Nostalgie de la mèche

La lecture de la semaine est l’un des derniers textes postés sur le blog de Nicholas Carr, le célèbre contempteur de l’internet contemporain. Il reprend ici l’épilogue de Big Switch, son livre publié en 2008, mais le propos reste d’actualité. Le texte s’intitule « Flamme et filament ».

« L’une des plus grandes inventions de l’humanité, commence Carr, fut aussi une des plus modestes : la mèche. Nous ne savons pas qui est le premier à avoir compris, il y a des milliers d’années, que le feu pouvait être isolé à l’extrémité d’une pièce de fils de tissus entrelacés et alimenté par capillarité grâce à un réservoir de cire ou d’huile. Mais la découverte fut, selon les dires de Wolfgang Schivelbusch (Wikipédia) auteur de Disenchanted Night « aussi révolutionnaire dans le développement de la lumière artificielle que la roue dans l’histoire du transport ». La mèche a apprivoisé le feu, permettant qu’il soit utilisé avec une précision et une efficacité bien plus grandes que lorsqu’il était porté par une torche de bois ou un faisceau de brindilles. Grâce à ce processus, la mèche a participé à notre propre domestication. Il est difficile d’imaginer la civilisation aboutissant à son état contemporain grâce à des torches.

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Image : la mèche, par Kumaravel.

La mèche a aussi prouvé qu’elle était une création incroyablement robuste. Elle est restée la technologie d’éclairage dominante jusqu’au 19e siècle, quand elle fut remplacée d’abord par la lampe à gaz puis, de manière plus décisive, par l’ampoule électrique à incandescence d’Edison. Plus propre, plus sûre, et même plus efficace que la flamme qu’elle avait remplacée, l’ampoule fut accueillie dans les foyers et les bureaux du monde entier. Mais, avec ses nombreux bénéfices pratiques, la lumière électrique a aussi apporté des changements subtils et inattendus à la manière dont les gens vivaient. L’âtre, la bougie et la lampe à huile avaient toujours été le point focal des foyers. Le feu était, comme le dit Schivelbusch, « l’âme de la maison ». Les familles passaient leurs soirées dans la pièce centrale, autour de la flamme vacillante, à discuter des événements de la journée ou à simplement passer le temps ensemble. La lumière électrique ainsi que le chauffage central ont fait disparaître cette longue tradition. Les membres de la famille ont commencé à passer une plus grande partie de la soirée chacun dans une pièce différente, à étudier, lire ou travailler seuls. Ils ont gagné en vie privée, en autonomie, mais la cohésion familiale s’est affaiblie.

Froide et constante, la lumière électrique n’avait pas la forme de la flamme. Elle n’était ni envoûtante ni apaisante, mais strictement fonctionnelle. Elle a transformé la lumière en un produit industriel. Un Allemand écrivait dans son journal en 1944 que, forcé par les bombardements nocturnes à utiliser des bougies à la place des ampoules, il a été frappé par la différence. « Nous avons remarqué, écrivait-il, dans la lumière fragile de la bougie, que les objets avaient un profil différent, beaucoup plus marqué : la bougie leur donnait une qualité de réalité ». Cette qualité, continuait-il « se perd avec la lumière électrique : les objets donnent l’impression d’apparaître beaucoup plus clairement, mais en réalité, elle les écrase. La lumière électrique apporte trop de brillance et les choses perdent corps, contour, et substance – bref, leur essence ».

Nous sommes encore attirés, reprend Carr, par la flamme qui brûle au bout d’une mèche. Nous allumons des bougies pour installer une atmosphère romantique et détendue, ou pour marquer une occasion particulière. Nous achetons des lampes décoratives auxquelles on a donné l’apparence de bougies ou de chandelier avec des ampoules en forme de flamme. Mais nous ne sommes plus en mesure de savoir à quoi ressemblaient nos intérieurs quand le feu était la source de toute lumière. Le nombre de gens qui se rappelle la vie avant l’arrivée de l’ampoule d’Edison s’est réduit à presque rien, et quand ils seront tous morts, ils emporteront avec eux la mémoire de ce monde d’avant, ce monde pré-électrique. Il se passera la même chose, vers la fin de notre siècle, avec les souvenirs du monde d’avant l’ordinateur et l’internet. Nous serons les porteurs de cette mémoire.

Tout changement de technologie est un changement de génération. Le pouvoir et les conséquences d’une technologie ne s’épanouissent vraiment que lorsque ceux qui ont grandi avec elle deviennent adultes et repoussent leurs parents dépassés dans les marges. Quand les vieilles générations meurent, elles emportent avec elles le savoir de ce qui a été perdu quand la nouvelle technologie est arrivée, et il ne reste que ce qui a été gagné. C’est comme cela que le progrès efface ses traces, en réactivant perpétuellement l’illusion que nous sommes là où nous sommes censés être. »

Voilà pour ce texte de Nicholas Carr qui prouve une fois de plus qu’on peut être très critique de l’Internet… sans pour autant renoncer à réfléchir et à bien écrire.

Xavier de la Porte

au-pays-de-candyXavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 28 avril 2012 était consacrée aux vendeurs d’armes de surveillance numérique, en compagnie de Jean-Marc Manach (@manhack, journaliste à Owni.fr, spécialiste des questions de surveillance sur Bug Brother et auteur du livre numérique Au pays de Candy, enquête sur les marchands d’armes de surveillance numérique chez Owni éditions.

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0 commentaires

  1. C’est passionnant, et effectivement très bien écrit (tout comme son livre « Internet rend-il bête ? »)