Twitter : le nouveau régime attentionnel du web

La lecture de la semaine est un éditorial paru dans le numéro de printemps de l’excellente revue américain N+1. Il est intitulé « Please RT », soit, en néo-français « retweeter s’il vous plaît ».

« Il est possible d’avoir un avis clair sur Twitter quand on n’y est pas. Jamais plus de 140 caractères ? C’est toute la capacité de l’attention humaine qui tombe en ruine comme un aqueduc romain. Le fait de mettre en favori ou de retweeter continuellement les tweets des autres ? Ça a des airs de dîner de cons. Le tweet (gazouilli en français), c’est la suite répétitive de sons produite par les oiseaux, c’est plaisant, mais ça n’a aucun sens. N’est-ce pas le propre de nous autres, bipèdes sans peur, que de produire des sons reliés intelligiblement les uns aux autres de manière à produire du sens ?

L’usager de Twitter, lui, aura des sentiments plus mêlés. À son meilleur, Twitter ravit et instruit. Quelqu’un, quelqu’un souvent auquel on ne s’attend pas, condense la rumeur du monde en une bonne blague ou un épigramme. Et puis, Twitter peut nous apprendre beaucoup. Vos amis sur Facebook ou dans la vie peuvent aussi vous indiquer ce qu’il faut lire, écouter ou regarder. Mais êtes-vous amis avec le célèbre environnementaliste qui tweete l’apocalypse en direct ? Ou avec Ludwig Wittgenstein, dont le fantôme a un compte Twitter ? Il est instructif de suivre un poète expérimental de Calgary obsédé par la numérisation de l’art ou un militant des mouvements Occupy qui écrit un tweet dès qu’un de ses camarades est arrêté par la police. Un tweet est une petite fenêtre, certes, mais rien ne dit qu’elle ne puisse ouvrir sur un vaste horizon.

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Image : Le Twitter Stream Graph autour de l’usage du mot clef #gym dans Twitter montre les mots clefs relatif dans le temps dans le flux des 1000 derniers tweets publiés sur Twitter. Via Expoviz, l’excellente exposition organisée par la Fonderie, l’agence numérique de l’Ile-de-France, à l’occasion de Futur en Scène.

En revanche, consultez votre fil Twitter au mauvais moment, ou envoyez un tweet débile et c’est un gouffre infini de narcissisme qui s’ouvre alors. Car, au fond, quel est le tweet de 105 caractères qui apparaît de manière subliminale derrière tous les autres ? « J’ai tellement besoin d’attention que je ne peux pas plus vous en accorder que vous ne m’en accordez. » Beaucoup de gens sur Twitter pensent que vous allez adorer le spectacle de leur repas. Ils vous diront ce qu’ils mangent, où ils vont, ce qu’ils achètent, peu importe que vous n’en ayez rien à faire. Ou – dans le genre apparemment opposé au tweet hyper banal, mais à l’effet identique – il y a ceux qui tweetent quelque chose de cryptique au point que ça n’a aucun sens. C’est le tweet qui dit, indépendamment de son contenu « Je n’ai rien à dire, mais je veux dire quelque chose. » […]

La croissance de Tweeter s’inscrit dans le cadre d’une réduction générale de la langue, induite par Internet, pour le meilleur et pour le pire. La facilité suprême avec laquelle on publie en ligne a ouvert un nouveau champ à la négligence, la confusion et l’àquoibonisme. L’art coercitif du blog, – sous la forme d’un relâchement paradoxalement de rigueur -, menace la prose de toute une génération (la nôtre comprise). Vous n’aurez pas l’air contemporain et sincère si vous ne donnez pas l’impression d’écrire ce qui vous passe par la tête. Toutes les publications contemporaines tendent à ressembler à un blog et bientôt, si ça n’est pas encore le cas aujourd’hui, il semblera prétentieux, élitiste et démodé d’écrire quoi que ce soit avec patience et soin. […]

Entrons maintenant dans Twitter. La limite stricte de 140 caractères (encore plus courte quand vous retweetez), établie sur le modèle des textos, a caractérisé ce service dès son apparition en 2006. Et cette camisole de force formelle détermine la schizophrénie du contenu. Un tweet est si court que vous pouvez aller droit au but – mais il est aussi si court qu’on se demande s’il y a un but. Les propriétés formelles de Twitter tirent simultanément dans deux directions : vers l’essentiel, mais aussi vers le superflu, vers le concis, mais aussi vers le verbeux. Il n’y a pas autant de raison que ça de déplorer le grand nombreux de gens qui tweetent les choses de peu d’importance. Il suffit de ne plus les suivre. Mais Twitter a, de par son ambivalence essentielle, provoqué la dernière chose que l’on pouvait attendre de l’Internet : le renouveau de l’épigramme ou de l’aphorisme, une réévaluation des vertus littéraires du laconisme et l’impersonnel.

Cela signifie que Twitter, officiellement plate-forme de micro-blogging – fonctionne en pratique, le plus souvent, à l’inverse du blog. Bien sûr, un tweet n’est qu’un tweet, pas de raison d’en faire trop de cas. Malgré tout, La Rochefoucauld, Oscar Wilde, Dorothy Parker, Kafka ou Cioran auraient été d’excellents tweettos et les meilleurs tweets d’aujourd’hui rivalisent avec leurs meilleurs aphorismes. Twitter ne possède donc pas seulement l’utilité largement reconnue de tenir au courant de l’actualité et des révolutions, de mettre en lumière les liens, les blagues et les sourires. Cela permet aussi la renaissance surprenante du désir d’épigramme dans une culture littéraire qui valorise par ailleurs l’intime et le familier comme preuves de l’authenticité. »

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 23 juin 2012 était consacrée aux transformations de l’économie numérique et accueillait Henri Verdier (@henriverdier) , président du pôle de compétitivité Cap Digital et Nicolas Colin (@nicolascolin), entrepreneur, inspecteur des finances et ingénieur, à l’occasion de la parution de leur ouvrage L’âge de la multitude. Un livre qui explique que c’est l’individu qui est désormais au coeur du nouvel âge industriel, en en devenant le principal producteur de valeur.

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0 commentaires

  1. une petite remarque de lecture (presque) sans importance à propos de la traduction. « featherless bipeds » est à traduire par « bipède sans plume » et non « bipède sans peur ».

    En effet, cette notion de bipède sans plume rattache l’auteur à la culture philosophique classique grec quand il s’agissait de définir ce qu’était un homme Platon l’avait définit comme un bipède sans plume.

    Ce à quoi Diogène répondit en plumant un poulet 😉