Quand les langues étrangères accroissent la rationalité de nos décisions

Comment accroitre la rationalité de nos décisions ? Dans de nombreux articles, nous avons mentionné les recherches en économie comportementale, qui montrent l’existence de deux processus concurrents dans notre cerveau : ceux que le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman nomme le « système 1 » et le « système 2 ». Le premier, rapide, intuitif et fortement émotionnel, nous aide à prendre des décisions dans l’urgence : c’est l’héritier de millions d’années d’évolution. Parfait pour la savane, il éprouve cependant quelques difficultés dans le monde contemporain, et notamment à gérer des calculs un peu complexes. Il est hautement dépendant de notre état émotionnel. Le « système 2 », lui, concerne la pensée consciente,logique, linéaire, rigoureuse…M alheureusement, il est aussi plus lent, et aisément perturbé par le stress.

Des chercheurs de l’université de Chicago (.pdf) se sont interrogés sur les conséquences de l’usage d’une langue étrangère sur notre prise de décision. Deux réponses s’offrent à nous. Dans le premier cas, il se pourrait que la « surcharge cognitive » provoquée par la nécessité d’user d’un langage mal connu réduise nos facultés de pensée rationnelle, laissant libre court à nos réactions plus spontanées. Dans le second, on imagine qu’au contraire, la nécessité de recourir à nos capacités logiques pour nous exprimer tendrait à accentuer notre côté rationnel. Selon les travaux menés par cette équipe, la seconde hypothèse semble la bonne.

Les chercheurs ont effectué une série d’expériences en utilisant des dilemmes bien connus des spécialistes de l’économie comportementale. La première portait sur l’aversion au risque. Ils ont proposé à leurs sujets l’énoncé suivant :
Une maladie mortelle se répand à toute allure et a atteint 600 000 personnes. Il existe deux médicaments qui donneront les résultats différents.
1) Avec le premier, on pourra sauver 200 000 personnes.
2) Le second aura 33,3 % de chance de guérir tout le monde, et 66,6 % de ne sauver personne.


La seconde possibilité apparaît comme trop risquée. Dans la plupart des cas, les gens choisissent l’hypothèse 1. Mieux vaut tenir que courir. Pourtant, en cas de succès, le second médicament pourrait sauver beaucoup plus de vies.

Les chercheurs ont réitéré cette expérience, mais avec une variation. Ils ont, bien entendu, fait appel à un groupe témoin dans lequel, comme on pouvait s’y attendre, 70 % des cobayes ont opté pour la première option. Mais ils ont aussi travaillé avec d’autres groupes qui ont répondu au questionnaire en utilisant une langue étrangère et avec un résultat très intéressant.

Forcés de s’exprimer en Japonais, les sujets ont presque fourni un 50-50 (avec toujours toutefois un petit avantage pour la réponse 1). Les chercheurs ont obtenu les mêmes résultats avec des groupes parlant d’autres langues.

Une langue étrangère pour se distancer de ses émotions

La seconde série d’expériences concernait un autre phénomène bien connu : l’aversion à la perte. Lorsqu’on propose à quelqu’un de parier une somme sur un pile ou face, plusieurs fois de suite, il a tendance à éviter les choix qui risquent de lui faire perdre de l’argent. Par exemple, expliquent les auteurs, si vous proposez à quelqu’un un pari où il risque de gagner 12$ ou d’en perdre 10, les gens préfèrent décliner l’offre, bien que, rationnellement, la décision inverse pourrait s’avérer positive. On a donc demandé à des sujets coréens d’accepter ou de refuser une série de 18 paris, certains impliquant de petites sommes, d’autres des montants beaucoup plus importants. Ici encore, on observe une asymétrie selon que le test est mené dans la langue maternelle ou en anglais. Mais la différence s’exprime surtout sur les « gros » paris, les plus attrayants (et les plus risqués).

Lors de la dernière expérience, on donna 15 $ à des sujets anglophones et on leur proposa une suite de paris très simples, à pile ou face. A chaque fois, il devait miser 1 $. Si le joueur gagnait, il recevait 1,5 $. Sinon, il perdait sa mise. Il pouvait parier autant de fois qu’il voulait et pouvait conserver l’argent à la fin. Lorsque la procédure s’est déroulée en espagnol, les parieurs se sont avérés bien plus audacieux.

A quoi serait dû cet effet ? Au fait que l’usage d’une langue étrangère placerait une distance avec toutes les connotations émotionnelles qui encombrent les mots appris dans notre enfance. Une conclusion qui pourrait bien avoir des conséquences pratiques d’après les auteurs : « Sachant que de plus en plus de gens utilisent une langue étrangère de manière quotidienne, notre découverte pourrait avoir de larges implications pour les individus et la société. Par exemple, les personnes qui prennent couramment des décisions dans une langue étrangère pourraient s’avérer moins biaisées dans leurs économies, leurs investissements ou leurs choix de retraite, à cause d’une réduction de leur aversion myopique du risque. Sur le long terme, cela pourrait se révéler très profitable. ».

Via Scientific American.

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0 commentaires

  1. Si je comprends bien, les joueurs de casino interdit de jeux parce qu’il ont perdu toute notion de perte et qui se retrouve signalé comme étant dangeureux pour eux et pour leur entourage sont en fait mal compris.
    D’ailleurs les campagnes pour mettre en garde contre l’addiction au jeux, font en fait fausse route. Les gens qui prendraient le plus de riques dans des jeux d’argents basés sur la chance (avec les statistiques de gains que l’on connait) seraient plus rationnels que les autres. Mélanger aversion au rique et comportement rationnel voila quelque chose d’extrèmement alambiqué.
    Planifier un meurtre , en n’omettant aucun detail et bien sur sens aucune émotion devrait aussi être un critère de recrutement de preneur de décision.
    Nous savons depuis longtemps maintenant que les émotions font parties intégrantes de l’intelligence humaine et que les être dépourvu d’émotion prennent de très mauvaises décisions. beaucoup d’études montre cela., mais bon, un retour au 19iem siecle cela fait toujours une histoire a raconter.
    Evidemment l’influence de la langue sur le processus de décision reste très interssant et je l’ajoute à ma somme personelle. La dernière phrase par contre, n’etant qu’une manifestation purement idéologique, je vous la laisse. Merci pour cet article. (n’oublions pas qu’a notre époque, une certaine idéologie se prend pour la « réalité »)

  2. Je ne comprend pas très bien ce rapport au risque.
    Y a t il un article détaillant ce phénomène d’aversion au risque, et en quoi l’audace face à un pari est profitable ?
    Merci !

  3. Des articles expliquant le phénomène de manière complète, je n’en vois pas pour l’instant, surtout en français. Mais il y a des bouquins sur l’économie comportementale qui touchent au sujet, par exemple le livre de Daniel Kahneman, qui a récemment été traduit en français sous le titre: « Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée ». Il y a peut être aussi le livre de Dan Ariely, « c’est vraiment (moi?) qui décide » (et en plus il est en poche), quoique je ne souvienne plus s’il traite spécifiquement de « l’aversion au risque »

  4. L’idée selon laquelle retirer l’émotion d’une prise de décision serait profitable me révulse, dans ma langue maternelle.

  5. @Gwendal : Il n’a pas été dit que la rationalité était toujours le meilleur moyen de faire de bons choix, au contraire, comme le montrent les livres de Daniel Kahneman, Dan Ariely, Thaler & Sunstein, Jonah Lehrer, etc.