Charles Leadbeater : comment faire passer l’innovation publique à l’échelle ?

Charles Leabeater, pionnier anglais de l’innovation publique et fondateur de Participle, donnait le 26 octobre dernier une conférence sur l’innovation publique (vidéo) chez nos amis du MindLab à Copenhague. Une intervention courte et dense qui pose d’intéressantes questions sur l’innovation publique.

MindLab Morgen, Charles Leadbeater from MindLab on Vimeo.

Le secteur public ou la transformation continue

Le secteur de la santé est en bouleversement permanent, explique Leadbeater : les pratiques professionnelles, les avancées technologiques, l’espérance de vie, le comportement des patients, l’automédication… tous ces changements permanents exigent une adaptation continue des politiques publiques… Il n’y aura jamais de « grand soir de la réforme de la santé ». Or ce qui est vrai pour ce secteur est vrai pour tous les champs d’intervention des politiques publiques.

Reconnecter la puissance publique avec l’innovation sociale

Charles Leadbeater cite le Pakistan, où il vient de travailler pendant 15 jours. « Dans ce pays cohabitent plusieurs cercles : un cercle de complaisance (le pouvoir massivement corrompu et déconnecté des problèmes des populations), un cercle de fragmentation (en réponse au premier : la myriade de directions prises par la société pakistanaise à travers de nombreux mouvements, doctrines, religions, castes, groupuscules), enfin le cercle de la résilience et de l’adaptation, celui qui supplée aux infrastructures manquantes, qui crée des écoles, résout des problèmes locaux. » Pour Leadbeater, au-delà de la situation critique du Pakistan, dans toutes les sociétés l’enjeu est de reconnecter ce dernier cercle avec le pouvoir.

Le thème lancinant du passage à l’échelle et de l’impact

Leadbeater résume l’enjeu de l’innovation publique et sociale ainsi : comment reprendre de bonnes idées, les faire passer à l’échelle et obtenir qu’elles aient un impact ?

La question de l’échelle est différente de l’impact : l’impact suppose une certaine intensité, une durée et une profondeur suffisantes. Mais Charles Leadbeater rappelle que passer à l’échelle peut aussi revenir à diffuser, disséminer, notamment de façon virale. D’autre part, il faut s’entendre sur ce qui doit être disséminé, car il y a souvent malentendu : il peut s’agir selon les cas de diffuser des produits ou des services, ou un bien une façon de faire, des méthodes, des outils, etc.

Les obstacles à la diffusion de l’innovation

D’abord, nous-mêmes, « designers et innovateurs publics »… nous incarnons une démarche fun, positive, qui risque de laisser croire aux fonctionnaires qu’ils sont en vacances quand ils travaillent avec nous, quitte à ce que rien ne change après ! Leadbeater cite un barcamp organisé dans le cadre du programme Creative Council auquel il participe avec le Nesta, et qui lui a laissé l’impression que les participants s’y sentaient en vacances… Leadbeater pointe également que les trois collectivités du programme les plus avancées ne sont pas celles qui sont ont le mieux adopté toute la vulgate « design » ou respecté les règles de l’innovation sociale, mais celles qui ont vraiment joué le jeu en lâchant prise, sans avoir forcément respecté un canevas théorique à la lettre, mais simplement « joué sincèrement le jeu »… L’enjeu est que l’innovation devienne un processus naturel, intégré, pas un simple moment fun qui ne soit qu’un prétexte pour ne rien changer.

Ensuite, nous ne traitons pas l’innovation de façon complète. On est davantage focalisé sur le « risque technique » que sur le « risque organisationnel et de modèle économique », précise le consultant. On réduit le « risque technique » de l’innovation par toute la batterie d’outils, de génération d’idées, d’ethnographie pour mieux comprendre les gens, la façon dont on travaille de manière collaborative – et bien entendu tout ceci est indispensable. Mais ce faisant, on oublie souvent le « risque organisationnel et de modèle d’affaires », c’est-à-dire s’assurer que le coût sera réellement rentable ou inférieur au coût actuel, et que le service sera réellement utilisé et à grande échelle.
Pour Leabdeater, on sous-estime souvent le fait d’anticiper ce passage à grande échelle, le manque d’ambition. De qui a-t-on besoin pour passer à l’échelle ?

En se référant à un projet appelé Circle que porte Participle avec 5 collectivités (Circle organise des réseaux d’entraide entre personnes âgées pour construire des solutions sociales pour elles), Leadbeater rappelle, qu’à un moment donné, le design doit laisser la place à d’autres compétences, car « l’innovateur devient l’ennemie de l’idée ». Il cite également le cas d’AppsForGood, un projet pour aider les jeunes à développer des applications d’innovation sociale pour smartphones, et auquel il est associé. En deux ans, le projet s’est diffusé dans 100 écoles, touche 7000 personnes, et un contrat avec Facebook est en préparation. Les 3 facteurs de succès selon Leadbeater reposent sur le fait qu’AppsForGood est un projet open source (qui repose sur 8 personnes « seulement » et une communauté qui fait évoluer les applications), qu’il est un projet peu coûteux et flexible et qu’il est projet dont l’un des animateurs est obsédé par l’ambition du passage à l’échelle.

Selon Leadbeater, l’innovation doit être vue de façon large et systémique : Apple ne peut pas être résumée à une entreprise qui fait de bons produits, c’est un écosystème entre des équipes très créatives, un système d’alliances économiques maîtrisé par Apple, et un mouvement social plus large auquel nous sommes nombreux à adhérer presque aveuglément.

Comment sortir des politiques en fin de vie ?

Il faut dépasser le système, passer au-dessus (leapfrog, à saute-mouton) pour pouvoir y rentrer, estime le consultant. « Mais comment penser la sortie ? Comment arrêter des dispositifs qui ne fonctionnent plus pour réinvestir dans d’autres qui fonctionnent mieux ? »

C’est l’un des enjeux les plus complexes, récemment décrit par Leabdeater et Laura Bunt dans L’art de la sortie, un rapport qui s’intéresse à comment arrêter des politiques publiques pour en favoriser de nouvelles. Leadbeater tire de cette étude deux grands enseignements : d’abord, ne pas brusquer les gens, prendre le temps. Ensuite, ne pas débuter le processus par des questions budgétaires. « Qu’aimeriez-vous faire de nouveau, de mieux et comment ? Parlons-en » plutôt que « Nous allons supprimer votre bibliothèque, car il n’y a plus d’argent pour ça… ». D’après Leadbeater, il faut anticiper cette conversation 2 à 3 ans avant de sortir d’une politique publique au profit d’une autre.

Stéphane Vincent, directeur de la 27e Région, qui évoquera ce sujet à 18h30 à l’Ensci lors d’une conférence intitulée : « Transformer l’Etat : un nouveau défi pour les designers ».

Billet originellement publié sur le blog de la 27e Région.

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  1. «  »AppsForGood est un projet open source (qui repose sur 8 personnes “seulement” et une communauté qui fait évoluer les applications) » » Le truc, c’est que ça fait le beurre d’une poignée d’enthousiastes sur les idées d’une communauté bénévole. Pour des projets finaux qui font abstraction de réalités essentielles : on est toujours plus rassuré par un interlocuteur humain (médecin, assistant sociale, curé..) qu’un smartphone. Il manque une chose à l’innovation : le business model. Car pour ceux qui l’ignoreraient, construire une bonne App sur smartphone est un travail TRES long et minutieux.