L’identité perdue ?

La lecture de la semaine nous vient de la presse hispanophone. Il s’agit d’une tribune du Prix Nobel de littérature péruvien Mario Vargas Llosa (Wikipédia), tribune publiée dans le quotidien espagnol El Pais et s’intitule, « l’identité perdue ». Deux précisions :

Dans sa tribune, Vargas Llosa commence par quelques anecdotes récentes. L’une concerne Philip Roth dont on sait, l’histoire a été suffisamment relayée, qu’il a demandé à Wikipédia de modifier une information qui apparaissait sur sa page, et qui n’était pas exacte. Requête à laquelle Wikipédia a répondu que la parole de l’auteur était une source non suffisante à la modification de cette information.

Vargas Llosa raconte ensuite deux épisodes le concernant lui. Il s’agit dans les deux cas de textes diffusés via Internet, deux textes signés de lui et qu’il n’a pas écrits, un Eloge de la femme, manifestement assez nul et un critique violente de l’Argentine, rassemblant des propos épars et sortis de leur contexte. Vargas Losa raconte avoir consulté un avocat qui lui a expliqué que la question du droit d’auteur et du copyright était extrêmement compliquée sur Internet, qu’il serait difficile de trouver les personnes à l’origine de ces textes, et qu’il fallait donc mieux oublier tout ça.


Image : Mario Vargas Llosa à Pietrasanta, Toscane, photographié par Daniele Devoti pour Wikimedia Commons en juin 2010.

Vargas Llosa dit voir là autre chose qu’une anecdote. Je cite :

« La révolution technologique audiovisuelle, qui a favorisé les communications comme jamais dans l’Histoire, et qui a doté la société moderne d’instruments qui lui permettent de contourner tous les systèmes de censure, a eu aussi comme effet pervers et inattendu de mettre entre les mains de la canaille intellectuelle et politique, des gens pleins de ressentiment, d’envie, de complexes, dans la main des imbéciles et des abrutis, une arme qui leur permet de violer et de manipuler ce qui jusqu’à aujourd’hui apparaissait comme le dernier sanctuaire de l’individu : son identité.

Aujourd’hui, il est techniquement possible de dénaturer la vie d’une personne – ce qu’elle est, comme elle est, ce qu’elle fait, ce qu’elle dit, ce qu’elle pense, ce qu’elle écrit – et l’altérer subtilement petit à petit au point de la dénaturer en totalité, et de provoquer en elle des dommages irréparables. Le pire est sans doute que ces opérations délictueuses ne résultent même pas d’une conspiration politique, économique ou culturelle mais, plus vulgairement, de pauvres diables qui, de cette manière, essaient de combattre l’ennui et la pauvreté terrible de leurs vies. Il faut bien qu’ils s’amusent d’une manière ou d’une autre ? Et n’est-ce pas un sport courant et amusant d’avilir, de ridiculiser ou de mettre dans une situation délicate autrui, surtout si, en plus, cela peut être perpétré dans l’impunité la plus absolue ?

Par conséquent, les efforts valeureux qu’un Philip Roth fait en défense de son identité d’écrivain et de citoyen pour qu’on lui permette d’être ce qu’il est, et non pas une caricature de lui-même, bien qu’admirables, sont sans doute totalement inutiles. Nous vivons une époque où ce que nous croyions être le dernier refuge de la liberté, de l’identité, c’est-à-dire ce que nous sommes devenus au moyen de nos actions, de nos décisions, de nos croyances, ce qui cristallise notre trajectoire de vie, ne nous appartient plus, ou alors de manière provisoire et fragile. De même que la liberté politique et culturelle, notre identité peut aujourd’hui nous être arrachée, mais par des tyrans invisibles qui, en lieu de fouets, d’épées et de canons utilisent des claviers et des écrans et de servent de l’éther, d’un fluide immatériel et subreptice, si subtile et si puissant qu’il peut envahir notre intimité la plus secrète et la recomposer à sa guise.

Au long de son histoire, l’être humain a dû affronter toute sorte d’ennemis de la liberté et, au prix de grands sacrifices et d’innombrables victimes abandonnées sur le champ de bataille, il a réussi à les mettre en déroute. Et je crois qu’à la longue nous mettrons en déroute celui-là aussi. Mais cette victoire, je crains fort qu’elle soit longue à obtenir et que ni Philip Roth ni moi ne puissions la célébrer. »

Deux remarques :

  • Tous les droits de ce texte, et dans toutes les langues sont réservés à El Pais (c’est mentionné en bas du texte). Mais j’estime qu’en le traduisant qu’en longueur, du mieux que je peux, et en signifiant bien qu’il est l’œuvre de Mario Vargas Llosa, je contreviens peut-être au droit d’auteur mais ne viole en rien l’identité de l’auteur, en tout cas beaucoup moins que si j’en sortais quelques phrases pour m’en moquer. Mais c’est là un paradoxe auquel les tenants strictes du copyright sont assez peu sensibles.
  • Ensuite, si je prends 5 minutes pour relayer les propos de Vargas Llosa, c’est moins pour le fond de l’argumentation, que l’on pourrait démonter en trois coups de cuillères à pot, que pour montrer que la critique jolie mais premier degré d’Internet n’est pas une spécificité des intellectuels français. Et derrière les propos de Vargas Llosa, ce qu’on sent poindre, c’est une angoisse, comme souvent.

Xavier de la Porte

“Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 27 octobre 2012 posait la question : qui a inventé l’internet ? Et pour y répondre étaient invités Valérie Schafer, historienne des télécommunications et de l’informatique, chargée de recherche à l’Institut des sciences de la communication du CNRS. Le premier volume de sa thèse est paru il y a quelques mois : La France en réseau, aux éditions Nuvis. Benjamin G. Thierry (@BGthierry), enseigne l’histoire des techniques et des médias à l’université Paris-Sorbonne et à l’IUFM de l’académie de Paris. Il a récemment publié (avec Valérie Schafer) Le Minitel. L’enfance numérique de la France (2012) et « Révolution 0.1 : utilisateurs et communautés d’utilisateurs au premier âge de l’informatique personnelle et des réseaux grand public (1978-1990) » in Le temps des médias n°18 (2012). Laurent Chemla (Wikipedia), historique de l’Internet français, fondateur de l’herbergeur internet Gandi et auteur en 2002 de Confessions d’un voleur : Internet, la liberté confisquée, librement consultable en ligne.

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0 commentaires

  1. Si vous pouvez démonter l’argumentation de Mario Vargas Llosa en « trois coups de cuillère à pot », que ne le faites vous ? Pour ma part, je ne vois pas dans ce texte une critique primaire d’Internet, dont Vargas Llosa reconnaît en préambule qu’il a favorisé les communications comme jamais dans l’Histoire et pour sa faculté à contourner les censures.
    La dénaturation des propos d’un auteur n’est évidemment pas nouvelle, le fait qu’elle puisse être diffusée à grande échelle l’est bien. Un haussement d’épaule dédaigneux ne suffit pas à répondre à ce phénomène.

  2. Si les propos de M. Vargas sont correctement traduits on y lit bien plus un constat qu’une quelconque argumentation visant à critiquer internet. Or comment nier que le droit d’auteur est remis en cause aujourd’hui, comment ne pas reconnaitre que la parole étant plus libre, tous les abus qui vont avec sont eux aussi plus plus facile, et que personne aujourd’hui n’a les moyens de se protéger contre cela, la loi étant particulièrement en retard sur le sujet ?

    Les personnages publics et auteurs « classiques » sont fort logiquement les premiers à s’en émouvoir, c’est bien naturel et leur désarroi est d’autant plus compréhensible qu’ils ne maitrisent pas forcément des outils qui n’appartiennent pas à « leur temps ».

    Défendre la liberté d’expression n’est-ce pas aussi savoir écouter et comprendre ceux qui peinent à l’utiliser ou subissent l’évolution ? Ceux qui oui parfois, en ressentent une angoisse, mais toute angoisse est-elle dénuée de raison, de justesse ? Leur point de vue est différent mais non dénué de sens, il ne s’agit pas nécessairement d’une attaque contre internet pour autant.

  3. @René : sans vouloir répondre pour Xavier de la Porte, la dénaturation d’un propos n’est pas nouvelle comme vous le dites et sa diffusion à grande échelle non plus, en fait. L’internet, là encore, ne fait qu’augmenter le phénomène. Il n’en est ni la cause ni le symptôme. Quelqu’un pouvait tout à fait se faire passer pour Vargas Llosa et publier quelque chose en son nom, avant l’internet (pas sûr d’ailleurs que l’auteur pouvait s’en rendre compte facilement, alors qu’aujourd’hui… il est certainement bien plus rapidement au courant : d’où peut-être sa réaction ?).

    L’identité d’une personne publique a toujours été manipulable par d’autres, positivement comme négativement. Avilir, ridiculiser ou mettre dans une situation délicate autrui (et notamment une personne publique) n’est pas une caractéristique de l’internet, mais des médias, quelque soit leur forme. Et il n’y a pas plus d’impunité aujourd’hui qu’il n’y en avait hier. Si certains propos tombent sous le coup de la loi, la procédure n’est pas plus compliquée d’attaquer un journal ou un site d’un autre pays qui publie un propos diffamatoire. Ce qui est plus compliqué finalement c’est de se rendre compte qu’au final, ce n’est pas la bonne façon de faire… Car ce type d’attaques ne mettra pas fin à ces pratiques (comme les attaques des stars contre les magazines qui publient des photos de paparazzi n’y mettent pas fin) et n’auront comme conséquence que de vous faire paraître comme quelqu’un de procédurier ou peu ouvert à la liberté d’expression.

    Le seul rempart contre tout cela, bien souvent, est d’avoir une identité sur l’internet, une présence, qui permet aux autres d’y faire référence… Qui permet d’entrer dans le système des contrôles d’information d’internet. Qui vous permet à vous aussi d’avaliser ou non une information vous concernant.

    Si Philip Roth avait publié sur son site personnel ce qu’il avait à dire, cela aurait suffit également pour mettre à jour sa fiche Wikipédia. Si Vargas Llosa avait déclaré sur son site ne pas être l’auteur des propos qu’on lui prêtait également. En fait, c’est l’absence de présence numérique qui explique en partie ce décalage.

    Beaucoup de chose d’une personnalité publique ne lui appartient pas (tout comme pour chacun d’entre nous, beaucoup de choses ne nous appartiennent pas : si vos amis publient une photo de vous ou des propos sur vous, que ce soit sur internet ou ailleurs, cela ne nous appartient pas non plus et vous n’en êtes pas maître, comme l’expliquait récemment Nick Bilton pour le New York Times). Etre présent sur l’internet est la seule voie possible me semble-t-il… même si elle ne peut pas tout. Il faudra bien un jour accepter que nous vivons dans un monde public où tout le monde n’a pas la même opinion que soi (ni la même opinion de soi que soi-même).

    Mais il n’y a là pas d’ennemis de la liberté à pourchasser sur l’internet, au contraire. Juste des opinions contre lesquelles se confronter et notamment des gens qui ne sont pas nécessairement d’accord avec vous. C’est ce qu’abhorrent bien des intellectuels français par exemple. Celle d’entendre s’exprimer sur l’internet une multitude de gens qui ne sont pas d’accord avec eux.

    @svallerot : Le droit d’auteur n’est remis en question par personne. Il n’a jamais été autant défendu et aussi puissant (hélas). Hélas, parce qu’il est devenu démesuré (en durée et en étendue) et que son développement se fait au détriment du domaine public et de la liberté d’expression, justement.

    Je demeure toujours surpris pour ma part qu’on puisse croire que la liberté de parole puisse se développer par des abus. J’ai plutôt tendance à voir combien la liberté de parole est encore difficile et rare. La loi n’est pas en retard. Elle existe. Elle permet à quiconque de poursuivre qui il veut au motif qu’il veut. Et bien souvent, ce sont les plus puissants qui sont le mieux armés pour faire taire les plus démunis, car en fait l’accès à la parole publique demeure fortement inégale. Et que l’internet modifie un (tout petit) peu cette inégalité, grand bien nous fasse. Le seul abus de la liberté de parole, c’est qu’on en abuse pas assez !

  4. @hubert guillaut
    « si vos amis publient une photo de vous ou des propos sur vous, que ce soit sur internet ou ailleurs, cela ne nous appartient pas non plus et vous n’en êtes pas maître… »

    Vous êtes quand meme super tolérant vous …
    Moi le seul et unique qui a voulu jouer à ça il s’est retrouvé collé au mur à deux doigts du coup de boule … Et il a bien compris le message …
    Pour tout dire quelqu’un qui agit comme ça n’est pas du tout un ami (au vrai sens d’amis, pas le truc minable de facebook …), mais je doit être vieux jeux …

  5. « L’identité d’une personne publique a toujours été manipulable par d’autres, positivement comme négativement. (…) Et il n’y a pas plus d’impunité aujourd’hui qu’il n’y en avait hier. »

    @hubertguillaud, je suis d’accord avec vous, et en particulier avec cela « Etre présent sur l’internet est la seule voie possible me semble-t-il… même si elle ne peut pas tout. »

    Cependant, la question, qui touche à l’identité, ne peut être balayée d’un revers de main comme l’article *donne l’impression* de le faire, et j’avoue en avoir moi aussi été surprise.

    D’une part parce n’est pas seulement le droit d’auteur qui était questionné ici, mais l’identité.
    D’autre part parce que s’il « n’y a là pas d’ennemis de la liberté à pourchasser sur l’internet, au contraire. », il n’y a pour autant pas moins d’ennemis de la liberté sur l’Internet qu’il n’y en a ailleurs.

    1) On parle ici d’une personne publique, mais cela peut potentiellement, techniquement, viser des populations, des communautés entières.

    2) Ce que permet Internet n’est qu’un changement d’échelle de phénomènes vieux comme l’humanité. Et s’il ne saurait être question de prendre « la peur des Internets » au premier degré, en revanche la non compréhension de ces mécanismes par les *politiques*, peut – notamment sous prétexte de nous en protéger – engendrer des choix précisément très inadaptés, et des conséquences graves sur les libertés individuelles et collectives. Et cela, j’aurais aimé que l’article, quitte à mieux détailler les 3 coups de cuiller à pot, s’en fasse un tant soit peu l’écho.