Quand les auteurs de SF passent à la pratique

De tous les auteurs de SF contemporains Neal Stephenson (Wikipedia, @nealstephenson) est peut-être le plus apprécié des geeks. S’il n’a pas, comme William Gibson, inventé le concept de cyberspace, il a popularisé celui de metavers, un univers virtuel où les visiteurs, dotés d’un avatar, peuvent vivre les aventures les plus folles. En fait, tandis que le « cyberespace » de Gibson reste un peu abstrait, Stephenson décrit avec son metavers les mondes virtuels tels que nous les connaissons aujourd’hui. Il est également l’auteur d’une épopée sur l’histoire de la cryptographie (Cryptonomicon) et d’une étrange « Trilogie baroque« , roman délirant mettant en scène (entre autres) Newton et Leibniz, et où les clins d’oeil à la culture techno contemporaine sont légion (il y mentionne par exemple la création d’un « Institut des arts mécaniques du Massachusetts « ). Enfin son intérêt pour la technologie n’est pas exclusivement littéraire, puisqu’il a commis avec Greg Bear le premier roman associé à une encyclopédie collaborative, Mongoliad, dont nous avons déjà parlé.

NealStephenson
Image : Neal Stephenson au Science Foo Camp 08, photographié par Bob Lee.

Mais, nous explique George Dvorsky dans un article sur Io9 (probablement le meilleur site du web sur les oeuvres d’anticipation et la culture geek en général), Stephenson s’est trouvé une nouvelle croisade. Créer une science-fiction optimiste, dégagée de la fascination pour la dystopie qui est aujourd’hui la norme. L’enjeu, ici encore, dépasse la littérature. Il s’agit de combattre ce qu’il nomme « la pénurie d’innovation« . Car bien qu’aujourd’hui le terme d’innovation soit suremployé pour désigner tout et n’importe quoi, notre société est terriblement en manque de projets radicaux. Où en sont les voyages civils sur une base lunaire, promis dans 2001 l’Odyssée de l’espace ?

Dépasser le pessimisme ambiant

Le pessimisme des auteurs de science-fiction serait en partie responsable de notre actuelle stagnation. Comme l’explique Annalee Newitz (par ailleurs rédactrice en chef d’Io9) dans un article pour Smithsonian.com, Stephenson s’en serait rendu compte « lors d’une conférence de prospective. Après s’être lamenté sur la lenteur de l’innovation technologique, il fut surpris d’entendre le public reporter le blâme sur les écrivains de SF. « C’est vous qui avez laissé tomber » a reproché Michael Crow, président de l’université d’Arizona cofondateur d’un think tank prospectif, le Consortium for Science, Policy and Outcomes. »

Mais un autre responsable de cet état de fait, opinion surprenante pour un auteur majeur de mouvance cyberpunk, serait… le numérique et l’internet, dont l’impact fut tel qu’il a « tout bloqué pendant une génération, tandis que la civilisation digérait l’internet et cherchait à comprendre à quoi il pouvait servir ».

La prise de conscience de Stephenson a débouché sur son nouveau projet, Hieroglyph, dont la première manifestation consistera à publier en 2014 une anthologie de science-fiction optimiste. Pour y figurer, les auteurs devront se conformer aux règles suivantes : « pas d’hyperespace, pas de hackers, pas d’holocaustes ». Autrement dit, ni pessimisme, ni technologie irréalisable, ni resucée de notre état présent. Mais Hieroglyph a une autre ambition. Associer auteurs et artistes à des ingénieurs pour l’élaboration de projets futuristes. Neal Stephenson s’est ainsi acoquiné avec Keith Hjelmstad de l’université d’Arizona, pour proposer la création d’une tour de 20 km de hauteur. Celle-ci permettrait aux avions de s’arrêter sans atterrir et servirait de rampe de lancement aux futurs vaisseaux spatiaux. La construction ne reposera sur aucune technologie inconnue ou balbutiante, comme la nanotechnologie, mais devrait pouvoir être bâtie avec les matériaux et les connaissances existantes.

Stephenson n’est pas le seul à passer de la fiction à la pratique. Un autre cas notable est celui du réalisateur James Cameron, qui s’est fait remarquer ces derniers temps par ses entreprises excentriques dans le monde réel. Non content d’avoir plongé seul au point le plus profond les abysses océaniques (une première mondiale), il s’est investi, en compagnie de gens comme Larry Page et Eric Schmidt, dans Planetary ressources, une startup dont le but est d’exploiter les astéroïdes à la recherche de minéraux (vidéo).


Vidéo : explication de la mission de Planetary Ressources.

Au-delà de la prédiction

On s’est souvent demandé quel impact avaient les auteurs de SF sur le développement des technologies. Un pouvoir simplement prédictif (qui ne fonctionne pas toujours, tant s’en faut) ou une capacité d’action réelle sur les recherches technologiques ou scientifiques ? Jusqu’à récemment, la distance temporelle entre l’imagination d’un projet et sa réalisation pouvait prendre très longtemps. On compte plus d’un siècle entre l’œuvre de Jules Verne et la mission Apollo 11.

Puis cette distance s’est raccourcie. Quelques années seulement séparent le roman « Sur l’onde de choc » de John Brunner (1975) et la popularisation de l’internet. A partir des années 80, la boucle se resserre singulièrement. L’interaction entre auteurs de fiction et chercheurs s’accroit et les frontières deviennent floues. Pour preuve, le cas d’un Bruce Sterling, qui a échangé sa casquette d’auteur d’anticipation avec celle de « gourou » des nouvelles technologies, du design et de l’internet des objets. Aussi ne faut-il pas s’étonner de l’attitude activiste d’un Stephenson ou d’un Cameron. Ainsi, lorsque face à une idée particulièrement radicale, quelqu’un s’écrira avec mépris « mais c’est de la science-fiction ! » pourra-t-on (enfin !) lui répondre : « Oui, justement… »

Rémi Sussan

Mise à jour du 29/08/2014 : Et voilà, deux ans plus tard, l’anthologie de nouvelles est enfin disponible en anglais.

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0 commentaires

  1. Si je me souviens bien, Clarck etait de ces visionnaires (l’ascenceur gravitationnel, les satellites).

  2. Oui, Clarke est l’un plus importants visionnaires de la science fiction. Je ne l’ai pas mentionné, parce qu’il est un cas particulier. Il a exprimé son idée sur les satellites géostationnaires dans une communication scientifique et non dans un roman. Quand à l’ascenseur spatial, l’avenir dira s’il est possible ou non de le réaliser « en pratique » (une compagnie japonaise a annoncé souhaiter le réaliser pour 2030). A noter que le projet de tour de Neal Stehenson est bien plus modeste que celui d’ascenseur spatial…

  3. Question bête:
    Les romans steampunk peuvent t’ils être classés dans les romans optimistes ?

  4. Exemple de la Théorie des mondes possibles : « Les Incas ne connaissaient pas l’usage de la roue. Nous en connaissons l’usage. Dans notre monde, nous pouvons imaginer un monde sans roue. L’inverse n’est pas vrai. »

    Dans le monde des Incas, si un auteur de SF avait décrit l’usage de la roue, que ce serait-il passé ?

  5. Franck Herbert avait lui même théorisé, en particulier dans l’Empereur Dieu, que la créativité était absolument nécessaire à la survie d’une civilisation.
    C’est pour cela que je pense aussi, comme Stephenson, que c’est LE sujet.

    Pour ma part, je pense qu’une des raisons de la décadence de notre civilisation – L’empire Romain eut le même problème – est que nous sommes des enfants gâtés vivant sur le dos de pauvres d’ailleurs.

    A l’époque, l’Italie et Rome vivait aux crochets des autres provinces, quand ce sont les pays occidentaux d’aujourd’hui qui vivent aux crochets de pays périphériques, mais plus lointains.

  6. Bien fait de m’abonner à ce fil moi 🙂
    Nonobstant, il y a eu suffisamment de romans de SF (et il en sort suffisamment tous les mois) pour ne par crier après un manque d’idées.
    Simplement, les rêveurs ne rapportant que fort peu au final, on préfère payer les mathématiciens (entre autres) à autre chose.
    On a le même problème dans le débat recherche fondamentale/appliquée.

  7. « […]A l’époque, l’Italie et Rome vivait aux crochets des autres provinces, quand ce sont les pays occidentaux d’aujourd’hui qui vivent aux crochets de pays périphériques, mais plus lointains. »

    Faut regarder arte par ex. le déclin de la civilisation romaine est plus compliqué .
    A force d’étendre leur empire ils ont connue une limite , ils ont été impossible de tout maitriser . Résultat en étant attaqué de partout ils ont été vite submergé .
    On pourrait tout simplement expliquer celà par un manque de technologie.
    Après tout , nous sommes bien asservie par elle , nous nous y complaisons et les usa par ex. , sont un exemple du mode de vie sur lequel nous copions et c’est d’ailleurs grâce à leur connaissance , leur recherche ( guerre des brevets ) que nous sommes là .
    On vit aux crochets des autres pays ou nous les manipulons ?

  8. Il n’y a pas eu de « chute » brutale de l’Empire Romain. On peut néanmoins se souvenir que le dernier roi de Rome était un barbare, et penser que la « romanité » s’est délayée par les cultures allogènes que sa splendeur avait attirées… On tombe vite dans de bien curieuses analyses.

    L’idée c’est de regarder devant, de continuer à chercher à résoudre la quadrature du cercle en profitant des découvertes induites. Pas pour « civiliser » le monde, juste parce que pour certains d’entre nous, le dépassement de soi, la recherche, le sens de l’intérêt commun, c’est le seul moyen de vivre.

    A mon humble avis, cette guerre des brevets est justement le signe d’un rétrécissement des capacités d’innovation, dû justement au manque d’intérêt porté au à la pensée scientifique, philosophique ou spirituelle. La prochaine étape devrait être la libération de l’information, qui permet la diffusion et le travail sur toutes les formes de la connaissance, sans quoi effectivement nous nous dirigerons vers un nouvel Obscurantisme, comme celui du Moyen-Age où les clercs tenaient le pouvoir par le savoir.

    Les éléments les plus intéressants viennent pour l’heure et de manière publique, d’Internet et notamment du système de pensée du logiciel libre. Le Raspberri Pi, petit PC à 30 $, destiné à équiper même les plus modestes, en est un excellent exemple. Ce n’est que mon avis, mais plus j’y réfléchis, et plus je me dis… que ça vaut la peine d’y réfléchir.

  9. Je viens de découvrir l’article sur le bouquin de Rifkin et… « Lorsqu’une grande partie de la vie économique et sociale se déroule dans des communaux en source ouverte, la propriété intellectuelle devient, à toutes fins pratiques, une convention démodée qui ne sert à rien. » …ok. On a déjà les communaux, manque l’ouverture des sources 🙂

  10. 4k45h3d0 :

    Sauf que ton rasberry pi n’existerait peut être pas si ARM ltd ne défendait pas ses brevets .
    S’imposer sur un marché n’est pas gratuit .

    Tout comme si apple était chinois et défendait ses brevets comme actuellement , une majorité de l’argent tomberait dans leur escarcelle et leur permettrait de verrouiller , plus qu’actuellement , l’informatique voir internet car sous une autre idéologie politique .
    Enfin bon ce n’est pas défendre les brevets que je voulais faire , ce que je voulais dire c’est que le maintien , le monopole des connaissances par une civilisation , un pays peut influer sur le reste des autres .
    C’est ce qui pousse les autres à innover pour imposer des alternatives .
    L’open source appartient et est soumit au patriot act .Tout ce qui est d’origine américaine est soumit au patriot act et donc aux lois américaines .
    A partir du moment où il y a du langage c dans ta machine tu es soumis à ces lois .
    Il s’agit d’un monopole , tu as la chance que ce pays te laisse accès à ce savoir pourtant et ne t’en plainds pas .
    Internet , sorte de bibliothèque d’alexandrie , est une invention américaine et leur a permi d’imposer leur vision du monde , ainsi que de le maitriser en partie .
    L’empire romain aurait eu internet , admettons , dès qu’il y avait un souci , un problème lors d’une attaque par des barbares , elle aurait pu contrattaquer immédiatement .
    Il aurait même pu anticiper ses attaques en analysant l’actualité , la politique de ses régions annexées , en plaçant des observateurs , des espions sur le terrain .
    Les grands penseurs de l’époque auraient pu communiquer entre eux pour accélérer le développement des technologies , apporter le confort , le savoir même aux civilsations adverses et par conséquence les contrôler ( manipulation ) .
    Bon j’arrête là , je m’explique mal je pense .Ce que je veux dire tout simplement c’est que la technologie permet la communication qui elle induit les échanges d’idées qui elles génèrent la connaissance qui elle permet de se dépasser ( ou contrôler ) .
    Malheureusement à l’échelle mondiale la technologie est soumise au marché .Si tout était gratuit aucune entreprise n’existerait , donc pas de concurrence donc pas d’innovation .

    Pour verrouiller la connaissance il n’ y a pas besoin de brevet , un pouvoir politique suffit ( dictature ) .

    Pour s’ imposer sur le monde il faut de l’argent , les brevets y contribuent malencontreusement .

  11. Effectivement tlup, je n’avais pas envisagé cet aspect du problème. Je m’étais déjà intéressé au rôle de l’ICANN notamment dans le contrôle du Web, mais je ne connaissais pas du tout les aspects liés au language C.
    Par contre, dans le modèle libre, tout n’est pas gratuit, loin de là… mais les données sont accessibles a priori, c’est cela l’aspect novateur et peut-être, d’avenir, dans l’optique de la société « latérale » dont parle Rifkin.

  12. “C’est vous qui avez laissé tomber”

    C’est intéressant cette remarque. Je pense avoir fait (à peu près) le tour de la bonne SF, les auteurs ne proposent plus grand chose en effet (j’ai laissé tomber depuis quelques années), la Fantasy a phagocyté la SF, et propose un retour en arrière par défaut d’imagination, hyper barbant pour un fan de « vrai’ SF.

    Le problème c’est que si les bons auteurs n’écrivent plus non plus pour se consacrer à des projets déjà pensés auparavant, ça ne va pas résoudre le schmilblick côté innovation et vision.

    Notre humanité globalisé parait en effet incapable d’imaginer un avenir autre que celui de la lente asphyxie ou de la guerre totale (comment l’exclure ?), et ceux qui détiennent les rênes en ce moment (perso je vois les choses un peu comme dans L’échiquier du mal) font tout pour qu’il en soit ainsi, normal.

    Bref, cette remarque est décidément intéressante.