.

Cette apparente contradiction, poursuit la chercheuse, provient de la façon désordonnée dans laquelle la culture de la peur entre en intersection avec l’économie d’attention. La peur se répand très vite et nous n’avons pas trouvé un bon antidote pour la combattre. George Gerbner a observé que la couverture médiatique des contenus violents fait croire aux gens que le monde est plus dangereux qu’il ne l’est réellement. Il a appelé ce phénomène le « syndrome du monde méchant » : « Plus les gens sont exposés à des contenus négatifs au sujet de ce qui se passe dans le monde, plus ils croient que le monde est un endroit négatif. Mais Gerbner a travaillé sur les médias de masse. Qu’est-ce que les médias en réseau changent à cette vision ? Quelle vision du monde projettent nos silos ? nous demande la chercheuse.

Sur internet, beaucoup d’entre nous vivent dans une merveilleuse petite bulle. Beaucoup de ceux qui ont embrassé l’internet naissant ont savouré son potentiel de transformation, comme Stewart Brand, Jaron Lanier ou John Perry Barlow et sa déclaration d’indépendance du cyberespace.

« Mais l’internet est devenu mainstream. Et il n’y a eu aucune illumination magique. Sur le réseau gens ordinaires font des choses ordinaires. » Le Grand Soir n’a pas eu lieu. Et pourtant, les gens continuent d’égrainer la rhétorique utopique et dystopique du réseau des premiers temps. Jaron Lanier – un des premiers défenseurs de l’Internet – déplore aujourd’hui ce réseau qui n’a pas réalisé ses attentes. Une critique qui fait sens si vous avez cru que l’internet serait l’acteur de transformation tel que l’a cru Jaron lui-même. « Mais ce n’est pas mon cas », confie danah boyd.

La bulle de filtre qu’évoque Eli Pariser dans son livre désigne la lentille qui examine comment les algorithmes polarisent notre point de vue, en oubliant les mécanismes complexes de la puissance en réseau, précise la chercheuse. Car ce n’est pas seulement une voix qui est amplifiée, mais des flux à travers les réseaux. Le sociologue Manuel Castells (Wikipédia) affirme que l’internet a changé la manière dont le pouvoir fonctionne. Qu’il n’est plus hiérarchique, mais dépend désormais des réseaux. Pour lui, comme il l’explique dans Communication Power, il y a 4 grands types de pouvoir à l’heure des réseaux : la puissance de la mise en réseau, la puissance du réseau, la puissance en réseau et celle de la prise du pouvoir en réseau.

Si l’on suit ce schéma, à l’heure des réseaux, les plus puissants sont ceux qui peuvent « contrôler le flux de l’information ou le flux d’attention » des réseaux. Mais plus puissants encore que ceux qui contrôlent les réseaux sont ceux qui peuvent faire les réseaux. « Il ne s’agit plus simplement de la diffusion d’un message, il s’agit de mettre en oeuvre des mécanismes pour attirer l’attention sur vous. Si vous voulez du pouvoir dans une société en réseau, vous avez besoin d’orchestrer le contrôle de l’écosystème. » Pour prendre un exemple et rendre le propos de danah boyd plus clair, à l’heure des réseaux, Facebook a plus de pouvoir que Zynga, l’éditeur des applications de jeux les plus vues de Facebook, car selon la configuration qu’il donne à son réseau, il restreint ou augmente le pouvoir de Zynga.

Qu’instillons-nous à l’intérieur de nos réseaux ?

Dans un environnement de diffusion, la peur se propage via des messages diffusés du bas vers le haut. Nos médias dispensent chaque jour ce genre de propos alarmistes. Pourtant, à l’heure des réseaux sociaux, les formes les plus insidieuses de l’alarmisme proviennent de la base. « Ils proviennent de l’intérieur des réseaux que nous construisons. » Nos peurs deviennent des normes sociales. « Nous construisons des réseaux, sans penser à leur puissance », s’inquiète danah boyd. « Or les gens ont profondément peur des gens qui ne sont pas comme eux. Comment pourrions-nous être surpris que nos outils soient également utilisés pour répandre la haine et la peur ?… »

« Les technologies que nous construisons servent à façonner notre vie publique, mais la vie publique est également mise en forme par nos outils. Et certaines parties de la vie publique ne sont pas si agréables que cela. Si nous voulons réellement que nos outils soient utilisés pour créer la culture publique que nous aimons, nous devons nous engager dans ces questions culturelles, y compris avec celles qui nous semblent les plus déprimantes. Nous ne pouvons pas ignorer la peur ou faire semblant, comme si ce n’était pas notre problème. Nous ne pouvons pas faire comme si les relations qui se forment sur nos services donnent à tout le monde une chance égale de participer.

Les outils que nous construisons sont désormais utilisés autour de la planète par toutes sortes de personnes ayant des objectifs bien différents. Ils sont utilisés par les activistes pour contester le statu quo, mais ils sont également utilisés par le statu quo pour faire valoir de nouveaux types d’autorité. Les gens construisent de nouveaux réseaux de pouvoir sur les réseaux technologiques que nous avons générés et ils renforcent également les structures de pouvoir existantes.
Nous aimons nous considérer comme perturbant les systèmes de puissance et, en fait, c’est ce que nous faisons depuis longtemps. Mais désormais, ceux qui sont au pouvoir tirent parti de nos outils pour exercer de nouvelles formes de pouvoir. La peur est l’un des outils qui est utilisé. Elle s’infiltre dans nos systèmes.

Les médias sociaux ne sont plus le grand perturbateur. Ils font désormais parti du statu quo. Sommes-nous prêts pour ce que cela signifie ? Sommes-nous prêts pour l’écosystème que nous avons créé ? Sommes-nous prêts à comprendre comment nos systèmes sont employés par ceux qui s’acharnent sur le maintien de leur pouvoir dans un âge en réseau ? »

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0 commentaires

  1. Merci beaucoup pour cette analyse de la conférence de danah boyd sur ce sujet.

    N’y aurait-il pas une erreur dans le 1er paragraphe du dernier chapitre ? « Dans un environnement de diffusion, la peur se propage via des messages diffusés du bas vers le haut. »

    Ne serait-ce pas l’inverse ? Dans un environnement de diffusion, la peur se propage via des messages diffusés du haut vers le bas.